Communication présentée par :

Mamatkarim Ernazarov (représenté par un conseil, Saidkamal Akhmedov)

Au nom de :

Rakhmonberdi Ernazarov, frère de l’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

11 mars 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 26 avril 2011 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

25 mars 2015

Objet :

Décès du frère de l’auteur lors de sa garde à vue

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à la vie; recours utile; torture; ouverture immédiate d’une enquête impartiale

Article(s) du Pacte :

6 (par. 1) et 7 lus isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3)

Article(s) du Protocole facultatif  :

5 [par. 2 b)]

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatifaux droits civils et politiques (113e session)

concernant la

Communication no 2054/2011 *

Présentée par :

Mamatkarim Ernazarov (représenté par un conseil, Saidkamal Akhmedov)

Au nom de :

Rakhmonberdi Ernazarov, (frère de l’auteur décédé)

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

11 mars 2011 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 25 mars 2015,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2054/2011 présentée par Mamatkarim Ernazarov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteurde la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est Mamatkarim Ernazarov, de nationalité kirghize, né le 2 juillet 1967, qui présente la communication au nom de son frère décédé, Rakhmonberdi Ernazarov. Il soutient que les droits garantis à son frère par l’article 6 (par. 1) et l’article 7, lus isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, ont été violés. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le frère de l’auteur a été arrêté le 4 novembre 2005 à la suite d’une plainte l’accusant d’avoir commis des actes de sodomie forcée sur le père de son ex-compagne. Il a été placé en garde à vue au commissariat de police d’Och. Le frère de l’auteur était alors en bon état de santé physique et mentale. Le 7 novembre 2005, il a été officiellement inculpé d’infraction à l’article 130 du Code pénal du Kirghizistan qui interdit la sodomie forcée. Le même jour, le procureur local a ordonné le transfert du frère de l’auteur dans un centre de détention provisoire géré par le Ministère de la justice. Malgré cela, et pour des raisons que les autorités n’ont pas cherché à connaître et n’ont pas expliquées, le frère de l’auteur est resté en garde à vue au commissariat treize jours supplémentaires.

2.2Le 20 novembre 2005, peu après 6 h 30 du matin, le frère de l’auteur a été découvert dans la cellule de 3 mètres sur 3 qu’il partageait avec six codétenus, inconscient et saignant abondamment de nombreuses blessures. Il portait des plaies à la gorge, à l’intérieur du poignet gauche et à l’intérieur de la cheville gauche, des écorchures à l’avant‑bras gauche, à l’intérieur de la cheville droite et à l’abdomen, et il lui manquait plusieurs dents. Après que les gardiens l’eurent découvert, le frère de l’auteur a été transporté en ambulance à l’hôpital central d’Och où il est décédé peu après son arrivée. Une autopsie a été pratiquée le jour même. Dans le rapport de l’autopsie, il est indiqué dans la partie intitulée « circonstances du décès » que le « détenu Rakhmonberdi Ernazarov, 1961, s’est suicidé en se tranchant la gorge ».

2.3L’auteur soutient que durant toute la période de privation de liberté, son frère a subi des violences psychologiques et physiques de la part de ses codétenus en raison des allégations portées contre lui. Les autorités étaient au courant des violences, ainsi que du risque qu’elles représentaient pour sa vie, mais n’ont rien fait pour les prévenir, les faire cesser ou les réprimer. Le frère de l’auteur était particulièrement vulnérable parce qu’il était accusé d’une infraction sexuelle commise sur un autre homme. Un gardien en poste au commissariat où il était gardé à vue a indiqué à l’avocat de la famille que le frère de l’auteur était constamment la cible d’insultes et qu’il était contraint à manger et dormir près des toilettes, que ses codétenus avaient endommagé son assiette et sa cuillère de sorte qu’il lui soit difficile de manger et qu’ils l’obligeaient à s’automutiler avec des couverts en métal.

2.4Durant toute sa détention, le frère de l’auteur n’a pu recevoir aucune visite de membres de sa famille et il n’a rencontré son avocat qu’une fois. L’auteur et ses sœurs ont tenté à plusieurs reprises de venir le voir. Le commissariat de police n’était pas équipé d’un parloir. Il a été dit aux membres de la famille que toute communication avec le frère de l’auteur était interdite et qu’il ne pouvait recevoir ni courrier ni nourriture. Un jour, alors qu’elles tentaient de lui rendre visite, ses sœurs se sont entendu dire par l’enquêteur chargé de l’affaire qu’il aurait mieux valu qu’il soit mort.

2.5Le 21 novembre 2005, un enquêteur du Ministère des affaires intérieures a ordonné l’ouverture d’une enquête sur le décès de M. Ernazarov, qui devait être conduite par un procureur du Bureau du Procureur d’Och. Approximativement à la même date, le Département de la sécurité intérieure du Ministère des affaires intérieures a ordonné l’ouverture d’une enquête interne sur le décès de M. Ernazarov durant sa garde à vue. L’auteur soutient que les deux enquêtes ont été menées pour la forme et ont conclu au suicide de son frère. La police a négligé de saisir des éléments de preuve importants, d’interroger des témoins clefs, de faire procéder à une autopsie en bonne et due forme, et de rechercher pourquoi un détenu vulnérable avait été détenu dans de telles conditions. Alors que les enquêtes ont conclu que le frère de l’auteur s’était tranché la gorge, aucun instrument tranchant n’a jamais été retrouvé dans la cellule. Une évaluation indépendante du rapport d’autopsie effectuée par Médecins pour les droits de l’homme a estimé impossible de conclure à un suicide à partir de ce rapport, plusieurs blessures constatées dans le rapport étant très inhabituelles pour un suicide et pouvant indiquer que le frère de l’auteur aurait tenté de se défendre. Le rapport ne contenait aucune datation des blessures non mortelles et comportait des descriptions contradictoires des blessures mortelles à la gorge.

2.6L’auteur indique aussi qu’une prétendue note d’explication du suicide, écrite sur un paquet de cigarettes, a été retrouvée dans la cellule de son frère. Or, aucun instrument d’écriture n’a été retrouvé dans la cellule. Les enquêteurs ont ordonné une expertise graphologique de la note, par comparaison avec des échantillons d’écriture fournis par la police, expertise qui a abouti à la conclusion que la note avait été écrite par M. Ernazarov. Toutefois, des membres de la famille connaissant bien l’écriture de la victime affirment que la note n’a pas été écrite de sa main.

2.7L’auteur soutient que tous les recours internes disponibles ont été épuisés. Entre le 29 novembre 2005 et le 2 juin 2006, la famille a présenté sept demandes au Procureur public et soumis deux réclamations au Ministère de l’intérieur à propos de l’enquête sur la mort du frère de l’auteur. La famille a demandé des informations concernant l’enquête, signalé des faits et des circonstances qui justifiaient un complément d’enquête et indiqué quels éléments de preuve devaient être recueillis, et elle a protesté contre son exclusion de l’enquête.

2.8Entre le 16 août 2006 et le 10 février 2007, la famille a saisi le tribunal municipal d’Och de quatre requêtes et le tribunal régional de deux appels, pour contester, en vain, les manquements de l’enquête. À une date non précisée, la famille a soumis un recours à la Cour suprême, laquelle a renvoyé l’affaire au tribunal municipal aux fins de décision. Le 13 mars 2008, le tribunal municipal a de nouveau refusé d’examiner le fond du recours.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que le droit garanti à son frère par le paragraphe 1 de l’article 6 a été violé en ce que l’État partie a manqué à son obligation positive de protéger le droit à la vie d’un détenu vulnérable. Il renvoie à la jurisprudence du Comité, lequel définit le droit à la vie comme le « droit suprême », qui ne saurait être entendu de façon restrictive, et dont la protection « exige que les États adoptent des mesures positives ». L’auteur souligne que l’obligation positive de protéger la vie s’applique en particulier aux détenus, qui sont particulièrement vulnérables, et à l’égard desquels l’État partie a une responsabilité particulière qui l’oblige à prendre des mesures appropriées pour les protéger. Lorsqu’un État néglige de prendre des mesures suffisantes pour protéger les détenus, il peut être responsable d’une violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte. L’auteur renvoie aux normes du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, qui considère que les « détenus soupçonnés ou condamnés pour infractions à caractère sexuel sont particulièrement exposés à un important risque d’agression de la part d’autres détenus » et que la responsabilité de protéger exige que les États prennent des mesures positives pour parer à ce risque. L’auteur renvoie aussi à la conclusion formulée par le Comité des droits de l’homme dans une affaire où le Comité avait dit ne pas pouvoir « se prononcer de façon définitive sur la question de savoir si [l’intéressé] s’est suicidé, s’il a été poussé au suicide ou s’il a été tué par des tiers pendant sa détention, mais [être] obligé de conclure qu’en tout état de cause, les autorités [de l’État partie] sont responsables, soit par action, soit par omission, de n’avoir pas pris les mesures voulues pour protéger la vie de l’intéressé, comme le paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte leur en fait l’obligation ». L’auteur se réfère en outre à des rapports où il est dit qu’au Kirghizistan, les détenus accusés de certaines infractions à caractère sexuel ou qui sont considérés comme homosexuels subissent des persécutions et des violences physiques. Il affirme que puisque son frère gardé à vue était prévenu d’une infraction sexuelle, l’État partie savait qu’il courait un risque et était la cible de violences; il n’aurait donc pas dû le mettre dans une cellule avec six codétenus et l’y maintenir en violation d’une ordonnance du procureur.

3.2Selon l’auteur, dès lors que les autorités de l’État partie n’ont pas fourni d’explication plausible, découlant d’une enquête indépendante, du décès en garde à vue de son frère, il existe une présomption d’exécution arbitraire, qui ne peut être combattue que par l’ouverture sans délai d’une enquête approfondie et impartiale. L’auteur renvoie à la jurisprudence du Comité pour qui, dans le cas d’un décès en garde à vue, le fardeau de la preuve ne peut pas peser uniquement sur l’auteur d’une communication, étant donné en particulier que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours également accès aux preuves et que fréquemment l’État partie est seul à avoir accès aux renseignements pertinents. Il fait valoir qu’il n’a pas été procédé à l’ouverture rapide d’une enquête approfondie et impartiale, que les autorités n’ont pas expliqué les nombreuses traces de violence constatées sur le corps de son frère, qu’elles n’ont pas expliqué pourquoi celui-ci n’avait pas été transféré hors des locaux de la police, qu’elles n’ont pas retrouvé ni recherché l’arme ayant servi à tuer son frère et que le rapport d’autopsie laissait à désirer tout comme l’analyse de la prétendue note expliquant le suicide. Il fait en outre observer que son frère avait une solide constitution physique et mentale et ne souffrait d’aucun trouble psychiatrique, et que les seules informations lui attribuant des intentions suicidaires provenaient de ses codétenus, qui étaient soupçonnés de l’avoir tué.

3.3L’auteur soutient que son frère, alors qu’il était détenu par les autorités kirghizes, a été victime de violences physiques et psychologiques, au su et avec la complicité de leurs agents. Il affirme que les faits en question équivalent à des actes de torture, ce qui constitue une violation de l’article 7 du Pacte.

3.4L’auteur affirme aussi que l’État partie a manqué aux obligations que lui imposent l’article 6 (par. 1) et l’article 7 lus conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte en ne faisant pas procéder rapidement à une enquête impartiale, approfondie et efficace. Selon lui, l’enquête n’a pas été impartiale parce que tant l’enquête interne que la plus grande partie de l’enquête pénale ont été conduites par le Ministère de l’intérieur, c’est-à-dire l’institution qui détenait son frère lorsqu’il a été torturé et tué au su et avec l’acquiescement des policiers qui faisaient partie de la même institution. Le fait que l’enquête pénale a été supervisée par un procureur ne suffisait pas à en garantir l’indépendance puisque le procureur s’est appuyé sur les éléments de preuve recueillis par la police. L’auteur renvoie aussi aux conclusions du Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats qui, au terme de sa mission au Kirghizistan, a constaté « l’absence fréquente de volonté des procureurs d’engager des poursuites pénales à cet égard, et l’impossibilité pour le Rapporteur spécial d’obtenir des informations sur des poursuites pénales qui auraient été engagées pour torture ou mauvais traitements » (voir E/CN.4/2006/52/Add.3, par. 29). L’auteur souligne que par suite des insuffisances de l’enquête, nul n’a été tenu pénalement responsable de la torture et de la mort de son frère. L’enquête interne n’a conduit qu’à de légères sanctions disciplinaires contre les policiers : un avertissement oral, un ordre de renforcement du contrôle sur le personnel et une sanction pour mauvaise organisation du travail, cette dernière n’étant pas exécutée parce que le policier faisait déjà l’objet d’un avertissement grave pour une précédente infraction. L’auteur affirme que l’enquête n’a pas été impartiale, car il n’a jamais été envisagé que le décès puisse avoir une autre cause que le suicide. L’auteur fait aussi valoir que l’enquête a été inefficace car les membres de la famille en ont été exclus : ils n’ont pas été informés des progrès de l’enquête, leurs demandes d’enquête sur les actes de torture sont restées lettre morte, ils n’ont pas eu le droit d’interroger les experts de médecine légale ou de désigner un expert indépendant et aucun rapport définitif d’enquête n’a été publié ni ne leur a été communiqué.

3.5L’auteur soutient enfin que l’État partie a négligé de donner accès à des recours utiles, y compris à une indemnisation et à une réparation adéquate, ce qui constitue une autre violation des articles 6 (par. 1) et 7, lus isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Selon lui, le droit interne empêche la famille d’exercer une action civile en dommages-intérêts pour le décès du frère de l’auteur car il subordonne une telle action au prononcé d’une condamnation pénale contre un agent de l’État. Une plainte pour faute aurait peut-être été possible compte tenu des sanctions disciplinaires imposées au terme de l’enquête interne de la police, mais elle aurait été insuffisante pour réparer le préjudice causé à la famille par les sévices infligés à la victime et son décès. Dans la pratique, même cette voie de recours insatisfaisante était exclue, les autorités ayant refusé de communiquer à la famille une copie officielle des résultats de l’enquête.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Les 13 juillet et 16 novembre 2011 et le 14 mars 2012, l’État partie a expliqué que le 4 novembre 2005, une enquête pénale pour sodomie forcée avait été ouverte contre Rakhmonberdi Ernazarov, à la suite d’une plainte déposée par le père de son ancienne compagne; le frère de l’auteur a été arrêté le jour même. Le 7 novembre 2005, il a été inculpé en vertu de l’article 130, paragraphe 2, du Code pénal. Le 20 novembre 2005, vers 6 h 30 du matin, le frère de l’auteur a été transporté à l’hôpital d’Och où il est décédé peu après de ses blessures. Le 21 novembre 2005, une enquête pénale a été ouverte en vertu de l’article 104, paragraphe 4, du Code pénal (lésions corporelles graves causées délibérément et ayant entraîné la mort). Le 24 novembre 2005, il a été mis fin à l’enquête conformément au paragraphe 1.7 de l’article 28 (circonstances excluant la responsabilité pénale). Selon des informations émanant de la Cour suprême, le 28 décembre 2006, le tribunal municipal d’Och a rejeté le recours de l’auteur contre la décision du Bureau du Procureur. L’appel de ce jugement du tribunal a été rejeté par le tribunal régional d’Och le 15 mars 2007. Le 26 septembre 2007, la chambre des affaires pénales et des infractions administratives de la Cour suprême, saisie d’un nouveau recours, a annulé la décision du tribunal régional d’Och et a renvoyé l’affaire au tribunal municipal d’Och aux fins de réexamen. Le 15 juin 2007, le tribunal municipal d’Och a jugé mal fondé et a rejeté le recours de l’auteur contre l’action du Bureau du Procureur et la décision du 6 février 2006 de mettre fin à l’enquête visant les policiers. L’appel de cette décision formé par l’auteur a été rejeté le 2 août 2007 par la chambre des affaires pénales et des infractions administratives du tribunal régional d’Och. La chambre des affaires pénales et des infractions administratives de la Cour suprême a confirmé ladite décision le 31 octobre 2007. Aucun recours n’est plus possible en vertu de l’article 96 de la Constitution.

4.2L’État partie indique que le 26 novembre 2005, l’enquête a été confiée au Bureau du Procureur de la ville d’Och. Au cours de l’enquête, les six codétenus ont été interrogés et ont déclaré que le frère de l’auteur n’avait subi aucune violence de la part des policiers ou des détenus eux-mêmes et qu’il avait affirmé vouloir se suicider. Ils ont aussi dit qu’à leur réveil, le 20 novembre 2005 vers 6 heures, ils avaient vu le frère de l’auteur assis sur les toilettes et se tranchant la gorge. Ils avaient appelé les gardiens qui avaient ouvert la porte et transporté le frère de l’auteur hors de la cellule. Une ambulance était arrivée et l’avait conduit à l’hôpital. Les ambulanciers ont eux aussi été interrogés au cours de l’enquête. Ils ont indiqué dans leur déposition qu’ils étaient arrivés à 6 h 20 le 20 novembre 2005, avaient examiné le frère de l’auteur et l’avaient transporté à l’hôpital après avoir arrêté l’hémorragie, et que son état était très grave. Les enquêteurs ont en outre interrogé l’homme qui avait porté plainte contre le frère de l’auteur et l’épouse de cet homme; ceux-ci ont témoigné qu’ils n’avaient pas vu le frère de l’auteur depuis le 27 octobre 2005, ne lui avaient pas rendu visite en détention et ne lui avaient procuré aucun produit. Aucun instrument tranchant n’a été trouvé lors de l’examen des lieux.

4.3L’État partie indique que, selon la conclusion de l’examen médico-légal daté du 30 novembre 2005, le corps de la victime présentait deux plaies à la gorge touchant la peau, les tissus mous, les veines et certains muscles, une plaie au poignet gauche, une plaie au genou gauche et des ecchymoses au ventre, au bras gauche et à la jambe droite. Le décès était dû à la perte de sang dans les organes internes du fait de l’hémorragie causée par les blessures à la gorge. Un autre examen médico-légal ordonné le 16 janvier 2006 a abouti à la conclusion que les blessures au cou pouvaient correspondre à une automutilation mais qu’il n’était pas possible de déterminer si tel était effectivement le cas.

4.4À une date non précisée, le Bureau du Procureur a décidé de clore l’enquête pénale visant les codétenus du frère de l’auteur, aucun élément n’étayant l’hypothèse d’un crime. Une enquête interne du Ministère de l’intérieur avait aussi été ouverte. À l’issue de celle-ci, le 12 décembre 2005, le chef de la Direction des affaires intérieures d’Och a infligé un blâme à un policier qui était en service au moment des faits et un avertissement grave au commissaire de police en raison d’une mauvaise organisation du travail du commissariat. Le 9 février 2006, le dossier a été transmis pour complément d’enquête au Département des enquêtes de la Direction des affaires intérieures d’Och. Le 21 février 2006, il a été mis fin à l’instruction pénale visant les employés de l’hôpital municipal d’Och qui avaient assuré la prise en charge médicale du frère de l’auteur, aucun fait délictueux ne pouvant leur être reproché. Selon la conclusion, en date du 15 août 2006, d’un expert graphologue, la note expliquant le suicide qui avait été trouvée dans la cellule sur un paquet de cigarettes avait été écrite par le frère de l’auteur. Le 1er août 2006, l’enquête pénale sur le décès du frère de l’auteur a été close au motif que les enquêteurs ne pouvaient accuser qui que ce soit du meurtre.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.Le 30 janvier 2012, l’auteur a fait observer que l’État partie ne contestait pas les faits essentiels de l’affaire, à savoir que son frère avait été arrêté par les policiers d’Och et était décédé au centre de détention d’Och, et ne contestait pas non plus la recevabilité de la communication. Il a aussi fait observer que, dans ses observations, l’État partie ne répondait pas aux arguments selon lesquels il avait manqué à son obligation positive de protéger le droit à la vie d’un détenu vulnérable, qu’il devait être présumé que la mort du frère de l’auteur constituait une exécution arbitraire et que l’État partie n’avait pas fait procéder à une enquête approfondie et impartiale pour combattre cette présomption et n’avait pas offert à la famille un recours utile. L’auteur a réaffirmé ses griefs initiaux.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1Le 18 avril 2012, l’État partie a rappelé les faits concernant les accusations pénales portées contre le frère de l’auteur et l’enquête sur son décès (voir par. 4.1 à 4.3). Il rappelle aussi qu’il a été trouvé une note, gribouillée sur un paquet de cigarettes, expliquant le suicide, et qu’une expertise graphologique judiciaire a confirmé qu’il s’agissait de l’écriture du frère de l’auteur. Il indique que l’ouverture d’une enquête pénale visant les codétenus de la victime était due au fait, notamment, qu’aucun instrument tranchant n’avait été retrouvé et que l’examen médico-légal n’avait pas permis de répondre de façon décisive à la question de savoir si les blessures mortelles résultaient d’une automutilation. L’État partie affirme cependant qu’au cours de l’enquête, il n’a été trouvé aucune preuve permettant d’imputer aux codétenus ou aux policiers du commissariat la responsabilité des blessures infligées au frère de l’auteur.

6.2L’État partie conteste l’affirmation de l’auteur selon laquelle son frère aurait subi des tortures de ses codétenus et ces faits auraient été connus des policiers du commissariat. Il fait observer que les témoins sont avertis, lors de leur interrogatoire, qu’ils engagent leur responsabilité pénale en cas de faux témoignage, que tant les codétenus que les policiers du commissariat ont été interrogés et qu’aucune contradiction n’est apparue entre leurs témoignages. Ceux-ci n’ont pas révélé que le frère de l’auteur avait été torturé ni que les policiers avaient eu connaissance de tels faits. Il est apparu que le frère de l’auteur avait été découvert par ses codétenus, qui avaient appelé l’agent de permanence, lequel lui avait prodigué les premiers soins. Aucun bruit de bagarre n’avait été entendu. Le dossier contient la note dans laquelle l’auteur explique son suicide et précise que personne n’est coupable de sa mort. En outre, les organes compétents n’ont négligé aucune mesure pour conduire l’enquête pénale. Toutes les requêtes de la famille et de ses avocats ont été examinées et il y a été répondu en temps voulu.

6.3L’État partie indique que durant la détention du frère de l’auteur entre le 7 et le 20 novembre 2005, le Bureau du Procureur d’Och a procédé à deux visites du centre de détention. Le frère de l’auteur n’a alors formulé aucune plainte concernant des tortures. De plus, les agents du commissariat de police ont reçu des sanctions disciplinaires pour les violations qu’ils avaient commises.

6.4L’État partie conteste avoir déclaré, comme l’affirme l’auteur dans sa communication, que le décès du frère de celui-ci était un suicide. Il soutient qu’à l’époque de cette affirmation, les organes d’enquête n’avaient pas fait de déclaration officielle quant au suicide du frère de l’auteur et que l’enquête se poursuivait. Le 29 février 2012, le Bureau du Procureur d’Och, après avoir réexaminé l’affaire, a annulé l’ordonnance de clôture de l’enquête et a renvoyé l’affaire au Département des enquêtes de la Direction des affaires intérieures d’Och pour un complément d’enquête. L’État partie précise aussi que la législation interne, à l’article 305-1 du Code pénal, définit la torture comme le fait pour un agent d’infliger des mauvais traitements dans l’exercice de ses fonctions. L’État partie soutient que le décès du frère de l’auteur ne relève pas de la qualification de la torture en droit interne.

Commentaires supplémentaires de l’auteur

7.1Le 22 juin 2012, l’auteur a relevé que dans ses observations, l’État partie avait reconnu pour la première fois que le fait de n’avoir pas pu trouver dans une cellule verrouillée l’arme ayant causé les blessures de son frère pouvait être un indice de l’éventuelle responsabilité des codétenus. Il constate que l’État partie, en contradiction avec sa thèse fondée sur la note de suicide, dément avoir dit que le décès de son frère était dû à un suicide, parce que l’enquête se poursuivait, six ans et demi après les faits. L’auteur soutient que rien de ce qui précède ne répond à ses griefs ni aux violations énoncées dans la communication initiale. Il réaffirme ses griefs précédents.

7.2L’auteur fait valoir que l’État partie n’a pas mis en doute les déclarations des codétenus de son frère ni des policiers alors qu’elles contredisaient d’autres éléments de preuve existants, ce qui démontre selon lui le caractère inefficace de l’enquête. Il réaffirme que les éléments indiquant que son frère avait manifestement été torturé n’ont pas été examinés par les autorités.

7.3Concernant la réouverture de l’enquête mentionnée par l’État partie, l’auteur fait valoir que cette enquête ne peut aboutir à des poursuites pour les tortures subies par son frère puisque selon la législation en vigueur, le crime de torture ne peut être commis que par des agents publics. L’auteur ajoute que l’enquête ainsi rouverte traîne indûment en longueur et que rien n’indique qu’elle sera plus efficace que la précédente. L’enquête est restée en sommeil plus de cinq ans depuis la dernière mesure d’instruction, à savoir l’analyse irrégulière du paquet de cigarettes, et sa réouverture en février 2012, sans aucune précision quant aux mesures qui ont été prises, ne saurait empêcher le Comité d’examiner la communication.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que selon l’État partie, l’enquête sur le décès du frère de l’auteur a été rouverte en février 2012 mais que selon l’auteur, cette enquête est inefficace et excède des délais raisonnables. Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme qu’aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, les recours internes doivent être utiles et disponibles, et ne doivent pas excéder des délais raisonnables. Il relève qu’en l’espèce, l’enquête a été rouverte six ans après le décès de la victime et qu’à sa connaissance, elle est toujours en cours. Il considère donc que dans les circonstances de l’affaire, les procédures de recours internes ont excédé un délai raisonnable, et que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

8.4Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication pour d’autres motifs et considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations au titre du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7, lus isolément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, aux fins de la recevabilité. En conséquence, il procède à l’examen de la communication quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2À propos du grief de l’auteur relatif à la privation arbitraire de la vie de son frère, le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que l’État partie a la responsabilité de prendre soin de la vie des personnes qu’il arrête et place en détention.

9.3Le Comité relève qu’en l’espèce, il n’est pas contesté que le frère de l’auteur est décédé le 20 novembre 2005 alors qu’il était gardé à vue par la police de l’État partie, et que la cause de son décès n’a jamais été officiellement expliquée. Le Comité prend note des affirmations de l’auteur, à savoir que son frère a subi des violences psychologiques et physiques de la part de ses codétenus parce qu’il était accusé d’une infraction sexuelle commise sur un autre homme, que l’auteur a été informé par un gardien du commissariat que son frère avait été contraint à manger et dormir près des toilettes, que les codétenus avaient endommagé son assiette et sa cuillère de sorte qu’il lui soit difficile de manger et l’obligeaient à s’automutiler avec des couverts en métal, et que les autorités étaient au courant des violences, ainsi que du risque qu’elles représentaient pour la vie du frère de l’auteur, mais n’ont rien fait pour les prévenir, les faire cesser ou les réprimer. Le Comité prend note également de l’affirmation de l’État partie, selon lequel lorsqu’ils ont été interrogés, les codétenus du frère de l’auteur ont nié l’avoir torturé et les gardiens du commissariat ont nié avoir eu connaissance d’actes de torture.

9.4 Le Comité prend note des allégations de l’auteur qui affirme que selon le rapport d’autopsie, le corps de la victime portait diverses blessures telles qu’une plaie au poignet gauche, une autre au genou gauche, des ecchymoses à l’abdomen, au bras gauche et à la jambe droite et qu’il lui manquait plusieurs dents, que son frère avait été quotidiennement maltraité par ses codétenus pendant toute la durée de sa garde à vue en raison de la nature des charges portées contre lui, et que cela s’était produit avec l’acquiescement des agents du commissariat. Le Comité note également que l’État partie n’a pas expliqué dans quelles circonstances le frère de l’auteur avait pu être blessé durant sa garde à vue mais a simplement nié qu’il ait été quotidiennement torturé par ses codétenus et que les gardiens du centre de détention en aient eu connaissance. Le Comité considère qu’il incombe à l’État partie de protéger comme il convient toute personne détenue dont la vie est menacée. En l’absence d’information, autre que le déni, de la part de l’État partie quant à l’allégation de l’auteur qui affirme que les autorités étaient au courant des mauvais traitements infligés quotidiennement à son frère par ses codétenus, et faute d’information sur les mesures prises pour protéger le droit du frère de l’auteur à la vie, le Comité considère que les autorités kirghizes ont la responsabilité de ne pas avoir pris des mesures de protection adéquates. Le Comité conclut que, dans les circonstances d’espèce, l’État partie est responsable du défaut de protection de la vie du frère de l’auteur, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

9.5Quant au grief que tire l’auteur de l’article 7, le Comité rappelle que l’État partie a le devoir d’assurer à toute personne une protection contre les actes prohibés par l’article 7, que ceux-ci soient le fait de personnes agissant dans le cadre de leurs fonctions officielles, en dehors de celles-ci ou à titre privé. L’État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention et dès lors qu’une personne est blessée en détention, il lui incombe d’apporter des éléments pour réfuter les allégations imputant à ses agents la responsabilité des faits et montrer qu’ils ont fait preuve de la diligence voulue pour protéger le détenu. Le Comité relève que l’État partie n’a pas apporté de réponse étayée aux allégations précises de mauvais traitements formulées par l’auteur. Dans ces conditions, le Comité considère que les griefs de l’auteur sont étayés et ont été corroborés par le rapport officiel d’autopsie et l’évaluation indépendante de celui-ci, et conclut en conséquence à une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard du frère de l’auteur.

9.6Le Comité note que selon l’auteur, l’État partie n’a pas fait procéder rapidement à une enquête impartiale, approfondie et efficace sur le décès de son frère et les allégations de torture. Il prend note du grief de l’auteur selon lequel l’enquête n’a pas été indépendante parce que tant l’enquête interne que la plus grande partie de l’enquête pénale ont été conduites par le Ministère de l’intérieur, c’est-à-dire l’institution qui détenait son frère lorsqu’il a été torturé et tué au su et avec l’acquiescement des policiers. Le Comité, renvoyant à sa jurisprudence établie, rappelle que les plaintes dénonçant des mauvais traitements prohibés par l’article 7 et les allégations de violation du paragraphe 1 de l’article 6 doivent donner lieu sans délai à des enquêtes approfondies et efficaces menées par un organe indépendant et impartial et que lorsque les procédures d’enquête établies sont inadéquates et que la famille de la victime se plaint de ces insuffisances ou pour toute autre raison sérieuse, l’État partie concerné doit faire poursuivre l’enquête par une commission d’enquête indépendante ou par un organe similaire. Les familles des défunts et leurs représentants autorisés doivent avoir accès à toute information touchant l’enquête et avoir le droit de produire d’autres éléments de preuve. Le Comité relève que d’après l’auteur les enquêteurs ont négligé de saisir des éléments de preuve importants et d’interroger des témoins clefs, et il n’est pas contesté qu’aucun instrument tranchant n’a jamais été retrouvé dans la cellule alors que le frère de l’auteur est décédé après avoir eu la gorge tranchée. Le Comité relève également que d’après l’affirmation de l’auteur qui n’a pas été contestée, la famille de la victime n’a pas été informée des progrès de l’enquête et aucun rapport définitif d’enquête ne lui a été communiqué (voir par. 3.4). Le Comité conclut que l’incapacité des autorités de l’État partie à mener rapidement une enquête appropriée sur les circonstances de la mort de Rakhmonberdi Ernazarov a effectivement privé l’auteur et le reste de la famille d’un recours, en violation des droits garantis par l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par le Kirghizistan, des droits garantis au frère de l’auteur par l’article 6 (par. 1) et l’article 7 du Pacte, et des droits garantis à l’auteur par l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Ce recours devrait comprendre une enquête impartiale, efficace et approfondie sur les circonstances du décès du frère de l’auteur, des poursuites contre les responsables et une entière réparation, sous la forme notamment d’une indemnisation appropriée. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques, à les faire traduire dans ses langues officielles et à les diffuser largement.