Nations Unies

CCPR/C/121/D/2283/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

1er décembre 2017

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2283/2013 * , * *

Communication présentée par:

Abdelkader Boudjema (représenté par la Fondation Alkarama)

Au nom de:

L’auteur et Mahmoud Boudjema (père de l’auteur)

État partie:

Algérie

Date de la communication:

18 juin 2013 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 16 août 2013 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations:

30 octobre 2017

Objet:

Disparition forcée

Question(s) de procédure:

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond:

Droit à un recours utile ; interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants ; droit à la liberté et à la sécurité de la personne ; respect de la dignité inhérente à la personne humaine ; reconnaissance de la personnalité juridique ; droit à la vie privée ; droit à la vie familiale

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16, 17 et 23 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2)

1.1L’auteur de la communication, datée du 18 juin 2013, est Abdelkader Boudjema, de nationalité algérienne. Il fait valoir que son père, Mahmoud Boudjema, né le 1er avril 1946, de nationalité algérienne également, est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16, 17, 23 (par. 1) et 2 (par. 3). L’auteur soutient quant à lui être victime des violations des articles 7, 17, 23 (par. 1) et 2 (par. 3). Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989. L’auteur est représenté par la Fondation Alkarama.

1.2L’auteur de la communication a demandé des mesures provisoires de protection à son égard dans le cadre de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et plus particulièrement quant à son article 46 qui incrimine pénalement « quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ». Il a en conséquence prié le Comité de demander à l’État partie de s’abstenir de l’inquiéter ou l’intimider pour les démarches entreprises auprès du Comité. Il a également demandé des mesures provisoires à l’égard de Mahmoud Boudjema. Dans l’espoir que ce dernier soit toujours en vie, l’auteur a prié le Comité de demander à l’État partie de placer Mahmoud Boudjema sous la protection de la loi et de procéder à sa libération. La demande de mesures provisoires a été transmise le 16 août 2013, le Comité ayant rappelé dans sa communication avec l’État partie l’article 92 de son règlement intérieur et ayant à cette occasion expressément demandé à l’État partie « de ne pas invoquer la législation nationale, notamment l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, contre l’auteur et les membres de sa famille ».

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Mahmoud Boudjema, père de dix enfants, résidait dans le village de l’Emir Abdelkader dans la wilaya de Jijel. La région, montagneuse et isolée, fut marquée dans les années 1990, par une forte présence militaire. L’auteur allègue que des milliers de personnes y ont été victimes d’exécutions sommaires, d’arrestations arbitraires et de disparitions forcées à la suite de l’annulation des élections législatives. Mahmoud Boudjema a quant à lui été arrêté à son domicile par des militaires de l’armée nationale populaire dans la nuit du 19 au 20 août 1996. Plusieurs militaires en uniforme ont porté, cette nuit-là, de violents coups à la porte de la maison familiale tandis que d’autres brisaient la fenêtre de la chambre de l’un des fils, Abdelkader Boudjema, auteur de la présente communication. Face aux kalachnikovs pointées sur Abdelkader Boudjema, H. B., mère de l’auteur, s’est pliée aux ordres des militaires et a ouvert la porte d’entrée principale. Les militaires, à la recherche de Ramadan Boudjema, ont fouillé la maison et demandé la pièce d’identité de Mahmoud Boudjema. Sur ordre du commandant, ces derniers étaient prêts à quitter les lieux jusqu’à l’arrivée d’un militaire au visage masqué déclarant que l’homme recherché était en réalité Mahmoud Boudjema. Les militaires ont alors procédé à la brutale arrestation de Mahmoud Boudjema sans en mentionner les raisons ni le lieu où il serait emmené. Ses enfants sont restés près de leur mère après que cette dernière ait perdu connaissance.

2.2La famille de Mahmoud Boudjema a découvert le lendemain matin qu’une opération menée par le Commandant S. L. avait engendré l’arrestation d’une vingtaine de personnes dans le village de l’Emir Abdelkader. A. B., habitant du village, a conduit lesdites personnes dans son bus réquisitionné de force par l’armée dans le centre de Jijel, dans une caserne au siège du secteur militaire opérationnel de Jijel.

2.3L’épouse de Mahmoud Boudjema, accompagnée de familles d’autres personnes arrêtées cette même nuit, s’est rendue au siège du secteur militaire de Jijel où les militaires ont nié la présence de son époux et même avoir effectué la rafle dans la nuit du 19 au 20 août. L’épouse s’est rendue plusieurs fois par la suite dans cette même caserne sans obtenir d’information sur le sort de son époux. Courant décembre 1996, M. B. et R. B., tous deux arrêtés avec Mahmoud Boudjema, ont affirmé avoir été détenus en sa compagnie la même nuit de l’arrestation puis avoir été séparés. Ce furent les seules informations reçues par la famille de Mahmoud Boudjema.

2.4L’auteur allègue qu’un climat de terreur généralisée régnait dans la région de Jijel et qu’en mars 1997, une opération de représailles a été menée par la brigade de gendarmerie de l’Emir Abdelkader visant les proches de personnes disparues la nuit du 19 au 20 août qui cherchaient à connaître le sort de leurs proches. Ils auraient été détenus et torturés pendant quatorze jours. Une des victimes de cette opération a rapporté que S. G., chef de brigade, lui aurait affirmé : « Si tu n’avoues pas que tu soutiens les groupes terroristes, tu subiras le même sort que ton père ».

2.5Dans ce contexte, l’épouse de Mahmoud Boudjema a effectué de nombreuses démarches, par moment interrompues, notamment entre 1998 et 2003, par peur des représailles. Elle s’est ainsi rendue au service du parquet des tribunaux de Jijel et de Taher, autorité territorialement compétente pour traiter du cas de disparition de son époux, sans que ses plaintes n’aient même été enregistrées. Ses démarches informelles, nombreuses, auprès des autorités administratives, brigades de gendarmerie, casernes militaires et commissariats de police sont également demeurées sans succès. Elle a également adressé : a) le 27 mai 1997 une lettre recommandée au commandant du secteur militaire de Jijel lui demandant d’intervenir et de faire la lumière sur la disparition de son époux ; et b) le 3 juin 1997 une plainte formelle au Procureur de la République du tribunal de Jijel. Ces démarches sont demeurées sans suite et, faisant l’objet de menaces de représailles, elle a interrompu ses recherches jusqu’en 2005.

2.6Le 2 janvier 2005, l’épouse de Mahmoud Boudjema a adressé une lettre : a) au Président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme ; b) au Président de la République ; c) au Premier Ministre ; d) au Ministre de l’intérieur ; et e) au Ministre de la justice. Aucune suite n’a été donnée à ces démarches. Le 4 janvier 2005, elle a enfin vu sa plainte enregistrée par le tribunal de Taher. La plainte a fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu le 18 juin 2005. L’épouse a reçu la notification de la décision, sans motivations du non-lieu, plus d’un mois après la date de la décision, rendant tout appel devant la chambre d’accusation de la cour impossible.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur estime que sa communication est conforme aux conditions prévues par l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il souligne que la soumission du cas d’espèce au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires le 30 novembre 2008 (cas no 10002539) ne constitue pas un obstacle à la compétence du Comité, le Groupe de travail ne pouvant être assimilé à une instance internationale d’enquête ou de règlement. Il fait également valoir que les nombreuses démarches effectuées par l’épouse de la victime, tant administratives que judiciaires, attestent de l’épuisement des voies de recours internes. Il ajoute que ces voies de recours internes sont particulièrement ineffectives concernant la question des disparitions forcées, les autorités niant systématiquement avoir connaissance de cas de personnes détenues au secret. Concernant les autorités judiciaires, l’auteur allègue que le système manque de transparence et que leur degré de contrôle sur les services de sécurité est limité. L’auteur soulève enfin que ces voies de recours sont désormais indisponibles depuis l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, l’article 45 de ladite ordonnance interdisant « toute poursuite à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues ».

3.2Quant au fond, l’auteur allègue que son père est victime de disparition forcée imputable à l’État partie, puisque due aux agissements d’agents de l’armée nationale populaire en uniforme militaire, telle que définie par les articles 7, paragraphe 2 i), du statut de la Cour pénale internationale et 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. L’auteur affirme qu’en dépit du fait qu’aucune disposition du Pacte ne fait expressément mention des disparitions forcées, la pratique implique des violations du droit à la vie, du droit de ne pas être soumis à la torture et autres peines ou traitements inhumains ou dégradants et du droit à la liberté et à la sécurité de la personne. En l’espèce, l’auteur invoque des violations par l’État partie des articles 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16, 17 et 23 (par. 1) et 2 (par. 3).

3.3L’auteur rappelle le caractère suprême du droit à la vie et l’obligation de l’État partie de non seulement s’abstenir de priver arbitrairement un individu de son droit à la vie mais également de prévenir et de punir tout acte impliquant une violation de l’article 6, y compris lorsque l’auteur ou les auteurs sont des agents de l’État. Il rappelle également l’obligation de l’État de protéger la vie des personnes en détention et d’enquêter sur tout cas de disparition, l’absence d’enquête pouvant constituer en soi un manquement à l’article 6, y compris dans les cas où la disparition n’est pas le fait d’agents de l’État. L’auteur affirme que la disparition de son père est incontestablement le résultat d’une opération menée sous le contrôle des autorités de l’État. La détention au secret dans laquelle pourrait encore se trouver Mahmoud Boudjema représente indéniablement un risque élevé d’atteinte à son droit à la vie. La détention de Mahmoud Boudjema aurait dû faire l’objet d’une inscription sur des registres, conformément au Code de procédure pénale algérien. Ces éléments, couplés à l’absence d’enquête, attestent des défaillances de l’État partie quant à ses obligations et constituent une violation de l’article 6 (par. 1), lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3).

3.4L’auteur rappelle ensuite le caractère absolu et « indérogeable » du droit de ne pas être soumis à des actes de torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il affirme que la détention au secret crée systématiquement un environnement propice à la pratique de la torture dans la mesure où l’individu est soustrait au régime de la loi. Il rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle cette pratique en elle-même peut constituer une violation de l’article 7 du Pacte. Il rappelle l’obligation de l’État partie : a) de prévenir et punir les responsables de ces violations ; b) de prendre des mesures contre la détention au secret, telles que l’enregistrement des détenus ou l’accès à un avocat ; et c) d’ouvrir une enquête dès lors qu’une allégation de détention au secret est formulée ou portée à leur connaissance. À ce dernier propos, l’auteur rappelle que l’ordonnance no 06-01 est contraire à l’obligation d’enquêter. L’auteur affirme que son père, ignorant les motifs de son arrestation ainsi que de son maintien en détention et non inscrit dans un quelconque registre, a fait ou continue de faire depuis dix-sept années l’objet d’une détention au secret, totalement coupé du monde extérieur. L’auteur allègue que : a) la détention au secret est imputable à l’État partie ; b) l’État partie n’a pris aucune mesure pour empêcher ou remédier à la situation de détention au secret ; et c) le classement de la plainte par le juge d’instruction du tribunal de Taher équivaut à un déni de justice. L’auteur affirme donc que Mahmoud Boudjema est victime d’une violation de l’article 7. Concernant la famille de Mahmoud Boudjema, l’auteur allègue que l’angoisse, la détresse et l’incertitude, dues au déni des autorités et à l’absence d’enquête, subies pendant près de dix-sept années constituent un traitement inhumain et une violation de l’article 7, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3).

3.5L’auteur rappelle ensuite que le droit à la liberté et à la sécurité de la personne, tel que reconnu par l’article 9 du Pacte, proscrit les arrestations et détentions arbitraires et impose à l’État un certain nombre de garanties procédurales. L’auteur allègue que Mahmoud Boudjema est victime d’une violation imputable à l’État partie des articles : a) 9 (par. 1), du fait que Mahmoud Boudjema a été victime d’une privation arbitraire de liberté ; b) 9 (par. 2), du fait que les militaires ayant procédé à l’arrestation de Mahmoud Boudjema n’ont nullement exposé les motifs de son arrestation ni présenté un mandat et qu’il est vraisemblable qu’il n’ait jamais reçu de notification officielle depuis son arrestation ; c) 9 (par. 3), du fait que Mahmoud Boudjema, suspecté d’actes de terrorisme, aurait dû, conformément au Code de procédure pénale, être maintenu en garde à vue pour une durée maximum de douze jours ; et d) 9 (par. 4), du fait que Mahmoud Boudjema, soustrait au régime de la loi, n’a jamais pu contester la légalité de sa détention.

3.6L’auteur rappelle ensuite le caractère fondamental et universel du principe selon lequel « toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine », tel que défini par l’article 10 (par. 1) du Pacte. Il soutient que, dans la mesure où Mahmoud Boudjema a fait l’objet de traitements inhumains ou dégradant en violation de l’article 7 du Pacte, ce dernier a, a fortiori,était victime d’une violation de l’article 10 (par. 1), les traitements inhumains ou dégradants étant par nature incompatibles avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine.

3.7L’auteur rappelle également que tout individu a droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Il renvoie aux observations finales relatives au deuxième rapport périodique de l’Algérie au titre de l’article 40 du Pacte, le Comité ayant établi à cette occasion que les personnes disparues toujours en vie et détenues au secret voient leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique, tel que consacré par l’article 16 du Pacte, violé. Il soutient en conséquence que la détention au secret de Mahmoud Boudjema constitue une violation imputable à l’État partie de l’article 16 du Pacte.

3.8En rappelant que l’article 17 du Pacte protège les individus de toute immixtion arbitraire ou illégale dans leur vie privée, leur domicile ou leur correspondance et en s’appuyant sur l’observation générale no 16 (1988) sur le droit au respect de la vie privée et la jurisprudence du Comité, l’auteur soutient que les circonstances de l’arrestation de Mahmoud Boudjema, brutales et sans mandat, sont constitutives d’une violation de l’article 17 imputable à l’État partie, tant à son égard qu’à celui de Mahmoud Boudjema.

3.9En rappelant que l’article 23 (par. 1) du Pacte prévoit le droit à la protection de la famille, l’auteur soutient que la disparition de Mahmoud Boudjema, en ayant pour conséquence de priver la famille d’un père et d’un époux, est constitutive d’une violation dudit article, tant à son égard qu’à celui de Mahmoud Boudjema.

3.10Enfin, l’auteur rappelle que l’article 2 (par. 3) garantit l’accès à des voies de recours effectives pour toute personne alléguant une violation de l’un de ses droits protégés par le Pacte. Il soutient que Mahmoud Boudjema, victime d’une disparition forcée, est de factodans l’impossibilité d’exercer une quelconque voie de recours. En s’appuyant sur la jurisprudence du Comité, il rappelle également l’obligation de l’État partie de mener des enquêtes sur les violations alléguées de droits de l’homme, de poursuivre les responsables présumés et de les punir et estime que l’absence de réaction des autorités algériennes aux requêtes de l’épouse de la victime sont constitutives d’un manquement de l’État partie aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 2 du Pacte. Il soutient enfin que l’ordonnance no 06-01, et plus particulièrement son article 45, constitue un manquement à l’obligation de l’État partie d’assurer un recours effectif. En conséquence, il demande au Comité de reconnaître une violation de l’article 2 (par. 3), lu seul et conjointement avec les articles 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte.

3.11L’auteur demande au Comité de reconnaître : a) la violation des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16, 17 et 23 (par. 1) à l’égard de Mahmoud Boudjema ; et b) la violation des articles 2 (par. 3), 7, 17 et 23 (par. 1) à son égard. Il demande en outre au Comité de prier l’État partie : a) de remettre en liberté Mahmoud Boudjema si ce dernier est toujours en vie ; b) de lui assurer un recours utile, notamment en menant une enquête approfondie et diligente sur la disparition forcée de son père ; c) de l’informer, ainsi que sa famille, quant aux résultats de l’enquête et d’indemniser de manière appropriée la victime, l’auteur et ses proches pour les violations subies ; et d) de donner réparation à Mahmoud Boudjema ou à ses ayants droit pour les violations subies. Enfin, il demande au Comité d’enjoindre l’État partie : a) d’engager des poursuites pénales contre les présumés responsables de la disparition de Mahmoud Boudjema, de les juger et de les sanctionner nonobstant l’ordonnance portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ; et b) de prendre des mesures appropriées afin que de telles violations ne se reproduisent plus à l’avenir.

Observations et demandes supplémentaires des auteurs

4.Le 21 novembre 2013, le conseil de l’auteur a informé le Comité de ce qu’Abdelkader Boudjema avait été convoqué le 13 novembre 2013 à la brigade de gendarmerie de la commune de son lieu de résidence, le village de l’Emir Abdelkader. Les gendarmes l’y auraient interrogé sur les circonstances de la disparition de son père sans qu’aucun procès-verbal ou document ne lui soit délivré. L’auteur allègue avoir reçu une menace de poursuites pénales en application de l’article 46 de l’ordonnance no 06-01. En conséquence, le conseil de l’auteur a prié le Comité de rappeler à l’État partie de s’abstenir d’inquiéter ou de prendre des mesures pénales contre l’auteur de la communication ou les membres de sa famille. Le 22 novembre 2013, le Comité a rappelé dans sa correspondance avec l’État partie l’article 92 de son règlement intérieur et a réitéré sa demande de ne pas invoquer la législation nationale, notamment l’ordonnance no 06-01, contre l’auteur et les membres de sa famille.

Observations de l’État partie

5.1Le 4 mai 2015, l’État partie a contesté la recevabilité de toutes les communications couvrant la période de 1993 à 1998 en soumettant une copie de son Mémorandum de référence.

5.2L’État partie considère que les communications, qui mettent en cause la responsabilité d’agents de l’État ou d’autres personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée pendant la période de 1993 à 1998, doivent être examinées « selon une approche globale ». Il considère que les communications de ce genre devraient être replacées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre une forme de terrorisme dont l’objectif était de provoquer « l’effondrement de l’État républicain ». C’est dans ce contexte, et conformément aux articles 87 et 91 de la Constitution, que le Gouvernement algérien a pris des mesures de sauvegarde et notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, conformément au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte.

5.3L’État partie souligne que, dans certaines zones où proliférait l’habitat informel, les civils avaient du mal à distinguer les actions de groupes terroristes de celles des forces de l’ordre, auxquelles ils attribuaient souvent les disparitions forcées. D’après l’État partie, un nombre important de disparitions forcées devait être considéré dans ce contexte. La notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie en réalité à six cas de figure distincts. Le premier est celui de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés, en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour « brouiller les pistes » et éviter le « harcèlement » par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité, mais qui ont en fait profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité. Le troisième cas concerne des personnes qui ont été enlevées par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant l’uniforme ou les documents d’identification de policiers ou de militaires, ont été assimilés à tort à des agents des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, en raison de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Le cinquième cas est celui de personnes signalées comme disparues par leur famille et qui étaient, en fait, des terroristes recherchés qui ont été tués et enterrés dans le maquis à la suite de combats entre factions, de querelles doctrinales ou de conflits autour des butins de guerre entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin un sixième cas de figure qui concerne les personnes portées disparues qui vivent sur le territoire national ou à l’étranger sous une fausse identité, obtenue grâce à un réseau de falsification de documents.

5.4L’État partie souligne également que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du référendum populaire sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a décidé d’adopter une politique d’appui pour « la prise en charge du dramatique dossier des disparus ». La question des disparus est traitée dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la « tragédie nationale », un soutien pour toutes les victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. L’État partie souligne qu’il s’agit d’une réponse propre à la situation de la nation algérienne à laquelle la nation a globalement adhéré. Le bilan statistique de l’application des dispositions exécutoires de l’ordonnance no 06-01 et des textes subséquents relatifs au traitement de la question des disparus dans la Charte pour la paix et la réconciliation nationale atteste d’une adhésion apportée par plus de 85 % des parents de victimes ou leurs ayants droit.

5.5L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Loin des clichés et jugements lapidaires selon lesquels la Charte serait un obstacle à la procédure visant à établir la vérité et exercer la justice, la Charte constitue le mécanisme national interne de traitement de sortie de crise soumis à l’approbation du peuple et adopté par référendum. L’État partie expose d’abord les origines et les caractéristiques principales de la crise algérienne pour évaluer l’impact de la mise en œuvre de la Charte. La Charte intervient dans le contexte de la crise politico-sécuritaire qui a secoué le pays, qualifiée de « Grande Fitna », concept historico-religieux qui renvoie à la profonde discorde au sein de la communauté de l’Islam après le décès du prophète. Le préambule de la Charte suggère que la « Grande Fitna », qui a tenté de « dévier l’évolution de l’Algérie de son cours naturel », est constitutive d’une « agression criminelle qui a visé à remettre en cause l’État national lui-même », entraînant une « tragédie nationale » qui a coûté au peuple « un terrible et lourd tribut de sang » par le fait d’un « terrorisme barbare » agissant « en contradiction avec les authentiques valeurs de l’islam et les traditions musulmanes de paix, de tolérance et de solidarité ». L’ordonnance et ces quatre décrets d’application visent à répondre à cette « Grande Fitna » et à prévenir la répétition des faits par des mesures politiques, juridiques et socioéconomiques. L’ordonnance d’application prévoit des mesures d’ordre juridique entraînant une extinction de l’action publique et une commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles qui ont commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès, qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la « tragédie nationale ». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la « tragédie nationale ». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques, telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué dans le passé à la « tragédie nationale » en instrumentalisant la religion, et dispose qu’aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République.

5.6En sus de la création du fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la « tragédie nationale », le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, seul moyen de cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués concernant la période de la tragédie nationale sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

6.1Le 6 août 2015, l’auteur a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie.

6.2L’auteur souligne que les observations soumises par l’État partie sont inadaptées, car elles se réfèrent à un document type, vague et général, qui de plus est adressé à un autre organe de promotion et de protection des droits de l’homme (le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires) et est obsolète, car datant de juillet 2009. L’intéressé souligne que les observations de l’État partie ne font nullement mention des spécificités de l’affaire et n’apportent aucune réponse sur les circonstances particulières de la disparition de Mahmoud Boudjema.

6.3L’auteur estime que la contestation par l’État partie de la compétence du Comité au motif qu’il faudrait examiner les cas de disparitions forcées de 1993 à 1998 selon une approche globale et non individualisée est dénuée de toute pertinence, l’État partie ayant ratifié le Pacte et son Protocole facultatif et reconnu de ce fait la compétence du Comité pour connaître de communications initiées par des particuliers victimes de violations des droits énoncés dans le Pacte. Il souligne également que la proclamation de l’état d’urgence telle que prévue par l’article 4 du Pacte n’affecte en rien l’interdiction des disparitions forcées ou l’exercice des droits découlant du Protocole facultatif. Il ajoute en outre que le maintien de l’état d’exception pendant presque deux décennies au cours desquelles les autorités de l’État partie ont commis des violations massives et systématiques des droits de l’homme constitue en soi une violation de l’article 4 (par. 3) du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que la disparition a été signalée au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels du Conseil des droits de l’homme dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l’homme dans un pays ou territoire, ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Mahmoud Boudjema par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

7.3Le Comité note que l’auteur allègue que les voies de recours ont été épuisées. Il note que, pour contester la recevabilité de la communication, l’État partie se contente de renvoyer à son mémoire de référence sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité note que la mère de l’auteur a alerté à de multiples reprises les autorités compétentes, tant juridictionnelles qu’administratives, de la disparition de son époux et qu’elle est restée confrontée au mutisme des autorités. Le Comité prend note de ce que le tribunal de Taher a rendu une décision concernant le cas de Mahmoud Boudjema le 18 juin 2005 mais qu’il s’agissait d’une décision de non-lieu, sans motivation ni possibilité d’appel en raison de la notification tardive. L’État partie n’a quant à lui apporté aucun élément d’explication spécifique dans ses observations en réponse au cas de Mahmoud Boudjema qui pourrait permettre de conclure qu’un recours efficace et disponible est à ce jour ouvert. S’ajoute à cela le fait que l’ordonnance no 06-01 continue d’être appliquée en dépit du fait que le Comité a recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte (voir CCPR/C/DZA/CO/3, par. 7, 8 et 13). Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la présente communication.

7.4Le Comité note que l’auteur allègue des violations qui soulèvent des questions au regard des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1) et 16 lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, ainsi qu’au regard des articles 17 et 23 (par. 1). Il considère que lesdites allégations sont suffisamment étayées et qu’il n’existe pas d’obstacle à leur recevabilité. Le Comité procède donc à l’examen de la communication sur le fond concernant les violations alléguées des articles 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16, 17, 23 (par. 1) et 2 (par. 3) du Pacte.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties.

8.2Le Comité note que l’État partie s’est contenté de faire référence à ses observations collectives et généralesqui avaient été transmises antérieurement au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et au Comité en relation avec d’autres communications, afin de confirmer sa position selon laquelle de telles affaires ont déjà été réglées dans le cadre de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de ladite Charte à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité rappelle que si l’expression « disparition forcée » n’apparaît expressément dans aucun article du Pacte, la disparition forcée constitue un ensemble unique et intégré d’actes représentant une violation continue de plusieurs droits consacrés par cet instrument.

8.5Le Comité note que Mahmoud Boudjema a été vu pour la dernière fois dans la nuit du 19 au 20 août 1996 lors de son arrestation à son domicile par des militaires de l’armée nationale populaire. Il note que deux individus ont soutenu avoir été détenus cette même nuit avec la victime et que l’auteur et sa famille sont depuis et à ce jour sans nouvelles de lui. Le Comité prend note de ce que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de déterminer ce qu’il est advenu de Mahmoud Boudjema et n’a même jamais confirmé sa détention. Il rappelle que, dans le cas des disparitions forcées, le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de démontrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Mahmoud Boudjema. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Mahmoud Boudjema, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

8.6Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que l’auteur et la famille de Mahmoud Boudjema n’ont jamais eu la moindre information sur le sort ou le lieu de détention de ce dernier. Le Comité estime donc que Mahmoud Boudjema, disparu dans la nuit du 19 au 20 août 1996, serait potentiellement toujours détenu au secret par les autorités algériennes. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Mahmoud Boudjema.

8.7Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 10 du Pacte.

8.8Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Mahmoud Boudjema cause à l’auteur. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à son égard.

8.9En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9 (par. 1 à 4), le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles Mahmoud Boudjema a été arrêté arbitrairement, sans mandat, et n’a pas été inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité conclut donc à une violation de l’article 9 (par. 1 à 4) à l’égard de Mahmoud Boudjema.

8.10Le Comité est d’avis que la soustraction délibérée d’une personne à la protection de la loi constitue un déni du droit de cette personne à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en particulier si les efforts déployés par les proches de la victime pour exercer leur droit à un recours effectif ont été systématiquement entravés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication convaincante sur le sort de Mahmoud Boudjema, ni sur le lieu où il se trouverait, en dépit des démarches de son épouse, et que Mahmoud Boudjema était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition. Le Comité conclut que la disparition forcée de Mahmoud Boudjema depuis plus de vingt et un ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.11En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucun élément justifiant ou expliquant que des militaires soient entrés en pleine nuit, de force et sans mandat au domicile de la famille de Mahmoud Boudjema. Le Comité conclut que l’entrée d’agents de l’État au domicile de la famille de Mahmoud Boudjema dans ces conditions constitue une immixtion illégale dans leur domicile, en violation de l’article 17 du Pacte.

8.12Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 23 (par. 1) du Pacte.

8.13L’auteur invoque également le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis par le Pacte. Le Comité rappelle qu’il attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant État de violations des droits garantis par le Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de Mahmoud Boudjema a alerté les autorités compétentes de la disparition de ce dernier sans que l’État partie ne procède à une enquête approfondie et rigoureuse sur cette disparition et l’auteur comme sa famille n’ont reçu aucune information. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 continue de priver Mahmoud Boudjema, l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées (voir CCPR/C/DZA/CO/3, par. 7). Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9 et 16 à l’égard de Mahmoud Boudjema, et de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 7 à l’égard de l’auteur.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 16 et 17 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 16 et 17 à l’égard de Mahmoud Boudjema. Il constate en outre une violation par l’État partie des articles 7 et 17, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) à l’égard de l’auteur.

10.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Cela exige que les États parties accordent une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est notamment tenude :a) mener une enquête approfondie, rigoureuse et impartiale sur la disparition de Mahmoud Boudjema et fournir à l’auteur et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête ; b) libérer immédiatement Mahmoud Boudjema s’il est toujours détenu au secret ; c) dans l’éventualité où Mahmoud Boudjema serait décédé, restituer sa dépouille à sa famille ; d) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises ; e) indemniser de manière appropriée l’auteur pour les violations subies, ainsi que Mahmoud Boudjema s’il est en vie ; et f) fournir des mesures de satisfaction appropriées à l’auteur et à sa famille. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Il est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir. À cet effet, le Comité est d’avis que l’État partie devrait revoir sa législation en fonction de l’obligation qui lui est faite au paragraphe 2 de l’article 2, et en particulier abroger les dispositions de l’ordonnance no06-01 incompatibles avec le Pacte, afin que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.