NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/95/D/1334/200429 avril 2009

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre-vingt-quinzième session16 mars-3 avril 2009

CONSTATATIONS

Communication n o  1334/2004

Présentée par:

Rakhim Mavlonov et Shansiy Sa’di (représentés par des conseils, M. Morris Lipson et M. Peter Noorlander, art. 19)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

18 novembre 2004 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 10 décembre 2004 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

19 mars 2009

Objet: Refus par les autorités de l’État partie de réenregistrer un journal publié dans la langue d’une minorité

Questions de procédure: Droit à la liberté d’expression; droit de recevoir et de répandre des informations sous forme imprimée, restrictions nécessaires à la sauvegarde de la sécurité nationale, restrictions nécessaires à la sauvegarde de l’ordre public; droit pour une minorité de jouir de sa culture

Question s de fond: Néant

Article s du Pacte: 19 et 27

Article du Protocole facultatif: Néant

Le 19 mars 2009, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte en annexe en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no 1334/2004.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre-vingt-quinzième session

concernant la

Communication n o 1334/2004 **

Présentée par:

Rakhim Mavlonov et Shansiy Sa’di (représentés par des conseils, M. Morris Lipson et M. Peter Noorlander)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

18 novembre 2004 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 19 mars 2009,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1334/2004 présentée au nom de M. Rakhim Mavlonov et M. Shansiy Sa’di en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l ’ article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont Rakhim Mavlonov et Shansiy Sa’di, deux citoyens ouzbeks d’origine tadjike (dates de naissance non précisées) qui, au moment où ils ont envoyé leur communication, habitaient en Ouzbékistan dans la région de Samarcande. Ils se déclarent victimes de violations par l’Ouzbékistan des droits garantis à l’article 19 et à l’article 27, lu conjointement avec l’article 2, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par des conseils, M. Morris Lipson et M. Peter Noorlander, avocats qui travaillent pour l’organisation non gouvernementale «Article 19».

Rappel des faits

Cas de M. Mavlonov

2.1M. Mavlonov est le rédacteur en chef du journal Oina et Shansiy Sa’di est un lecteur régulier de ce même journal. Oina était publié presque exclusivement en tadjik, et était destiné principalement à un lectorat tadjik. C’était la seule publication indépendante en langue tadjike de la région de Samarcande. Le journal était un bihebdomadaire et il était distribué à des dizaines d’établissements scolaires où la langue d’enseignement était le tadjik. Chaque école recevait entre 25 et 100 exemplaires. En plus des établissements scolaires, Oina avait environ 3 000 abonnés et 1 000 exemplaires étaient vendus dans la rue.

2.2Conformément aux objectifs de ses statuts, Oina publiait des articles à contenu éducatif et sur différents thèmes à l’intention des étudiants et des jeunes tadjikophones, afin de les aider dans leur scolarité, de leur inculquer un esprit de tolérance et de respect des valeurs humaines et de favoriser leur développement intellectuel et culturel. Les articles portaient sur des manifestations et des questions présentant un intérêt culturel pour son lectorat (par exemple des interviews de personnalités tadjikes connues), et il publiait également des extraits de travaux d’étudiants. Il rendait également compte en détail des difficultés particulières rencontrées pour continuer d’assurer un enseignement aux jeunes Tadjiks dans leur propre langue, en signalant notamment le manque de manuels scolaires en tadjik, les bas salaires des enseignants et l’ouverture forcée de classes en langue ouzbèke dans certains établissements où le tadjik était la seule langue d’enseignement.

2.3Oina a été enregistré pour la première fois le 8 novembre 1999. Il avait pour fondateurs une société privée, Kamol, l’Administration du district de Bogishamal à Samarcande et M. Mavlonov, rédacteur en chef. Au printemps 2000, la société privée Kamol et l’Administration du district de Bogishamal ont exercé leur droit de se retirer en tant que membres fondateurs d’Oina. D’après la loi ouzbèke du 26 décembre 1997 relative aux organes d’information et les règlements d’application, dans ces circonstances le journal était tenu de se réenregistrer. À une date non précisée, Oina a demandé son réenregistrement avec deux nouveaux membres fondateurs, l’antenne de Samarcande de la Fondation Kamolot, organisme public, et une société privée, Simo, constituée par M. Mavlonov. La demande a été approuvée par le Département de la presse de l’Administration régionale de Samarcande, organe chargé des demandes d’enregistrement dans la région de Samarcande (ci-après dénommé Département de la presse) et le périodique a été de nouveau enregistré le 17 août 2000. Il a recommencé à paraître peu de temps après. Son tirage était à peu près le même qu’avant le réenregistrement et les mêmes écoles ont continué à être abonnées et à en recevoir des exemplaires.

2.4Le dernier numéro d’Oina est paru le 7 mars 2001. Le 23 mars 2001, le directeur de la Fondation Kamolot a écrit au Département de la presse pour l’informer que Kamolot se retirait. D’après le Département de la presse, ce retrait obligeait Oina à refaire une demande d’enregistrement. Par conséquent, dans une décision datée du 28 mars 2001, et apparemment dans l’exercice de pouvoirs conférés par l’article 16 de la loi relative aux organes d’information et des règlements d’application, le Département de la presse a a) annulé la licence d’Oina, b) adressé à toutes les imprimeries de la région un ordre leur interdisant d’imprimer le journal, et c) noté qu’Oina pouvait de nouveau demander son enregistrement et que le Département de la presse étudierait cette demande «dans le strict respect de la loi».

2.5Le 29 mars 2001, M. Mavlonov et la société privée Simo ont déposé une demande de réenregistrement. D’après M. Mavlonov, cette demande était conforme à la loi ouzbèke.

2.6À une date non précisée, M. Mavlonov a reçu par la poste un document intitulé «Décision prise à l’issue de la réunion de la commission d’enregistrement des organes d’information relevant du Département de la presse de l’Administration régionale de Samarcande», daté du 27 avril 2001. La commission avait pris la décision suivante:

«Étant donné que le journal Oina a commis une violation flagrante de l’article 6 de la loi relative aux organes d’information […]; étant donné les nombreuses fautes commises, qui ressortent clairement des documents présentés, et conformément à la loi relative aux organes d’information, au règlement relatif à l’enregistrement des organes d’information et à la décision du Cabinet des ministres du 23 mai 2000, visant à l’amélioration de l’activité des organes d’information en faveur de l’instruction publique et du renforcement de l’idéologie nationale, il est inapproprié de réenregistrer le journal Oina.».

Le journal était considéré comme ayant fait paraître des articles incitant à l’hostilité interethnique et avait, selon la commission, propagé l’idée que Samarcande était une «ville de Tadjiks», ce qui constituait une violation des lois interdisant les appels à la modification de l’intégrité territoriale du pays. Dans la décision, il était également dit que le journal avait publié des articles donnant à penser que les fonctionnaires locaux étaient «loin d’être instruits», ce qui était considéré comme une insulte.

2.7Dans sa décision, la commission ne citait aucun article particulier paru dans le journal; M. Mavlonov pense que les seuls articles qui pourraient expliquer les commentaires de la commission sont l’interview d’un écrivain tadjik, dans laquelle celui-ci appelait Samarcande la «perle de la culture tadjike», et critiquait les bas salaires des enseignants tadjiks, et peut-être aussi une lettre ouverte parue le 23 novembre 2000, adressée au maire de Samarcande, demandant les raisons pour lesquelles des fonds insuffisants avaient été dégagés pour l’achat de manuels scolaires tadjiks. La lettre ouverte émettait aussi des doutes sur la compatibilité de la fermeture de classes tadjikes avec la politique du Gouvernement consistant à encourager l’égalité et l’amitié entre toutes les nationalités. M. Mavlonov avait examiné tous les numéros avant leur parution pour vérifier leur conformité à la loi. De plus chacun des numéros d’Oina avait été soumis à une censure préalable par le représentant du Bureau du Chef de l’Inspection des secrets d’États du Comité de la presse étatique. Cette personne, qui avait auparavant approuvé les numéros en question, était aussi l’un des membres de la commission constituée par le Département de la presse de l’Administration régionale de Samarcande qui avait décidé de ne pas réenregistrer Oina.

2.8M. Mavlonov a engagé une action au nom d’Oina devant le tribunal civil interdistrict de Temiryul pour contester la décision du Département de la presse. Le 17 septembre 2001, le tribunal s’est déclaré incompétent et a invité M. Mavlonov à porter son affaire devant le tribunal des affaires économiques. M. Mavlonov a saisi le tribunal des affaires économiques régional de Samarcande, au nom du journal Oina qui a été remplacé par la société Simo au cours des débats. Au tribunal, il a attaqué la décision du Département de la presse de l’Administration régionale de Samarcande en date du 28 mars 2001. Le 20 novembre 2001, ce tribunal a confirmé que le journal était tenu de se faire réenregistrer du fait du retrait de l’un des fondateurs. Toutefois le tribunal a enjoint le Département de la presse d’enregistrer Oina dans un délai d’un mois et lui a également ordonné de rembourser les frais de justice et autres dépens. Le Département de la presse a fait appel.

2.9En date du 20 décembre 2001, une chambre d’appel du tribunal des affaires économiques régional de Samarcande composée de trois juges a affirmé que, conformément à l’article 48 du Code de procédure économique, le changement d’une partie au procès devait entraîner un nouvel examen de l’affaire. Sur ce fondement, la juridiction d’appel a annulé la décision ordonnant au Département de la presse de réenregistrer Oina. La société Simo s’est pourvue en cassation devant le Tribunal supérieur des affaires économiques.

2.10Le Tribunal supérieur des affaires économiques a confirmé la décision du tribunal régional mais sur un fondement différent. Il a estimé en particulier qu’une juridiction économique n’était pas compétente parce qu’en vertu de l’article 11 de la loi relative aux organisations d’information, tout recours contre une décision concernant l’enregistrement ne peut être formé que devant une juridiction civile par les membres fondateurs ou le conseil de rédaction.

2.11M. Mavlonov est revenu devant le tribunal civil interdistrict de Temiryul, qui était la première juridiction qu’il avait saisie, mais cette fois en tant que plaignant lui-même. Il s’est plaint, entre autres, des décisions arbitraires prises par le Chef du Département de la presse, qui avait enjoint M. Mavlonov de trouver un autre membre fondateur pour Oina après le premier retrait alors qu’en vertu du paragraphe 4 de la résolution no 160, une organisation d’information pouvait être enregistrée avec un seul fondateur. Une décision a été rendue le 27 mai 2002. Le tribunal interdistrict a relevé une autre allégation du Département de la presse, qui affirmait que la situation financière de Simo était précaire; il a également mis en avant une observation du Département de la presse notant que M. Mavlonov n’était pas «un journaliste de formation». Le tribunal a conclu que, premièrement, en vertu du paragraphe 9 de la décision no 160, le retrait d’un fondateur obligeait effectivement Oina à se faire réenregistrer. Deuxièmement, le tribunal a confirmé la décision de refuser le réenregistrement, sans toutefois mentionner la moindre violation de l’article 6 de la loi relative aux organes d’information. Sa conclusion était fondée sur des failles dans la demande de réenregistrement, plus précisément le fait que la date portée sur les statuts du journal ne correspondait pas à la date de leur adoption, qu’il manquait quatre pages des statuts de la société Simo et que le nom de famille du directeur de Simo n’était pas juste.

2.12M. Mavlonov a fait appel de la décision auprès de la cour civile régionale de Samarcande qui a rendu le 28 juin 2002 un jugement confirmant la décision du tribunal interdistrict. Après avoir réitéré les prescriptions techniques requises pour le réenregistrement, telles qu’elles sont énoncées dans la décision no 160 (par. 4), le tribunal a conclu: «Au regard des prescriptions du Règlement et de la loi relative aux organes d’information, l’activité du journal n’était pas conforme avec ses buts et objectifs et était contraire à la loi», comme le Département de la presse l’a correctement signalé dans sa décision. Plus loin, le tribunal ajoutait qu’il prenait «également en considération la situation financière de [“Simo”].».

2.13Avant d’introduire de nouveaux recours, M. Mavlonov a déposé le 20 août 2002 auprès du Département de la presse une nouvelle demande de réenregistrement d’Oina avec comme membre fondateur la société «Simo»; la demande a été rejetée le 20 septembre 2002. Dans une lettre le Département de la presse motivait son refus par la mauvaise situation financière du journal et par le fait que les buts et les objectifs énoncés dans les statuts n’avaient pas été modifiés − alors que jusqu’à cette date les buts et objectifs n’avaient jamais fait l’objet de commentaires négatifs de la part du Département de la presse ni de la part des tribunaux. La seule chose qui en avait été dite auparavant était que les buts et objectifs d’Oina n’étaient pas conformes à ses statuts.

2.14M. Mavlonov s’est alors adressé au Président du tribunal régional de Samarcande et à la Cour suprême pour demander un contrôle juridictionnel, ce qui a été refusé en date du 5 novembre 2002 et du 2 mai 2003 respectivement; toutes les autres démarches faites pour obtenir un réexamen de la décision par la Cour suprême ont été rejetées, la dernière fois en date du 23 septembre 2004. M. Mavlonov en conclut que de nouvelles actions auprès de la Cour suprême seraient vaines et qu’il a donc épuisé tous les recours internes.

Cas de M. Sa ’ di

3.1L’autre auteur de la communication, M. Sa’di, un lecteur régulier d’Oina appartenant à la minorité ethnique tadjike, n’a pas et n’a jamais eu la moindre possibilité concrète de contester devant les tribunaux le rejet de la demande de réenregistrement du journal. Il ne pouvait pas être aux côtés du journal en tant que partie à la première action engagée, puisque le tribunal civil s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire devant des juridictions économiques devant lesquelles, en tant que lecteur, il n’a aucune qualité pour agir. Quand l’affaire est revenue devant une juridiction civile, il s’était écoulé huit mois. Le litige n’avait fait l’objet d’aucune couverture dans les médias et M. Sa’di n’avait donc aucun moyen de savoir qu’une action civile allait être engagée. Par conséquent il n’avait aucune réelle possibilité d’intervenir à ce stade dans le litige civil. Ayant manqué l’occasion d’intervenir au procès, il a été empêché d’être partie à toutes les procédures de recours. De même M. Sa’di n’aurait pas pu engager par la suite d’action en son nom propre puisqu’il n’avait pas pu être partie à l’action initiale engagée par Oina du fait de l’application conjuguée des articles 60 et 100 du Code de procédure civile dont l’effet est de rendre définitive la décision des tribunaux relative à la question du réenregistrement d’Oina en ce qui concerne M. Sa’di. La seule autre possibilité, et encore est-elle hypothétique, aurait été de chercher à obtenir une décision déclarant inconstitutionnel le régime d’enregistrement lui-même. Or seule la Cour constitutionnelle a compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité des lois; M. Sa’di, en tant que simple citoyen, n’a pas qualité pour agir devant cette juridiction.

3.2M. Sa’di fait valoir qu’il aurait été parfaitement vain d’essayer d’engager une action devant des tribunaux locaux pour faire valoir les droits consacrés à l’article 19 et à l’article 27 du Pacte. Comme le Comité l’a expliqué, «c’est un principe bien établi du droit international et de la jurisprudence du Comité» que la règle relative à l’épuisement des recours internes ne s’applique pas aux recours «qui n’ont objectivement aucune chance d’aboutir». De plus il importe peu que l’inapplicabilité d’un recours soit en fait ou en droit. Dans l’un et l’autre cas, la victime présumée est dispensée de se prévaloir d’un recours dont l’exercice est vain.

Teneur de la plainte

4.1M. Mavlonov fait valoir que le refus du Département de la presse de la région de Samarcande de réenregistrer le journal Oina (dont il était le rédacteur en chef) constitue une violation par l’État partie de son droit à la liberté d’expression (en particulier de son droit de répandre des informations sous forme imprimée), protégé par l’article 19 du Pacte. Il explique également qu’il a été empêché, en violation des droits garantis à l’article 27 du Pacte, de jouir, en commun avec les autres membres de la minorité tadjike d’Ouzbékistan, de sa propre culture. Enfin, il se déclare victime de la violation de l’article 2, lu conjointement avec les articles 19 et 27, en ce sens que l’État partie n’a pas pris de mesures visant à «respecter et à garantir» les droits reconnus dans le Pacte.

4.2M. Sa’di fait valoir que le refus du Département de la presse de la région de Samarcande de réenregistrer le journal Oina (qu’il achetait régulièrement) constitue une violation par l’État partie de son droit à la liberté d’expression (en particulier de son droit à recevoir des informations et des idées sous forme imprimée), protégé par l’article 19 du Pacte. Il explique également qu’il est victime d’une violation des droits garantis à l’article 27, attendu qu’il a été empêché de jouir, en commun avec les autres membres de la minorité tadjike d’Ouzbékistan, de sa propre culture. Enfin, il se déclare victime de la violation de l’article 2, lu conjointement avec les articles 19 et 27, en ce sens que l’État partie n’a pas pris de mesures visant à «respecter et à garantir» les droits reconnus dans le Pacte.

4.3Les deux auteurs font valoir également que le système d’enregistrement des organes de presse de l’État partie constitue en soi une violation du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte et représente de ce fait une restriction à la liberté d’expression.

Observations de l ’ État partie sur la recevabilité et le fond

5.1Le 10 décembre 2004, le 27 mars 2006 et le 2 juin 2006, l’État partie a été prié de faire parvenir ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le 30 août 2006, l’État partie a rappelé les faits de l’affaire et ajouté que l’article 13 de la loi relative aux organes d’information, fondement de la décision prise par le Département de la presse en date du 28 mars 2001 d’annuler la licence d’Oina, disposait que la demande d’enregistrement d’un organe d’information doit mentionner 1) ses fondateurs; 2) son titre et ses langues de travail et son adresse légale; 3) ses buts et ses activités; 4) son lectorat (son audience); 5) la périodicité prévue de la publication ou de l’émission, le nombre de numéros ainsi que les sources de financement et les moyens matériels et techniques. Tout changement dans l’un quelconque des éléments ci-dessus emporte un réenregistrement.

5.2L’État partie renvoie également au paragraphe 5 de la quatrième décision de l’Assemblée plénière de la Cour suprême d’Ouzbékistan relative à «certaines questions de conformité dans l’examen des affaires civiles», en date du 7 janvier 1994, dans laquelle il est indiqué que l’enregistrement ou le refus d’enregistrement d’un organe d’information ainsi que les griefs tenant à la cessation des activités des organes d’information sont de la compétence des juridictions générales (voir plus haut par. 2.10). L’État partie conclut que les décisions des tribunaux nationaux étaient bien fondées et conformes à la loi.

Commentaires des auteurs sur les observations de l ’ État partie

6.1Le 15 novembre 2006, les auteurs ont ajouté que le retard mis par l’État partie pour faire parvenir ses observations, en infraction au Règlement intérieur du Comité, a perpétué de façon excessive l’atteinte au droit à la liberté d’expression tel qu’il est garanti à l’article 19 du Pacte − empêchant, dans le cas de M. Mavlonov, la parution d’Oina et, dans le cas de M. Sa’di, la réception des informations et des idées sous forme imprimée. Ils font valoir que le retard a perpétué aussi l’atteinte au droit d’avoir leur propre culture garanti à l’article 27 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2, qui fait à l’État partie obligation de prendre des mesures concrètes visant à «respecter et à garantir» les droits reconnus dans le Pacte. De plus, l’un des deux auteurs, M. Mavlonov, a été obligé de quitter d’urgence l’Ouzbékistan depuis que la communication a été adressée au Comité.

6.2Les auteurs font valoir en outre que l’État partie n’a répondu à aucun des griefs précis qu’ils avaient énoncés dans leur communication initiale. L’État partie affirme que «les décisions des tribunaux nationaux étaient bien fondées et conformes à la loi» mais les auteurs objectent que le fond de leur communication au Comité n’est pas la conformité des actions prises contre eux par les autorités de l’État partie en application de la loi, mais le non-respect par celles-ci des dispositions du Pacte. L’État partie fait une confusion entre les règles de son droit interne et le droit totalement indépendant énoncé au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Les restrictions n’étaient pas «fixées par la loi» au sens du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte et n’étaient pas non plus «nécessaires» pour protéger un but légitime.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note également que l’État partie n’a pas contesté que les recours internes aient été épuisés en l’espèce à l’égard de l’un ou l’autre des auteurs.

7.3Le Comité estime que les auteurs ont suffisamment étayé leurs griefs aux fins de la recevabilité et déclare la communication recevable.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité relève que, dans la réponse qu’il a envoyée aux allégations des auteurs, l’État partie n’a formulé aucune observation précise sur les griefs relativement aux articles 19 et 27 du Pacte, se limitant à déclarer que les décisions des juridictions nationales étaient bien fondées et conformes à la loi. En l’absence de tout autre renseignement utile de la part de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs, dans la mesure où elles ont été dûment étayées.

8.3En ce qui concerne l’article 19 du Pacte, les auteurs ont expliqué de façon très détaillée que le refus des autorités de l’État partie de réenregistrer le journal Oina constitue une violation de l’article 19 du Pacte car il ne s’agissait pas de restrictions «fixées par la loi» et répondant à un but légitime au sens du paragraphe 3 de l’article 19. De l’avis du Comité, les questions relatives à l’enregistrement ou au réenregistrement des organes d’information entrent dans le champ d’application de l’article 19 du Pacte, qui protège le droit à la liberté d’expression. Le Comité relève que l’article 19 autorise des restrictions, uniquement si elles sont fixées par la loi et sont nécessaires a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Il rappelle que le droit à la liberté d’expression est d’une importance primordiale dans toute société et que toute restriction à l’exercice de ce droit doit être justifiée au regard de critères stricts.

8.4En l’espèce, le Comité est d’avis que l’application d’une procédure d’enregistrement et de réenregistrement d’Oina n’a pas permis à M. Mavlonov, le rédacteur en chef, d’exercer sa liberté d’expression, définie au paragraphe 2 de l’article 19. Il relève que l’État partie n’a pas essayé de répondre aux griefs spécifiques des auteurs, y compris la référence faite par M. Mavlonov à la décision de la Commission qui suggère que le contenu du journal Oina est la raison avancée pour le refus de réenregistrement (voir par. 2.6 ci-dessus) et qu’il n’a pas non plus avancé des arguments pour montrer que les prescriptions constituant des restrictions de fait au droit à la liberté d’expression, qui sont applicables au cas des auteurs, étaient compatibles avec l’un quelconque des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Le Comité constate donc qu’il y a violation du droit à la liberté d’expression consacré à l’article 19 du Pacte, dans le cas de M. Mavlonov le droit de faire paraître le journal Oina et de répandre des informations, et, dans le cas de M. Sa’di, le droit de recevoir des informations et des idées sous une forme imprimée. Le Comité note que le droit du public de recevoir des informations est un corollaire de la fonction propre à un journaliste et/ou à un rédacteur en chef de répandre des informations. Il considère que le droit de M. Sa’di de recevoir des informations en tant que lecteur du journal Oina a été violé du fait que ce journal n’a pas été réenregistré.

8.5En ce qui concerne le grief des auteurs qui affirment que le régime d’enregistrement des organes d’information constitue en tant que tel une violation indépendante du paragraphe 3 de l’article 19, le Comité conclut qu’il n’a pas à se prononcer sur cette question étant donné qu’il a constaté une violation de cette disposition à l’égard des auteurs, et compte tenu plus particulièrement du peu d’informations dont il dispose.

8.6En ce qui concerne le grief de violation de l’article 27, le Comité a expliqué dans son Observation générale no 23 relative à cette disposition que cet article «consacre un droit qui est conféré à des individus appartenant à des groupes minoritaires et qui est distinct et complémentaire de tous les autres droits dont … [les individus] peuvent déjà jouir, conformément au Pacte». Il a noté expressément que «la protection de ces droits vise à assurer la survie et le développement permanent de l’identité culturelle, religieuse et sociale des minorités concernées». Enfin, le Comité a souligné que l’article 27 faisait aux États parties l’obligation de prendre «des mesures positives de protection […] contre les actes commis par l’État partie lui-même, par l’entremise de ses autorités législatives, judiciaires ou administratives […]».

8.7À ce sujet, le Comité a pris note du grief, non contesté, des auteurs qui affirment que le journal Oina publiait des articles à contenu éducatif et sur différents thèmes destinés aux étudiants et aux jeunes tadjiks, sur des manifestations et des questions présentant un intérêt culturel pour son lectorat, et informait sur les difficultés particulières rencontrées pour continuer d’assurer aux jeunes tadjiks une éducation dans leur propre langue, par exemple le manque de manuels scolaires en langue tadjike, les bas salaires des enseignants et l’ouverture forcée de classes en langue ouzbèke dans certains établissements scolaires tadjiks. Le Comité considère que, dans le contexte de l’article 27 du Pacte, l’éducation dans la langue d’une minorité est un élément fondamental de la culture de cette minorité. Enfin, le Comité renvoie à des décisions antérieures dans lesquelles il a clairement indiqué que pour trancher la question de savoir s’il y avait eu violation de l’article 27, il fallait déterminer si la restriction avait un effet «[…] tel que les auteurs sont effectivement privés du droit de jouir de leur propre culture […]». Dans les circonstances de l’affaire, le Comité est d’avis que l’existence d’une presse dans la langue de la minorité permettant au rédacteur en chef comme aux lecteurs de débattre de questions pertinentes et importantes pour la communauté minoritaire tadjike d’Ouzbékistan représente un élément essentiel de la culture de la minorité tadjike. Étant donné ce déni du droit de jouir de la culture minoritaire tadjike, le Comité constate une violation de l’article 27, lu conjointement avec l’article 2.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits des auteurs consacrés à l’article 19 et à l’article 27, lu conjointement avec l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

10.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Mavlonov et à M. Sa’di un recours utile, sous la forme du réexamen de la demande de réenregistrement du journal Oina et d’une indemnisation dans le cas de M. Mavlonov. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

APPENDICE

Opinion individuelle de Sir Nigel Rodley et de M. Rafael Rivas Posada

Pour nous, M. Sa’di n’a pas été victime d’une violation indépendante des droits que lui confère le paragraphe 2 de l’article 19. En revanche, nous reconnaissons qu’il a été victime d’une violation de l’article 27 lu conjointement avec l’article 19.

Nous jugeons peu convaincante la lecture littérale qu’a faite le Comité du droit de recevoir des informations et des idées. La position qu’il a adoptée suppose qu’il considère chaque récipiendaire potentiel de toute information ou idée qui n’a pas été dûment diffusée au regard de l’article 19 comme une victime au même titre que la personne ayant été empêchée d’exprimer ou de diffuser des informations ou des idées. Le Comité pourrait donc se retrouver tenu d’examiner les communications de chaque lecteur, téléspectateur ou auditeur d’un organe de communication de masse fermé ou censuré abusivement. Il ne s’agit pas d’un argument «raz-de-marée» – mais à l’évidence, l’interprétation littérale qu’a faite le Comité du paragraphe 2 de l’article 19 n’est pas la plus plausible. À notre avis, cet aspect de la plainte de M. Sa’di relève de l’actio popularis .

En outre, il était simplement inutile que le Comité adopte en l’espèce une position d’aussi grande portée. Personne ne nie que M. Sa’di a été victime d’une violation du paragraphe 2 de l’article 27. De plus, nous sommes convaincus que M. Sa’di est victime d’une violation de l’article 19 lu conjointement avec l’article 27, en raison du caractère particulier de l’article 27 qui prévoit que des personnes exercent des droits en tant que membres de communautés minoritaires. En l’espèce, il aurait suffi que le Comité parvienne à cette conclusion.

(Signé) Sir Nigel Rodley

(Signé) M. Rafael Rivas Posada

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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