Nations Unies

CAT/C/59/D/658/2015

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

28 mars 2017

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l ’ article 22 de la Convention, concernant la c ommunication n o 6 58 /201 5*,**

Communication p résentée par :M.F. (représentée par unconseil,Tarig Hassan)

Au nom de:La requérante

État partie:Suisse

Date de la requête:9 février 2015 (lettre initiale)

Date de la présente décision:15novembre 2016

Objet :Expulsion de la requérante vers l’Éthiopie

Question ( s ) de procédure:Griefs non étayés ; plainte manifestement infondée

Question ( s ) de fond:Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine

Article (s) de la Convention:3

1.1L’auteure de la communication, datée du 9 février 2015, estM.F., ressortissante éthiopienne, néele 5 février 1990. Elle a déposé une demande d’asile en Suisse, mais sa requête a été rejetée. Elle fait l’objet d’une décision de renvoi vers l’Éthiopie. Elle soutient que son rapatriement forcé vers l’Éthiopie constituerait une violation, par la Suisse, de l’article 3 de la Convention. La requérante est représentée par MeTarig Hassan.

1.2Le 11 février 2015, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser M. F. vers l’Éthiopie pendant que sa requête est en cours d’examen par le Comité.

Les faits tels que présentés par l a requérant e

2.1La requérante est une ressortissante éthiopienne, originaire d’Addis-Abeba. Elleappartient à l’ethnie amhara et est de confession orthodoxe.

2.2La requérante allègue qu’en 2008-2009 (2001 selon le calendrier éthiopien), elle est devenue membre du parti Ginbot 7, alors qu’elle travaillait comme infirmière à l’hôpital Zewditu. Le directeur médical ayant découvert qu’elle était membre de ce mouvement d’opposition lui aordonné de devenir membre du parti Ehadeg, sous peine de devoir quitter son travail. Pour cette raison, elle a dû abandonner son emploi et est devenue femme au foyer, tout en continuant de participer aux réunions de sa cellule et demener des campagnes de sensibilisation et d’information surGinbot 7.

2.3Son compagnon était aussi membre de ce parti d’opposition, raison pour laquelle il a été interpelé, le 2 mai 2012, à leur domicile à Addis-Abeba et a été emprisonné.

2.4Le 8 mai 2012, une audience publique a eu lieuà la cour, au coursde laquelle la requérante a vu son compagnon pour la dernière fois. Elle a été interrogée sur les activités de ce dernier par la police le 17 mai 2012. La police a confisqué son téléphone portable et sa carte d’identité et lui a ordonnéde lui remettredes documents concernant les activités politiques de son compagnon. La requérante a également été frappée et insultée par les policiers. Le 22 mai, une deuxième audience de son compagnon devait avoir lieu. La requérante n’a pas pu y assister. Le 24 mai 2012, elle a été arrêtée, interrogée et maltraitée une deuxième fois par la police, qui voulait la forcer à donnerdes preuves de ce que son compagnon et elle étaient des membres du parti Ginbot 7. Craignant d’être placée en détention à son tour et étant sans nouvelles de son partenaire, la requérante a quitté l’Éthiopie avec sa fille le 9 juin 2012 pour la Suisse, en passant parl’Italie.

2.5Sa fille et elle sontentrées illégalement en Suisse le 11 juin 2012 et y ont demandé l’asile. La requérantea été entendue le 18 juin 2012 et le 20 juin 2014 par les autorités compétentes sur les motifs de sa demande d’asile.

2.6Le 20 octobre 2014, l’Office fédéral des migrations (actuel Secrétariat d’État aux migrations) a rejeté sa demande d’asile et ordonné son renvoi en Éthiopie. Le 20 novembre 2014, la requérante a interjeté appel contre cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral. Le 12 janvier 2015, le Tribunala rejeté le recours. Le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunaladministratif fédéralconsidèrent que la requérante n’aurait pas rendu vraisemblable qu’elle était membre du parti Ginbot 7. Le Secrétariat d’État aux migrations a ordonné à la requérante de quitter la Suisse le 18 février 2015 au plus tard.

Teneur de la plainte

3.1La requérante soutient qu’elle est victime d’une violation de l’article3 de la Convention par les autorités suisses qui ont ordonné son renvoi vers un pays où elle sera certainement exposée à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle prétend que son appartenance au parti Ginbot7 et ses activités politiques en Éthiopie et en Suisse– oùelle a participé aux réunions du parti par vidéoconférence –la mettentpersonnellement en danger. Selon la requérante, les autorités suisses auraient appliqué un degré de preuve trop sévère en sortant ses déclarations de leur contexte ainsi qu’en ne prenant pas suffisamment en compte le contexte culturel et son état de santé psychique lors des auditions.

3.2La requérante invoque également le fait que le Parlement éthiopien a déclaré en 2011 Ginbot7 comme organisation terroriste. Elle affirme que les membres de Ginbot7, quel que soit leur degré d’engagement, sont particulièrement en danger et susceptibles d’être arrêtés arbitrairement et de subir des sévices en prison.

3.3En outre, la requérante prétend que ses activités politiques ainsi que l’activité de son compagnon ont attiré l’attention des services de sécurité éthiopiens, ce qui accroît encore le risque manifeste de persécution, de torture etde traitements inhumains ou dégradants qui existe pour elle en cas de retour en Éthiopie.

3.4La requérante indique par ailleurs qu’elle souffre de stress post-traumatique et que sa fille a un retard de langage important et présente destendances autistiques.

Obse rvations de l ’ État partie sur le fond de la communication

4.1Le 11 août 2015, l’État partie a soumis des observations sur le fondde la communication. L’État partie reconnaît que la situation en Éthiopie en matière de droits de l’homme est préoccupante à maints égards. Toutefois, cette situation ne saurait, à elle seule, constituer un motif suffisant pour conclure que l’auteure risquerait d’être victime de torture à son retour dans son pays d’origine.L’État partie considère que la requérante n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’elle courrait un risque prévisible, réel et personnel d’être soumise à la torture en cas de renvoi en Éthiopie.

4.2La requérante affirme avoir été maltraitée et menacée à deux reprises par les forces de police les 17 et 24 mai 2012. Les autorités suisses ont relevé de telles incohérences dans ses propos qu’elles les ont considérés comme nonplausibles. Ainsi, ce n’est que lors de sa deuxième audition que la requérantea fait valoir qu’elle avait été interpelée à son domicile le 24 mai 2012. Lors de sa première audition, elle a précisé dans une même phrase avoir été interrogée le 17 mai 2012 et avoir quitté l’Éthiopie le 9 juin suivant, sans faire référence à cet événement qui se serait déroulé dans l’intervalle. L’État partie considère qu’il n’est pas crédible que la requérante ait omis de parler, même brièvement, de cette interpellation, alors même qu’elle a ensuite affirmé avoir été détenue durant plusieurs heures, sévèrement frappée et menacée de mort à cette occasion, et que c’est à la suite de cette interpellation qu’elle aurait décidé de partir à l’étranger. De plus, au sujet de sa première interpellation, la requérantea d’abord affirmé avoir été interrogée par quatre à cinq policiers, alors qu’elle a ensuite dit avoir été interrogée par une seule personne.

4.3L’État partie considère également que les allégationsde la requérante selon lesquelles elle risquerait d’être torturée en cas de retour en raison de son appartenance au parti Ginbot 7 depuis 2008-2009 ne paraissent pas crédibles. Durant la première audition, elle a uniquement mentionné les activités politiques de son compagnon. Appelée à apporterd’autres raisons qui empêcheraient son retour en Éthiopie, elle n’a rien ajouté. Ce n’est que lors de la deuxième audition qu’elle a déclaré être elle-même active au sein du parti Ginbot 7, raison pour laquelle elle serait recherchée par les autorités éthiopiennes. L’État partie considère que si la requérante avait réellement exercé une telle activité politique et si elle était recherchée pour cette raison, elle n’aurait pas omis de faire référence à cet élément essentiel lors de la première audition.

4.4De plus, la requérante a décrit ses activités au sein deGinbot 7 de manière confuse. La question de savoir comment elle avait adhéré au parti a dûlui être posée plusieurs fois avant qu’elle ne déclares’être adressée à un ami de son partenaire, qui l’aurait mise en contact avec le parti, sans toutefois préciser les conditions de son adhésion. Les autorités suisses ont encore relevé le manque de crédibilité de l’affirmation de la requérante selon laquelle elle ne se serait pas adressée à son partenaire quant à son adhésion au parti parce que, jusqu’à son adhésion, elle ignorait qu’il en était membre. Elle n’a d’ailleurs pas expliqué comment, dans ces conditions, elle aurait été informée des activités de l’ami de son partenaire. Au sujet des réunions du parti, la requérante a également fait des déclarations vagues et inconsistantes, qui ne révèlent pas un réel vécu. Elle n’a pas répondu de manière circonstanciée aux questions posées, mais de façon brève et évasive, forçant l’auditeur à tenter d’approfondir le sujet en posant d’autres questions. Il s’est avéré que l’auteure ignore la période à laquelle le mouvement en question est devenu illégal et n’a aucune information sur son organisation au niveau local.

4.5Pour ce qui est des affirmations de la requérante selon lesquelles elle se serait également livrée en Suisse à des activités du parti Ginbot 7qui l’exposeraient à un risque de torture en cas de retour en Éthiopie, l’État partie rappelle que la qualité de membre de l’auteure du mouvement Ginbot 7 et ses activités pour ce mouvement en Éthiopie ont été jugées invraisemblables par les autorités suisses. Les activités qu’elle a indiqué avoir menées en Suisse ne sauraient en outre être déterminantes puisque l’auteure aurait uniquement participé à des réunions sur Internet. Ainsi, sa prétendue participation aux réunions du parti, pour autant qu’elle soit avérée, ne constitue pas une activité politique durable et intense, de nature à permettre de la considérer comme une menace sérieuse et concrète pour le Gouvernement éthiopien. Par conséquent, il n’y a pas lieu de croire que la requérante aurait, par les activités en question, attiré l’attention des autorités éthiopiennes et qu’elle serait, de ce fait, exposéeà un risque de torture en cas de retour.

4.6L’État partie relève des incohérences factuelles dans les affirmations de la requérante. Tout d’abord, en ce qui concerne l’arrestation de son partenaire, l’auteurea affirmé, lors de la première audition, qu’il aurait été arrêté par trois personnes en civil et, lors de la deuxième audition, que les trois agents étaient en uniforme. En outre, lors de la première audition, la requérante a déclaréavoir vu son partenaire à deux reprises entre l’arrestation de ce dernier et l’audience à laquelle elle aurait assisté au tribunal et, lors de la seconde audition, elle a affirméne pas l’avoir vu entre l’arrestation et l’audience. Le Tribunal administratif fédérala également relevé que la requérante, tout en faisant valoir que son partenaire aurait détenu des documents qui auraient pu prouver leur qualité de membres deGinbot 7, n’a pas été en mesure de mentionner quels étaient ces documents. Par ailleurs, elle a affirmé dans un premier temps ignorer si une deuxième audience avait eu lieu dans le procès mené à l’encontre de son partenaire car elle n’aurait pas eu le droit de le contacter. Elle a ensuite déclaré que l’audience aurait été annulée et qu’elle en aurait été informée par l’avocat de son partenaire. En ce qui concerne la première audience dans le procès contre son partenaire, l’auteurea d’abord mentionné qu’elle avaiteu lieu le 15 mai 2012, puis qu’elle s’était tenue le 8 mai 2012.

4.7En ce qui concerne les contacts de la requérante avec les membres de sa famille séjournant en Éthiopie, l’État partie considère que ses affirmations ne sont pas crédibles. Il estime qu’il n’est pas plausible que l’auteure n’ait pas informé son partenaire, qui est aussi le père de sa fille, de son départ d’Éthiopie et qu’elle n’ait pas cherché à rester en contact avec lui, au moins par l’intermédiaire de son avocat. Au surplus, elle est demeurée très vague quant aux circonstances de sa rencontre avec son partenaire et auparcours professionnel de celui-ci, ne répondant parfois pas précisément aux questions qui lui ont été posées.

4.8L’État partie note qu’il n’est pas crédible que la requérante ait coupé tout contact avec sa mère et uneamie proche en Éthiopie, considérant qu’un tel comportement serait contraire à la logique et à l’expérience générale. L’État partie considère que l’argument présenté par la requérante, selon lequel elle ne voulait pas que sa mère sache où elle séjournait à l’étranger, n’est pas convainquant, la requérante ayant communiqué une adresse en Suisse à son amie pour l’envoi de preuves et n’ayant au demeurant jamais fait valoir que la police l’aurait recherchée chez sa mère. Par ailleurs, la requérante a étéen mesure de contacter une personne en Éthiopie qui lui a envoyéses diplômes ainsi qu’une convocation de la police. En outre, après avoir indiqué dans un premier temps ne plus avoir de contacts avec des personnes résidant en Éthiopie, l’auteurea admis avoir des contacts avec les sœurs de son partenaire. S’agissant du mandat d’arrêt envoyé à l’adresse du partenaire de la requérante, déposé comme unique élément de preuve, aucune force probante ne peut lui être accordée : il s’agit d’une copie et aucune enveloppe d’expédition n’a été déposée. De plus, alors que la requérante a annoncé dès son audition du 18 juin 2012 qu’elle remettrait ce document aux autorités suisses, elle ne l’a déposé que deux ans et demi plus tard, au stade du recours devant le Tribunal administratif fédéral. Enfin, le texte du mandat n’est pas cohérent avec les affirmations de la requérante puisqu’il y est fait état d’une première arrestation de sonpartenaire avant le 2 mai 2012, ce qu’elle n’a jamais mentionné.

4.9De manière générale, confrontée à ses déclarations contradictoires, la requérante s’est contentée de nier avoir tenu despropos divergents, sans offrir d’explication plausible à leur égard. Par conséquent, la requérante n’est pas parvenue à démontrer qu’elle courait un risque personnel, actuel et sérieux d’être soumise à la torture en cas d’expulsion vers l’Éthiopie. L’Office fédéral des migrations a noté qu’au moment où il a prissadécision, l’Éthiopie ne connaissait pas de guerre civile, ni de situation de violence généralisée.

4.10Enfin, l’État partie indique que la requérante a versé au dossier des certificats médicaux concernant sa santé et celle de sa fille. Toutefois, elle ne fait pas valoir que son renvoi vers l’Éthiopie serait contraire à la Convention en raison de son état de santé ou de celui de sa fille. En tout état de cause, la question de l’exigibilité du renvoi au vu de la santé de l’auteure et de sa fille a fait l’objet d’un examen circonstancié par les autorités suisses. L’Office fédéral des migrations a relevé que de nombreuses structures médicales offrent des soins spécialisés en psychiatrie,ainsi que des médicaments, qui seraient adaptés aux besoins de la requérante. Pour ce qui est de la pathologie dont souffre la fille de la requérante (retard de langage important et suspicion de tendance autistique), ila relevé l’existence de structures spécialisées pour la prise en charge d’enfants présentant des caractéristiques autistiques comme le NehemiaAutism Center. De plus, les autorités ont souligné que la requérante a achevé une formation d’infirmière et qu’elle a exercé comme telle. La requérante connaît donc bien le milieu médical et est formée pour prendre soin au mieux de son enfant. Sa mère ainsi que la famille de son partenaire se trouvant en Éthiopie, la requérante pourra aussi bénéficier de leur soutien lors de son retour. Au vu de ces éléments, l’État partie considère qu’aucun motif ne permet de conclure que le renvoi de la requérante et de sa fille n’est pas raisonnablement exigible, etinvite le Comité à constater que le renvoi de l’auteure ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention, et le Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection à lever ces mesures.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 15 février 2016, en réponse aux observations de l’État partie, la requérante rappelle n’avoir mentionné la deuxième interpellation du 24 mai 2012 que lors de sa deuxième audition. La requérante soumet que la nature différente des deux auditions doit être prise en compte par les autorités suisses lorsqu’elles évaluent la crédibilité du récit d’un demandeur d’asile.La première audition sert seulement à relever l’identité et le trajet de fuite de la personne concernée, qui est également invitée à énoncer brièvement les raisons de sa fuite.Il est vrai que, lors de la première audition, la requérante n’a pas mentionné explicitement l’interpellation du 24 mai 2012. Elle a relaté sa situation demanière globale. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter sa réponse à la question sur le nombre de jours écoulés entre l’événement fondant son départ et son départ effectif. Eneffet, elle dit avoir été interpelée le 17 mai 2012 et avoir quitté le pays le 9 juin 2012. Lefait qu’elle ait utilisé le pluriel en parlant de « ces interrogatoires » lors de la première audition met en évidence qu’elle a été victime de plusieurs interrogatoires, durant lesquels elle a été torturée. Puisqu’il s’agit d’une audition brève et sommaire, on ne peut pas lui reprocher d’avoir omis de parler des détails des différentes interpellations.

5.2Par ailleurs, il s’agit d’événements traumatisants pour la requérante: à plusieurs reprises elle a été insultée et frappée par les autorités éthiopiennes. Il ressort également des certificats médicaux qu’elle souffre d’un état dépressif majeur et qu’elle a des idées suicidaires. Ce traumatisme psychique doit être pris en compte pour apprécier la crédibilité de son témoignage.

5.3Concernant le nombre de policiers qui l’ont interrogée, il convient de rappeler que la requérante a toujours insisté sur le fait que lors de la première interpellation, elle a été arrêtée par deux policiers et interrogée par un autre policier en présence de trois autres personnes. Elle ne s’est donc pas contredite par rapport au nombre de policiers qui l’ont interrogée.

5.4Par rapport aux activités politiques de la requérante en Éthiopie, elle réaffirme avoir fait partie d’un groupe politique dont les membres sont particulièrement en danger. En effet, le Parlement éthiopien a déclaré le parti Ginbot 7 parti terroriste, de sorte que ses membres sont fortement susceptibles d’être arrêtés. Ils sont persécutés et arrêtés sur la base de la loi antiterrorisme. Rien que le fait de soutenir moralement une personne ou une organisation soupçonnée de terrorisme suffit pour mener à de longues peines de prison. Le danger lié à la qualité de membre du groupe Ginbot 7 est donc incontestable, et l’État partie ne le conteste pas. La requérante affirme par ailleurs ne pas avoir évoqué qu’elle était membre de Ginbot 7 au cours de la première audience parceque ce fait n’était pas le déclencheur direct de sa fuite. La requérante considère donc quel’évocation de l’affiliation àGinbot 7 au moment de la deuxième audition ne peut pas être considérée comme tardive. Par ailleurs, la requérante affirme avoir fait des déclarations précises sur son adhésion au mouvement et ses activités politiques. La requérante précise par ailleurs ne pas avoir immédiatement mentionné son affiliation au groupe à son partenaire en raison de sa structure sécrètequi l’interdisait.

5.5De plus, il ne ressort pas du raisonnement de l’État partie que la requérante aurait ignoré l’organisation du parti Ginbot 7 au niveau local. Elle a décrit en détail les rencontres avec les autres membres de sa cellule et a fourni des informations sur le chef et sur la fondation du mouvement que seul un membre peut connaître.

5.6En ce qui concerne ses activités politiques en Suisse, la requérante précise qu’elle n’était pas en mesure de se déplacer aux réunions politiques de Ginbot 7 en Suisse car elle est seule avec son enfant mineure. Pour poursuivre ses activités politiques pour le mouvement, elle a donc participé à des réunions en ligne. La question de savoir si ces activités peuvent être définies comme durables et intensesdoit être analysée au regard de ce que, selon les autorités éthiopiennes, le fait de soutenir moralement une personne ou une organisation soupçonnée de terrorisme constitue en soi une menace sérieuse et concrète. De plus, il est probable que les activités de la requérante sur Internet soient connues des autorités en Éthiopie. HumanRights Watch a constaté que le contrôle des activités sur Internet par les autorités éthiopiennes va au-delà des frontières nationales. En plus de son affiliation au groupe Ginbot 7, la requérante est également membre actif de l’Association des Éthiopiens en Suisse. Elle consacre ainsi beaucoup de temps et d’énergie à l’organisation et à l’animation de manifestations contre le régime éthiopien. La requérante affirme qu’elle se trouve très probablement sur la liste noire de la mission éthiopienne de Genève en tant qu’activiste contre le régime éthiopien.Par conséquent, ses activités politiques en Suisse sont propres à l’exposer à un risque de torture en cas de retour en Éthiopie.

5.7Pour ce qui se réfère aux incohérences factuelles de certaines de ses affirmations, la requérante soumet que les contradictions s’expliquent parle temps écoulé entre l’événement en question et la deuxième audition (plus de deux ans). Elle considère par ailleurs que cette seule contradiction ne peut justifier de conclure à l’absence totale de crédibilité de l’ensemble de ses affirmations. Au demeurant, elle a décrit cet événement avec beaucoup de détails. En ce qui concerne le nombre de rencontres avec son partenaire entre l’arrestation de celui-ci et l’audience au tribunal, la requérante considère que la seule divergence de son récit est que, lors de la première audition, elle a dit avoir vu son partenaire la dernière fois le 15 mai 2012 (au lieu du 8 mai 2012) et, de ce fait, l’avoir vu deux fois après son arrestation (au lieu d’une fois). Cette légère divergence n’est pas suffisante pour conclure que le récit de la requérante n’est pas vraisemblable. En outre, la requérante précise avoir de la peine à se souvenirde tout en raison des problèmes psychiques dont elle souffre à cause desévénements traumatisants qu’elle a vécus.

5.8Par rapport au fait qu’elle n’a pas été en mesure de décrire les documents recherchés par les autorités éthiopiennes, la requérante explique qu’elle a répondu qu’ils cherchaient les documents de Ginbot7 et la liste des membres afin de disposer d’une preuve l’inculpant, ainsi que son partenaire. La requérante affirme que son partenaire était en possession de documents en ligne avec des informations sur les activités du groupe, sur le programme des réunions, ainsi que sur les membres du parti. En ce qui concerne l’allégation de l’État partie selon laquellela requérante aurait ignoré la date de la deuxième audition de son partenaire, elle rappelle qu’elle a toujours affirmé que celle-ci avait été repoussée au 22 mai 2012 et qu’elle n’avait pas pu y assister. Pour cette raison, elle ne savait pas avec certitude si cette audition avait eu lieu, et à quelle date.

5.9S’agissant du manque de contact avec son partenaire et du fait qu’elle ne l’a pas informé de son départ d’Éthiopie, la requérante explique que son partenaire était emprisonné à cause de son activité politique et que le Gouvernement éthiopien lui interdisait tout contact avec le monde extérieur. De ce fait, la requérante n’était pas en mesure de l’informer de son départ, lequel s’est fait dans l’urgence, sans qu’elle puisse attendre une opportunité deparler à son partenaire ou à l’avocat de ce dernier. La requérante affirme toutefois avoir gardé le contact avec les sœurs de son partenaire pour avoir de ses nouvelles. Pour ce qui est de l’absence de contact avec sa mère et son amie proche après son départ d’Éthiopie, la requérante rappelle que les autorités éthiopiennes contrôlent les appels des résidents avec l’étranger, ce qui rend tout appel dangereux et explique qu’elle n’ait pas contacté sa mère.La requérante affirme toutefois avoir contacté son amie proche pour qu’elle lui envoie des preuvesdestinées à prouver sa situation de détresse aux autorités suisses, malgré le risque que pouvait représenter une telle démarche. Depuis, elle a coupé tous contacts avec ses proches en Éthiopie pour des raisons de sécurité. La requérante considère donc qu’il n’est pas clair en quoi ses relations familiales ne seraient pas crédibles.

5.10Enfin, en ce qui concerne la validité du mandat d’arrêt soumis par la requéranteet contesté par l’État partie, elle explique que le fait que le mandat d’arrêt mentionne une arrestation antérieure à celle rapportée par la requérante ne remet pas en question la validité de ce document. En fait, elle comptait décrire les faits qui l’ont amenéeà quitter l’Éthiopie et n’a donc pas parlé de cette ancienne arrestation. D’ailleurs, le contenu du mandat d’arrêt est absolument conforme au récit de la requérante.

5.11La requérante a des problèmes de santé physiques et psychiques : elle souffre d’un asthme bronchique, d’une hernie hiatale, d’une pangastrite et d’une polypose nasosinusienne. D’après ses médecins, il est impératif qu’elle suiveson traitement médical de manière régulière et précise. L’un des médecins considère qu’il est indispensable que la requérante puisse rester en Suisse à cette fin. En termes de santé psychique, la requérante souffre d’un état dépressif majeur et d’idées suicidaires. D’après les deux médecins, cet état dépressif tend à devenir chronique et s’est exacerbé suite au refus de sa demande d’asile. Elle a donc besoin de soins psychiatriques soutenus et réguliers. Il serait souhaitable qu’elle puisse continuer à bénéficier d’un traitement de qualité et qu’elle ne soit plus exposée à des situations de stress.Elle souffre également de troubles de la concentration et de la mémoire, ce qui explique au moins partiellement les imprécisions et les contradictions de ses déclarations au coursdes auditions devant les autorités suisses. Pour apprécier la crédibilité de la requérante, il est donc impératif de prendre en compte son état mental précaire, ce que les autorités suisses n’ont pas fait, de l’avis de la requérante.

5.12En conclusion, il existe des raisons sérieuses de craindre que la requérante soitexposée à la torture en cas de retour en Éthiopie. La requérante invite donc le Comité à constater que son renvoi serait contraire au principe de non-refoulement et constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il ne peut examiner aucune communication émanant d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que l’État partie a reconnu, en l’espèce, que la requérante avait épuisé tous les recours internes disponibles. En conséquence, le Comité ne voit aucun obstacle à la recevabilité et déclare la requête recevable.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2Le Comité doit déterminer si, en renvoyant la requérante en Éthiopie, l’État partie manquerait à l’obligation qui lui est faite en vertu du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ni refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

7.3Le Comité doit évaluer s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risque personnellement d’être soumise à la torture en cas de renvoi en Éthiopie. Pour ce faire, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, notamment de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle cependant que l’objectif de cette évaluation est de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Dès lors, l’existence dans un pays d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que cette personne risque d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser qu’elle serait personnellement en danger. À l’inverse, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

7.4Le Comité rappelle son observation générale no 1 (1997)sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention, et réaffirme que l’existence d’un risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable, le Comité rappelle que le fardeau de la preuve incombe généralement au requérant, qui doit présenter des arguments défendables établissant qu’il encourt un risque prévisible, réel et personnel. Le Comité rappelle également que, conformément à cette observation générale, il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais qu’il n’est pas lié par de telles constatations et est, au contraire, habilité, en vertu du paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire.

7.5La requérante affirme qu’en Éthiopie elle pourrait être persécutée ou exposée à la torture en raison de son appartenance au parti Ginbot 7 et de ses activités politiques en Éthiopie et en Suisse, et de la déclaration en 2011 de Ginbot 7 comme organisation terroriste. Elle ajoute que même les simples membres ou sympathisants de Ginbot 7 sont susceptibles d’être arrêtés arbitrairement et de subir des sévices en prison, et se réfère aux interrogatoires qu’elle a subis dans le passé et à l’intérêt des services de sécurité pour les activités politiques de son compagnon.

7.6En l’espèce, le Comité note que la requérante affirme avoir été maltraitée et menacée à deux reprises par la police les 17 et 24 mai 2012 en raison de ses activités politiques. Le Comité note également que, d’après l’État partie, l’absence de référence par la requérante au cours de sa première audition à son interpellation du 24 mai 2012, durant laquelle elle a été détenue plusieurs heures, sévèrement frappée et menacée de mort, et les contradictions de ses affirmations quant au nombre de policiers qui l’ont interrogée, rendraient ses allégations non crédibles. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, les activités politiques de la requérante en Suisse, pour autant qu’elles soient avérées, ne constituent pas une activité durable et intense qui puisse être considérée comme une menace sérieuse et concrète pour le Gouvernement en place. Le Comité prend note des rapports médicaux concernant la santé de la requérante, indiquant un état dépressif majeur et des idées suicidaires, comme des symptômes du stress post-traumatique dont elle souffre. Le Comité prend également note de ce que la crédibilité de la requérante devrait être appréciée en tenant compte de la précarité de sa santé psychique. Le Comité note aussi que, selon l’État partie, il existe de nombreuses structures médicales adaptées pour soigner la requérante et sa fille en Éthiopie, où la requérantepourra être soutenue par la présence de sa mère et de la famille de son partenaire.

7.7Le Comité rappelle qu’il lui appartient de déterminer si la requérante court actuellement le risque d’être soumise à la torture en cas de renvoi en Éthiopie. Le Comité note que la requérante a eu amplement la possibilité d’étayer et de préciser ses griefs, au niveau national, devant l’Office fédéral des migrations et le Tribunal administratif fédéral, mais que les éléments apportés n’ont pas permis aux autorités nationales de conclure que sa participation aux activités politiques, pour autant qu’elle soit avérée, pourrait la mettre en danger de subir des actes de torture à son retour. De plus, le Comité rappelle que l’existence de violations des droits de l’homme dans le pays d’origine n’est pas suffisante en soi pour conclure qu’un requérant court personnellement le risque d’être torturé. Sur la base des informations dont il dispose, le Comité conclut que la requérante n’a pas apporté la preuve que ses activités politiques revêtent une importance suffisante pour attirer l’intérêt des autorités de son pays d’origine et conclut que les informations fournies ne démontrent pas qu’elle risquerait personnellement d’être torturée si elle retournait en Éthiopie.

8.Dans ces circonstances, le Comité considère que les informations soumises par la requérante ne sont pas suffisantes pour établir qu’elle courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture si elle était renvoyée en Éthiopie.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante vers l’Éthiopie ne constituerait pas une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention.