Nations Unies

CAT/C/64/D/615/2014

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

12 septembre 2018

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la Communication no 615/2014 * , **

Communication p résentée par :

Joyce Nakato Nakawunde (non représentée par un conseil)

Au nom de :

Joyce Nakato Nakawunde

État partie :

Canada

Date de la requête :

25 juin 2014 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 30 juin 2014

Date de la présente décision :

3 août 2018

Objet :

Expulsion vers l’Ouganda

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés ; non-épuisement des recours internes ; incompatibilité avec la Convention

Question(s) de fond :

Risque pour la vie et risque de torture ou de mauvais traitements en cas d’expulsion vers le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

1 et 3

1.1La requérante est Joyce Nakato Nakawunde, de nationalité ougandaise, née le 13 avril 1966. Elle soumet la requête en son nom et au nom de sa fille de 11 ans, Sanyu, née au Canada le 14 mai 2004. La requérante, qui dit être lesbienne, fait l’objet d’un renvoi forcé du Canada vers l’Ouganda parce qu’elle est restée dans le pays au-delà de la durée de validité de son permis d’études. Elle affirme qu’en la renvoyant de force en Ouganda, le Canada violerait les droits qu’elle tient des articles 1 et 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle craint d’être arrêtée, torturée, voire tuée par la police ougandaise et des groupes homophobes si elle est expulsée. La requérante n’est pas représentée par un conseil.

1.2Le 30 juin 2014, conformément à l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas renvoyer l’auteure en Ouganda tant que sa requête serait à l’examen.

1.3Le 2 septembre 2014, la Cour fédérale du Canada a autorisé la requérante à introduire une requête en contrôle judiciaire de la décision prise à l’issue du deuxième examen des risques avant renvoi dont elle avait fait l’objet. L’audition, qui devait avoir lieu le 1er décembre 2014, a ensuite été reportée au 20 janvier 2015 à la demande du conseil de la requérante. Une décision favorable aurait eu pour effet de donner droit à la requérante à un nouvel examen des risques avant renvoi et de surseoir à son renvoi dans l’attente de la décision sur laquelle aurait débouché l’examen. Si, dans le cadre de cet examen, il avait été déterminé que la requérante avait besoin d’une protection, elle n’aurait pas été renvoyée et elle aurait pu faire une demande de statut de résident permanent. Le 21 novembre 2014, l’État partie a donc demandé que l’examen de la requête soit suspendu dans l’attente du contrôle judiciaire. Le 10 mars 2015, compte tenu des informations dont il disposait, le Comité a décidé de suspendre l’examen de la requête et les mesures provisoires jusqu’à ce que toutes les procédures internes soient achevées. Le 17 avril 2015, l’État partie a fait savoir au Comité que la Cour fédérale avait rejeté la demande de la requérante et a demandé que la suspension de l’examen de sa requête soit levée et qu’une prorogation lui soit accordée pour soumettre ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Le 7 août 2015, l’État partie a demandé au Comité de retirer sa demande de mesures provisoires. Le 19 août 2015, le Comité a décidé de mettre fin à la suspension de l’examen de la requête. Le 19 avril 2018, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, le Comité a refusé d’accéder à la demande de l’État partie tendant à ce que les mesures provisoires soient levées.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante est arrivée au Canada pour la première fois le 25 décembre 1999, munie d’un visa d’étudiant. Après avoir obtenu son baccalauréat universitaire, elle a sollicité un permis de travail canadien, mais son dossier lui a été retourné, accompagné d’une demande de renseignements complémentaires. Lorsqu’elle a déposé à nouveau son dossier, on lui a dit qu’elle avait manqué de peu la date butoir pour présenter une demande pour cette catégorie de visa d’immigration et qu’elle devait retourner en Ouganda. La requérante est restée illégalement au Canada d’octobre 2006 à juin 2011.

2.2La requérante s’est toujours sentie fortement attirée par les femmes plutôt que par les hommes. En Ouganda, où les relations homosexuelles sont illégales, elle a étouffé ses sentiments et est restée célibataire. En 2001, à l’Université de Winnipeg, elle s’est liée d’amitié avec Ann, une Kényane ouvertement lesbienne. En 2007, la requérante a révélé qu’elle était lesbienne. Ann l’a présentée à une canadienne, Lynne Martin, avec qui la requérante a eu une relation pendant deux ans environ. La requérante est devenue un membre actif de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre de Winnipeg et a commencé à participer aux événements que celle-ci organisait. Au cours de sa relation avec Mme Martin, elle a décidé de parler de son orientation sexuelle à sa famille en Ouganda. Si certains membres de sa famille l’ont soutenue, d’autres l’ont rejetée, comme son père, qui lui a dit qu’elle avait jeté la honte sur sa famille et a décidé de la renier. En tant que membre actif de l’Église catholique, il a également informé tous les membres de sa congrégation de l’orientation sexuelle de sa fille au cours d’une réunion d’église. La famille de la requérante vivant dans une petite communauté, cette information a été diffusée auprès de nombreuses personnes.

2.3Le père de la fille de la requérante aurait appelé un bureau de l’immigration à Winnipeg pour signaler que celle-ci séjournait et travaillait illégalement au Canada. À partir de mars 2011, la requérante a commencé à avoir des problèmes avec les services de l’immigration, et le 1er juin 2011, une mesure de renvoi a été prononcée à son égard. Le Gouvernement canadien l’a autorisée à présenter une demande d’examen des risques avant renvoi en vue de s’opposer à la mesure de renvoi.

2.4Dans la demande d’examen des risques avant renvoi qu’elle a présentée le 15 juin 2011, la requérante a affirmé que le père de sa fille voulait que Sanyu subisse une mutilation génitale féminine et qu’il tuerait la requérante si elle refusait d’autoriser sa fille à subir cette intervention. La requérante craignait d’être arrêtée par la police ougandaise, voire d’être lynchée par un groupe homophobe en Ouganda, et avait particulièrement peur du père de Sanyu, qui menaçait de s’en prendre à elle parce qu’elle était lesbienne et qu’elle refusait de soumettre sa fille à une mutilation génitale. La demande d’examen des risques avant renvoi présentée par la requérante a été rejetée le 11 juin 2012, car il a été considéré que la requérante ne risquait pas d’être persécutée, tuée, torturée ou soumise à des peines ou traitements cruels ou inhumains si elle était renvoyée en Ouganda. La requérante a appris que la mesure de renvoi prononcée le 1er juin 2011 à son encontre serait exécutée. Le 24 décembre 2012, elle a reçu un premier avis de renvoi, dans lequel il lui était demandé de se présenter à l’aéroport le 22 janvier 2013.

2.5Le 31 décembre 2012, la requérante a saisi la Cour fédérale du Canada d’une requête en contrôle judiciaire de la décision concernant l’examen des risques avant renvoi du 11 juin 2012. Par une décision en date du 22 février 2013, la Cour lui a accordé l’autorisation d’interjeter appel et a annulé la décision concernant l’examen des risques avant renvoi défavorable parce que l’agent responsable n’avait pas tenu compte de tous les éléments présentés par la requérante. La Cour a ordonné que la demande d’examen des risques avant renvoi soit réexaminée par un autre agent. Le Ministère de la citoyenneté et de l’immigration du Canada a accordé les mesures demandées, notamment en ce qui concernait le sursis du renvoi.

2.6La seconde demande d’examen des risques avant renvoi a été rejetée le 19 mars 2014 pour les mêmes motifs que ceux de la décision concernant l’examen des risques avant renvoi rendue le 11 juin 2012. Le 4 mai 2014, la requérante a saisi la Cour fédérale d’une demande d’autorisation d’introduire une requête en contrôle judiciaire de cette seconde décision défavorable, tout en demandant un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Le 14 juin 2014, elle a apporté un complément d’information en réponse aux observations formulées par le Ministère de la citoyenneté et de l’immigration. Le 13 mars 2015, La Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation d’introduire une requête en contrôle judiciaire faute d’éléments suffisants permettant d’établir que la requérante risquerait d’être tuée ou soumise à des peines ou traitements cruels ou inhumains si elle était renvoyée en Ouganda.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme qu’en la renvoyant de force en Ouganda, le Canada violerait les droits qu’elle tient des articles 1 et 3 de la Convention. Elle soutient que son renvoi lui ferait courir un risque sérieux d’être arrêtée, condamnée, torturée ou tuée en raison de son orientation sexuelle. Elle affirme que l’Ouganda ne protège pas les lesbiennes, qui sont traitées comme des délinquantes, envoyées en prison et condamnées à mort. À cet égard, elle renvoie à la récente loi ougandaise de 2014 contre l’homosexualité, qui vise à tuer les gays et les lesbiennes. Elle craint également d’être harcelée par des personnes qui connaissent son orientation sexuelle et affirme qu’elle pourrait faire l’objet d’une enquête, puisque la législation ougandaise prévoit l’obligation de dénoncer toute personne homosexuelle dans un délai de vingt-quatre heures. Elle explique en détail ses craintes et son anxiété et joint des déclarations d’amis appartenant à la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre de Winnipeg, de ses médecins et de membres de sa famille au Canada et en Ouganda, qui décrivent le risque de préjudice qu’elle risquerait de subir si elle retournait en Ouganda.

3.2La requérante dit en outre avoir particulièrement peur du père de sa fille, qui lui en veut d’être lesbienne et pense qu’elle ne devrait pas être en contact avec son enfant car elle est « mauvaise et sale ». Elle affirme qu’il a menacé à plusieurs reprises de la tuer et de faire subir une mutilation génitale à sa fille. Elle a expliqué qu’elle ne s’était même pas rendue aux funérailles de sa mère en Ouganda, car il continuait de proférer des menaces et que sa famille en Ouganda lui avait dit qu’elle ne serait pas en sécurité dans le pays.

3.3La requérante affirme qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles au Canada. Elle soutient que la requête en contrôle judiciaire qu’elle a déposée auprès de la Cour fédérale ne constitue pas un recours utile, car le plus souvent celle-ci ne permet ni de suspendre ni de retarder l’expulsion. Elle renvoie en outre à la jurisprudence du Comité dans l’affaire Nirmal Singh c.  Canada(CAT/C/46/D/319/2007, par. 8.8), dans laquelle le Comité a considéré que le contrôle judiciaire d’une décision de rejet d’une demande d’asile ou d’une décision concernant l’examen des risques avant renvoi ne constituait pas un recours utile pour le requérant.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 7 août 2015, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la requête.

4.2En ce qui concerne la recevabilité de l’affaire, l’État partie indique que la requête est irrecevable pour deux motifs. L’État partie considère que la requérante n’a pas épuisé tous les recours internes puisqu’elle n’a pas déposé de demande d’asile ou de protection auprès de la Section de la protection des réfugiés. Il rappelle que la Section est un tribunal indépendant spécialisé et quasi judiciaire qui examine les demandes présentées par des ressortissants étrangers qui souhaitent obtenir la protection du Canada parce qu’ils craignent d’être persécutés ou torturés ou de subir d’autres violations graves de leurs droits de l’homme s’ils sont renvoyés dans leur pays d’origine. La Section détermine si un demandeur est une « personne à protéger » au regard de l’article 97 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, lequel prévoit la protection des personnes qui, si elles étaient expulsées du Canada, seraient exposées à un risque réel d’être soumises à la torture au sens de l’article 1de la Convention. Une personne qui relève de la définition d’une « personne à protéger » a le droit de ne pas être renvoyée, en application de l’article 115 de ladite loi. L’État partie avance que la requérante n’a pas expliqué au Comité pourquoi elle n’avait pas demandé la protection du Canada auprès de la Section de la protection des réfugiés. Il reconnaît que la requérante, après avoir été frappée, le 1er juin, d’une mesure de renvoi, ne remplissait plus les conditions pour présenter une demande de protection auprès de la Section ; elle aurait pu toutefois le faire avant, mais ne l’avait pas fait. Puisque la requérante n’a pas déposé de demande auprès de la Section, l’État partie considère que son argumentation et son comportement ne sont pas ceux d’une personne qui craint d’être torturée ou soumise à des mauvais traitements en cas de renvoi dans son pays d’origine.

4.3L’État partie fait observer en outre que la requérante n’a pas déposé de demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il soutient que si elle avait présenté une telle demande depuis l’étranger, elle aurait pu être autorisée à rester au Canada en tant que résidente permanente si le Ministère de la citoyenneté et de l’immigration avait estimé qu’elle serait exposée à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées si elle quittait le pays. L’État partie rappelle qu’en vertu des modifications législatives apportées en 2010 au système national d’accueil des réfugiés, les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne doivent plus reposer sur un risque pour la vie ou un risque de torture ; il s’agit désormais d’apporter la preuve que le demandeur rencontrerait directement et personnellement des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées dans son pays d’origine. L’État partie regrette donc les décisions adoptées par le Comité dans les affaires Kalonzo c. Canada  (CAT/C/48/D/343/2008) et T. I . c. Canada (CAT/C/45/D/333/2007), dans lesquelles il a considéré que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne constituaient pas un recours devant être épuisé aux fins de la recevabilité. Il affirme en outre que la requérante aurait même pu saisir la Cour fédérale d’une demande d’autorisation d’introduire une requête en contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés ou d’une décision concernant une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

4.4En outre, l’État partie soutient que la requérante, qui considère qu’elle courrait personnellement un risque réel de subir un préjudice en Ouganda et que son expulsion constituerait une violation de l’article 3 de la Convention, n’a pas suffisamment étayé ses griefs. Il rappelle l’approche adoptée par le Comité dans son observation générale no 1 (1997) sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention, dans laquelle il souligne que, conformément à l’article 3, c’est au requérant qu’il incombe d’établir qu’il courrait personnellement un risque et que les motifs sur lesquels repose une plainte doivent être appréciés selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. L’État partie fait observer que le Comité a adopté cette approche dans de nombreuses affaires. Rappelant la description faite de l’appréciation du risque de torture dans l’observation générale no 1, l’État partie conclut qu’il n’existe pas de motif sérieux de croire que la requérante risquerait d’être soumise à la torture si elle était renvoyée en Ouganda. Il ajoute que le Comité n’a pas pour rôle d’apprécier les éléments de preuve ni de réexaminer les constatations de fait des juridictions nationales. Il fait observer que les allégations de la requérante ont été examinées par des juridictions internes compétentes et impartiales qui n’ont pas estimé que l’intéressée serait exposée à un risque personnel si elle était renvoyée en Ouganda. En outre, la requérante n’a pas apporté la preuve qu’elle avait été torturée dans le passé et qu’elle courrait un risque prévisible et personnel d’être torturée si elle était renvoyée dans son pays d’origine. L’État partie se fonde sur les conclusions des deux agents chargés de l’examen des risques avant renvoi, qui ont estimé que la requérante ne courrait pas un risque de persécution, de torture, de menace pour la vie ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants si elle était renvoyée en Ouganda. Il ressortait de la seconde décision concernant l’examen des risques avant renvoi qu’elle n’avait pas vécu en Ouganda depuis douze ans et que les éléments de preuve présentés ne permettaient pas d’établir qu’elle serait prise pour cible pour quelque raison que ce soit à son retour. Enfin, le Ministère de la citoyenneté et de l’immigration a tenu compte de la situation dans le pays et de la situation personnelle de la requérante et a conclu que l’intéressée n’avait pas besoin d’une protection.

4.5L’État partie relève que la requérante a soumis au Comité de nouveaux éléments de preuve, notamment des lettres de sa famille ainsi que de particuliers et d’organisations au Canada. Cependant, le Comité n’a accordé aucun poids à ces éléments car il ne s’agissait pas d’informations de première main et qu’ils ne permettaient pas d’établir que la requérante serait exposée à un risque réel et personnel d’être torturée si elle était renvoyée en Ouganda. Ces éléments, qui comprenaient une pétition ayant recueilli plus de 2 000 signatures, dans laquelle il était demandé au Canada de ne pas expulser la requérante compte tenu des risques auxquels elle serait exposée en Ouganda en tant que lesbienne, ainsi qu’une transcription du débat de la Chambre des communes en date du 4 juin 2014, n’établissaient pas que la requérante courrait personnellement un risque d’être torturée si elle était renvoyée en Ouganda. Dans ce contexte, l’État partie relève que la requérante n’a pas non plus demandé de sursis administratif à son renvoi auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada, alors que les requérants qui affirment avoir de nouvelles preuves de l’existence d’un risque personnel peuvent demander à l’agent d’exécution de l’Agence de surseoir à leur renvoi. La Cour d’appel du Canada a statué que les agents d’exécution devaient surseoir au renvoi s’il était démontré clairement que celui-ci exposait la personne concernée à un « risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain ». La requérante aurait aussi pu solliciter l’autorisation d’introduire une requête en contrôle judiciaire de la décision de refus de sursis administratif au renvoi et déposer une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue de la requête en contrôle judiciaire.

4.6L’État partie reconnaît toutefois que la situation des lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et intersexes en Ouganda est difficile, en particulier en raison de la loi contre l’homosexualité adoptée en 2014. Alors que certains comportements homosexuels consentis étaient incriminés et déjà passibles d’une peine d’emprisonnement à perpétuité en vertu de l’article 145 du Code pénal ougandais de 1950, la nouvelle loi contre l’homosexualité prévoit une peine d’emprisonnement à perpétuité pour un plus large éventail de comportements homosexuels et crée de nouvelles infractions passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement pour les personnes qui plaident en faveur des droits des homosexuels. L’État partie rappelle que selon le rapport du Département d’État des États-Unis de 2013 sur les droits de l’homme en Ouganda, il y avait déjà eu des arrestations pour actes homosexuels en vertu de l’article 145 du Code pénal, mais que personne n’avait jamais été reconnu coupable d’homosexualité en Ouganda. Il soutient que le fait que l’homosexualité soit érigée en infraction pénale n’est pas suffisant pour étayer des allégations d’un risque personnel de torture et que la possibilité pour l’État d’engager des poursuites n’équivaut pas à un acte de torture au sens de l’article premier de la Convention. L’État partie rappelle les constatations du Comité, qui a considéré que des conditions difficiles dans un pays ne constituaient pas en soi un motif suffisant pour établir qu’une personne risquait d’être soumise à la torture en cas d’expulsion vers ce pays et qu’il devait exister des motifs supplémentaires de penser que l’intéressé courrait personnellement un risque.

4.7L’État partie soutient par conséquent que la requérante n’a à première vue pas étayé son grief puisque la réalité d’aucun des motifs sur lesquels elle a fondé ses allégations de risque de torture, notamment le fait qu’elle courrait un risque réel et personnel d’être soumise à des actes de violence de la part du père de sa fille ainsi que du Gouvernement ougandais et de la société en général, n’a été établie.

4.8En ce qui concerne le fond de l’affaire, l’État partie estime que la requête est totalement dépourvue de fondement puisque rien dans celle-ci n’indique que la requérante serait personnellement exposée à un risque prévisible et réel et si elle était renvoyée en Ouganda.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 12 avril 2018, la requérante a transmis ses commentaires par l’intermédiaire d’un tiers, M. Alex Varricchio, un ami au Canada.

5.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, la requérante réfute l’argument de l’État partie selon lequel la requête est irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Elle rappelle qu’elle a été autorisée à séjourner au Canada de décembre 1999 à juin 2004 et de décembre 2004 à octobre 2006. Elle affirme qu’elle craignait d’être expulsée de force vers l’Ouganda et d’être exposée au risque d’être torturée, emprisonnée ou tuée. Elle ne savait pas quoi faire, elle n’avait pas d’argent, avait très peur d’être repérée par les autorités canadiennes et ne connaissait pas les voies de recours disponibles. En une occasion, elle a dit à un agent de l’immigration canadien qu’elle souhaitait présenter une demande d’asile, mais celui-ci lui a répondu qu’elle ne remplissait pas les critères requis pour ce faire. Elle soutient en outre que depuis que la mesure de renvoi dont elle fait l’objet a été prononcée, soit le 1er juin 2011, elle ne peut plus déposer une demande d’asile au Canada. Elle affirme donc qu’elle n’avait pas d’autre choix que de se cacher.

5.3La requérante affirme qu’elle n’a pas présenté de demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire parce qu’elle pensait que sa demande serait certainement rejetée compte tenu de la législation canadienne, et qu’en tout état de cause une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en cours d’examen n’a pas pour effet de suspendre une mesure de renvoi devenue exécutoire. Elle soutient en outre que dans la plupart des cas récents, la Cour fédérale a jugé que l’agent d’exécution n’était pas tenu de surseoir au renvoi en attendant que la décision concernant la demande soit prise. Elle rappelle la jurisprudence du Comité dans l’affaire Kalonzo c. Canada , dans laquelle le Comité a estimé que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ne constituaient pas un recours devant être épuisé aux fins de la recevabilité.

5.4La requérante réfute en outre l’argument de l’État partie selon lequel elle aurait aussi pu déposer une demande de sursis administratif au renvoi auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada ou solliciter l’autorisation d’introduire une requête en contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue par la Cour fédérale. Elle rappelle que la demande de sursis au renvoi doit être présentée à l’agent chargé du renvoi, qui est un agent d’exécution travaillant au sein de l’Agence des services frontaliers du Canada et qui est responsable de l’expulsion de la personne concernée vers son pays d’origine. Elle soutient qu’au Canada, le pouvoir discrétionnaire de ces agents est quasi inexistant, car ils doivent renvoyer les personnes très rapidement, et qu’il n’y a pas d’uniformité dans les décisions de la Cour fédérale sur l’opportunité de surseoir à une mesure de renvoi dans l’attente du contrôle judiciaire d’une décision défavorable concernant une demande de sursis administratif.

5.5Enfin, la requérante soutient que toute demande d’autorisation d’interjeter appel et d’introduire une requête en contrôle judiciaire déposée auprès de la Cour fédérale du Canada contre une décision en matière d’immigration rendue par le pouvoir exécutif relève du droit administratif. Lorsque la Cour fédérale est saisie d’une demande d’autoriser un contrôle des faits et des circonstances spécifiques sur lesquels un fonctionnaire s’est fondé pour prendre sa décision, elle ne peut, conformément à la législation canadienne, examiner la demande d’autorisation d’interjeter appel qu’en appliquant la norme de la décision raisonnable. La requérante soutient que le critère du caractère raisonnable sur lequel est fondé le contrôle ne constitue pas un recours suffisant, car elle se voit refuser la possibilité d’obtenir un contrôle judiciaire sur le fond de sa situation avant d’être expulsée du Canada. Elle réaffirme donc qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et demande au Comité de déclarer sa communication recevable.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête émanant d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il a été établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable que le requérant obtienne réparation par ce moyen.

6.3Le Comité prend note du fait que la requérante a engagé à deux reprises la procédure d’examen des risques avant renvoi et a contesté les décisions négatives rendues à l’issue de chacun de ces examens en saisissant la Cour fédérale d’une requête en contrôle judiciaire. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la requête devrait être déclarée irrecevable au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention au motif que la requérante n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles puisqu’elle n’a pas déposé de demande d’asile ou de protection auprès de la Section de la protection des réfugiés, ni présenté de demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ni sollicité de sursis administratif au renvoi auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada. Le Comité relève en outre que l’État partie a affirmé que la requérante aurait même pu saisir la Cour fédérale d’une demande de requête en contrôle judiciaire de la décision émanant de la Section de la protection des réfugiés ou de la décision concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

6.4Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle la procédure permettant de demander la résidence pour des considérations d’ordre humanitaire n’est pas un recours utile aux fins de la détermination de la recevabilité au titre du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, en ce qu’elle est discrétionnaire et non judiciaire et n’emporte pas sursis du renvoi du requérant. En conséquence, le Comité considère qu’il n’est pas nécessaire, aux fins de la recevabilité, que la requérante épuise la procédure de demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

6.5En ce qui concerne le fait que la requérante n’a pas présenté de demande d’asile ou de protection, le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui explique que la Section de la protection des réfugiés examine les demandes déposées par des ressortissants étrangers souhaitant obtenir la protection du Canada parce qu’ils craignent d’être victimes de persécutions, d’actes de torture ou d’autres violations graves de leurs droits de l’homme s’ils sont renvoyés dans leur pays d’origine, et qu’elle détermine si le demandeur est une « personne à protéger ». Le Comité prend également note de l’observation de l’État partie selon laquelle la requérante pouvait solliciter une protection auprès de la Section mais ne l’a pas fait, et elle n’était plus en droit de demander cette protection une fois qu’une mesure de renvoi avait été prononcée à son encontre. Le Comité prend note en outre de l’affirmation de la requérante selon laquelle elle avait envisagé d’exercer ce recours, mais elle avait peur d’être repérée par les autorités canadiennes et, de manière générale, elle ne connaissait pas les recours disponibles. À cet égard, le Comité prend note de l’argument de la requérante selon lequel en une occasion, elle a dit à un agent de l’immigration canadien qu’elle souhaitait présenter une demande d’asile, mais celui-ci lui a répondu qu’elle ne remplissait pas les critères requis pour faire une telle demande.

6.6En ce qui concerne le fait que la requérante n’a pas demandé de sursis administratif à son renvoi, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les personnes qui affirment pouvoir démontrer qu’elles courraient personnellement un risque au moyen de nouvelles preuves peuvent demander à l’Agence des services frontaliers du Canada de surseoir à leur renvoi. Le Comité note que la requérante a présenté de nouveaux éléments de preuve dans le cadre de l’examen des risques avant renvoi et du contrôle judiciaire, mais qu’elle n’a pas demandé le sursis administratif à son renvoi. Il prend note en outre de l’observation de la requérante selon laquelle elle ne connaissait aucune de ces procédures. À cet égard, il considère qu’à l’exception du fait qu’elle ne connaissait apparemment pas toutes les procédures disponibles pour épuiser les recours internes, la requérante n’a fourni aucune information sur les efforts qu’elle aurait déployés pour réussir à obtenir une aide judiciaire aux fins d’engager de telles procédures, pas plus qu’elle n’a démontré que la demande d’asile et la demande de sursis administratif au renvoi n’étaient pas des recours disponibles ou utiles.

6.7Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la requérante aurait également pu déposer une requête en contrôle judiciaire de la décision de refus d’asile ou de protection rendue par la Section de la protection des réfugiés, ou une demande de sursis administratif au renvoi ordonné par l’Agence des services frontaliers du Canada, et aurait même pu déposer une requête en sursis au renvoi en attendant l’issue de la requête en contrôle judiciaire. Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que le contrôle judiciaire dans l’État partie n’est pas qu’une simple formalité et que la Cour fédérale peut procéder à un examen au fond si cela se justifie. Tout en notant l’argument de la requérante selon lequel le contrôle judiciaire devant la Cour fédérale n’est pas un recours utile car dans la majorité des cas, il ne permet ni de suspendre ni de retarder l’expulsion, le Comité considère que la requérante n’a pas produit suffisamment d’éléments de nature à démontrer que le contrôle judiciaire de la décision de refus d’asile ou de protection ainsi qu’une demande de sursis administratif à l’expulsion n’auraient eu aucune chance d’aboutir en l’espèce, et qu’elle n’a pas expliqué pourquoi elle ne s’était pas prévalue de ces différentes possibilités.

6.8Le Comité conclut que : a) la requérante aurait pu déposer une demande de statut de réfugié au Canada, mais cette possibilité ne s’offrait plus lorsqu’elle a voulu faire une demande, et la requérante ne répondait pas aux conditions voulues pour obtenir une protection de la Section de la protection des réfugiés puisqu’une mesure de renvoi avait été prononcée à son encontre ; b) la requérante n’a pas demandé de sursis administratif à son renvoi ; c) la requérante n’a pas présenté de demande d’autorisation d’introduire une requête en contrôle judiciaire des décisions défavorables rendues et n’a pas sollicité de sursis à son renvoi jusqu’à ce qu’il soit procédé à un tel contrôle.

6.9Par conséquent, le Comité estime, comme l’État partie, qu’en l’espèce la requérante disposait de recours utiles qu’elle n’a pas épuisés. Compte tenu de cette conclusion, il considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’affirmation de l’État partie selon laquelle la requête est irrecevable au motif qu’elle est incompatible avec la Convention ou manifestement infondée. Toutefois, compte tenu des rapports d’information sur la situation des gays et des lesbiennes en Ouganda (voir le paragraphe 4.6 ci-dessus), le Comité estime que la plaignante, en tant que lesbienne, risquerait d’être arrêtée si elle était renvoyée en Ouganda. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité invite l’État partie à faire en sorte que la requérante puisse disposer de recours en appel et de l’aide judiciaire nécessaire pour contester les décisions défavorables conduisant à son renvoi forcé, et qu’elle puisse faire une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, sachant que la requérante est une mère célibataire avec une fille mineure qui a la nationalité canadienne et qui ne fait pas l’objet d’une mesure de renvoi du Canada.

6.10.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée à la requérante et à l’État partie.