Nations Unies

CAT/C/64/D/810/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

14 septembre 2018

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communicationno810/2017 * , **

Communication présentée par:

Naouel Gharsallah (représentée par un conseil, Alkarama Suisse)

Au nom de :

Sami Gharsallah

État partie :

Maroc

Date de la requête :

28 février 2017 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

3 août 2018

Objet :

Extradition de l’époux de la requérante vers la Tunisie

Question ( s ) de procédure :

Épuisement des voies de recours internes; irrecevabilité pour l’absence de justification

Question (s) de fond :

Risque de torture en cas d’extradition pour motifs politiques (non-refoulement)

Article (s) de la Convention :

3

1.1La requérante est Naouel Gharsallah, de nationalité tunisienne, née en 1970. Elle soumet la requête au nom de son époux, Sami Gharsallah, citoyen tunisien né en 1966 à Tunis. M. Gharsallah est actuellement détenu sous écrou extraditionnel à la prison de Salé 1 au Maroc en attente d’être extradé vers la Tunisie où il prétend risquer d’être soumis à la torture. La requérante invoque que l’extradition de son époux (victime présumée) constituerait une violation par le Maroc des obligations qui lui incombent au titre de l’article 3 de la Convention. Elle est représentée par la fondation Alkarama Suisse.

1.2 Dans sa requête, datée du 28 février 2017, la requérante sollicitait le Comité pour qu’il prenne des mesures provisoires. Le 6 mars 2017, le Comité, agissant en vertu de l’article 114 de son règlement intérieur, décidait d’ordonner des mesures provisoires priant le Maroc de ne pas extrader la victime vers la Tunisie tant que sa requête était examinée. Le 30 juin 2017, ayant informé le Comité du respect de cette mesure par l’État partie, la requérante transmettait une nouvelle demande de mesure de protection visant à la mise en liberté immédiate de la victime présumée. Le 7 août 2017, le Comité accédait à sa demande en invitant l’État partie à veiller à ce que le plaignant puisse bénéficier de toutes les garanties fondamentales rendues nécessaires par son état de santé lors de sa détention en envisageant notamment sa libération ou toute autre solution appropriée. Le 28 septembre 2017, l’État partie a informé le Comité du maintien en détention de la victime présumée tout en assurant qu’il bénéficiait de l’intégralité des garanties nécessaires à l’exercice de ses droits, prenant notamment en compte son état de santé.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1 Le 22 septembre 2016, à 18 heures, M. Gharsallah a été interpellé à son domicile à Tanger au Maroc par des agents de la police en civil et conduit au siège de la sûreté nationale de Tanger. Les agents de police l’ont informé qu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la Tunisie. Il a ensuite été placé en garde à vue.

2.2 M. Gharsallah a été présenté le lendemain devant le procureur du Roi près de la cour de première instance de Tanger qui lui a notifié officiellement ledit mandat d’arrêt international et précisé qu’il avait été délivré par le juge d’instruction de la 19e chambre du tribunal de Tunis à la suite d’une plainte pénale déposée contre lui par la Commission nationale d’établissement des faits, relative à de prétendus délits de concussion de fonctionnaire et de corruption. Cette instance, établie au lendemain du changement de régime politique en 2011, avait pour objectif déclaré de lutter contre les malversations et la corruption, réelles ou supposées, des membres de l’ancien régime. Transféré à la prison de Salé 1 cinq jours plus tard, M. Gharsallah a ensuite été déféré le 7 novembre 2016 devant la chambre pénale de la Cour de cassation de Rabat afin que celle-ci statue sur la demande d’extradition.

2.3 Au cours de cette audience, l’avocat de la victime présumée, Me Hichem Haddad, n’a pas manqué de soulever l’irrecevabilité en la forme de la demande d’extradition formulée par les autorités tunisiennes et son caractère politique en raison notamment du rôle de M. Gharsallah au sein du Rassemblement constitutionnel démocratique, l’ancien parti au pouvoir, et des relations personnelles qu’il entretenait avec le Président déchu, Zine Al Abidine Ben Ali.

2.4 Me Haddad a également soulevé, tant dans sa plaidoirie que par écrit dans le mémoire de référence, le risque d’atteinte à la sécurité physique et morale encouru par la victime présumée en cas de remise aux autorités tunisiennes. La victime présumée a également contesté cette demande d’extradition au motif de la motivation politique du mandat d’arrêt émis par les nouvelles autorités tunisiennes et des risques de torture et ou de mauvais traitements auxquels il serait exposé s’il venait à être extradé.

2.5 Dans une décision du 23 novembre 2016, la Cour de cassation de Rabat a rejeté, sans les discuter, tous les moyens de défense soulevés et a rendu un avis favorable à l’extradition de la victime présumée. La Cour s’est contentée d’affirmer que les délits pour lesquels M. Gharsallah faisait l’objet d’une demande d’extradition étaient également incriminés par la législation marocaine et que les faits décrits dans la demande de l’État requérant n’étaient pas de nature politique ou n’avaient pas de lien avec un crime politique. D’après la requérante, la Cour se serait cependant abstenue de répondre ou de motiver sa décision sur la question relative aux risques de torture ou de mauvais traitements encourus par M. Gharsallah dans le cas où il serait extradé vers son pays d’origine.

2.6 Craignant une arrestation en raison du climat politique qui a régné en Tunisie à la suite de l’éviction de l’ancien Président Ben Ali en 2011 et des nombreuses arrestations consécutives de ses partisans, M. Gharsallah s’est trouvé contraint de quitter la Tunisie pour le Maroc où il a obtenu un titre de résidence régulier. La requérante, ayant été informée que la Commission nationale d’établissement des faits avait déposé une plainte pénale contre son époux lui reprochant d’avoir bénéficié d’avantages indus en raison de ses liens avec l’ancien Président Ben Ali (notamment une remise d’impôt et un lot de terrain de 300 mètres carrés), a offert aux autorités officielles de régulariser cette situation en offrant de rembourser le montant de la réduction fiscale dont il avait bénéficié. Au cours de cette procédure pénale, la requérante allègue avoir prouvé que son époux n’avait reçu aucun avantage en nature du Président Ben Ali, alors que la Commission nationale d’établissement des faits n’a pu apporter aucun élément de preuve étayant ses allégations.

2.7 En dépit de cette régularisation et du remboursement de la déduction fiscale accordée à M. Gharsallah, la 19e chambre du tribunal de Tunis a émis le 13 octobre 2011 un mandat d’arrêt international contre la victime présumée donnant ainsi droit à la plainte engagée par la Commission nationale d’établissement des faits.

2.8 Quant à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes, la requérante allègue que M. Gharsallah ne dispose d’aucun recours effectif possible puisque les décisions de la Cour de cassation de Rabat, la plus haute juridiction du pays, sont définitives. La Cour de cassation de Rabat s’est prononcée favorablement le 23 novembre 2016 sur la demande d’extradition formulée par les autorités tunisiennes. Sa décision n’étant pas susceptible de recours, elle devient par conséquent définitive et exécutoire après confirmation par décret du Chef du Gouvernement.

2.9 La requérante indique que les autorités marocaines pourraient certes invoquer le fait que d’autres recours sont disponibles pour la victime présumée, à savoir un recours en annulation du décret d’extradition du Chef du Gouvernement devant la juridiction administrative pour excès de pouvoir. La requérante souligne toutefois que si cette voie de recours existe en théorie, elle n’est ouverte que dans certaines situations exceptionnelles et ne serait pas pertinente en l’espèce. Elle indique que cette procédure ne se justifierait en aucun cas en matière d’extradition pour contester un acte du Chef du Gouvernement, qui est pleinement habilité à signer un tel décret dans le cadre de ses prérogatives. Ainsi, la requérante considère que cette voie de recours ne saurait être analysée comme une voie de contestation possible et de recours valable au sens du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention en ce qu’il est peu probable qu’elle donne satisfaction à la victime présumée. Enfin, elle indique n’avoir soumis la plainte à aucun autre mécanisme de règlement ou d’enquête, en conformité avec le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention.

Teneur de la plainte

3.1La requérante allègue que l’extradition de M. Gharsallah par le Maroc vers la Tunisie constituerait une violation de ses droits tels que garantis par l’article 3 de la Convention.

3.2Elle indique que la situation des droits de l’homme est particulièrement préoccupante dans l’État requérant, où la torture, qui avait quasiment disparu au lendemain de la chute du régime du Président Ben Ali, est à nouveau pratiquée par la police et les agents de la Garde nationale. Elle allègue également que la définition de la torture figurant à l’article 101 bis du Code pénal tunisien, modifié en 2011, n’est toujours pas conforme à celle énoncée à l’article premier de la Convention. La requérante fait référence aux observations finales adoptées par le Comité au cours du dernier examen de la Tunisie en juin 2016, dans lesquelles les membres du Comité avaient relevé que la persistance de telles pratiques en Tunisie s’expliquait à la fois par un droit interne qui ne permettait pas de prévenir et punir la torture de manière conforme à ses obligations issues de la Convention ainsi que par le fait de la rémanence des pratiques du passé. Le Comité avait aussi exprimé sa préoccupation quant au fait que l’article 101 quater du Code pénal tunisien prévoyait l’exonération de peine pour les fonctionnaires publics ou assimilés qui dénonçaient « de bonne foi » ces actes, ouvrant ainsi la voie à l’impunité.

3.3La plaignante note par ailleurs que le droit tunisien ne permet pas de contester une garde à vue ni de contester les décisions du Procureur de la République de la renouveler jusqu’à douze jours, ce qui pourrait porter atteinte au droit à un procès équitable de son époux s’il était extradé. Elle indique que cette question avait été soulevée par le Comité en 2015 et que l’État partie n’a toujours pas remédié à ce manquement relatif à ses obligations internationales. La requérante indique que la situation est d’autant plus inquiétante que le Comité a reconnu que des informations indiquaient que le pouvoir judiciaire restait considérablement influencé par le pouvoir exécutif.

3.4En outre, la requérante allègue que la demande d’extradition des autorités tunisiennes est motivée par des raisons politiques. La Commission nationale d’établissement des faits, créée au lendemain du changement de régime politique de 2011, avait pour objectif déclaré de lutter contre les malversations et la corruption, réelles ou supposées, des membres de l’ancien régime. La requérante considère toutefois que la Commission a été utilisée exclusivement comme un instrument de répression politique et que la demande d’extradition émise par l’État requérant est bien de nature politique. Pour cette raison, elle allègue craindre que son époux soit soumis à des risques de procès inéquitable et de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants s’il venait à être remis aux autorités tunisiennes.

3.5Au vu de cette information et du caractère politique des charges portées contre son époux par l’État requérant, la requérante allègue que M. Gharsallah encourt de sérieux risques de torture. Elle craint aussi qu’il soit forcé de signer des aveux sous la torture dans le but de justifier les charges portées contre lui. À cet égard, elle indique que , en 2016, le Comité s’était inquiété de l’absence de cas dans lesquels les tribunaux avaient déclarés nuls et non avenus des éléments de preuves obtenus sous la torture ou la contrainte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 22 mai 2017, l’État partie a transmis au Comité ses observations quant à la recevabilité de la présente requête. En premier lieu, l’État partie précise que la décision de la Cour de cassation du 23 novembre 2016 portant avis favorable concernant l’extradition de la victime présumée peut faire l’objet d’un recours en rétractation en vertu du Code de procédure pénale marocain. L’État partie énonce la liste complète des situations dans lesquelles un recours en rétractation est possible : les arrêts rendus sur la base de faux apportés au débat en tant que preuves, les arrêts entachés d’erreurs matérielles évidentes, d’omissions de statuer sur un moyen, pour défaut de motivation ou encore les arrêts d’irrecevabilité ou de déchéance pour indications fausses contredites par des documents authentiques. De ce fait, l’État partie indique que la requérante n’a pas épuisé l’intégralité des voies de recours internes, ce qui devrait permettre au Comité de déclarer la requête irrecevable.

4.2En second lieu, l’État partie allègue qu’il ne peut, en aucun cas, être attribué à la demande d’extradition par la Tunisie un caractère politique. Il est précisé que l’arrestation de la victime présumée le 21 septembre 2016, suite à une décision du Procureur du Roi près le tribunal de première instance de Tanger du 22 septembre 2016, est tout à fait légale en ce qu’elle est basée sur un mandat d’arrêt international émis par les autorités judiciaires tunisiennes le 13 octobre 2011. L’État partie rappelle que la victime présumée a été en mesure de contester cette décision devant la Cour de cassation qui a rejeté ses prétentions. De plus, l’État partie souligne que les faits imputés à la victime présumée sont relatifs à l’exploitation de la part d’un fonctionnaire public de sa qualité en vue de tirer profit et de percevoir des intérêts indus, actes incriminés par une infraction pénale du droit tunisien qui ne fait pas l’objet de prescription.

4.3Enfin, concernant l’allégation de risque de torture contraire à l’article 3 de la Convention en cas d’extradition, l’État partie indique que lors de l’audition de M. Gharsallah par le Procureur du Roi près le tribunal de première instance de Tanger, la victime présumée aurait indiqué n’avoir aucune crainte à être jugée par les autorités judiciaires tunisiennes. Par ailleurs, l’article 721 du du Code de procédure pénale marocain prévoit que les autorités de l’État partie sont dans l’obligation de refuser l’extradition d’individus lorsqu’il existe des raisons sérieuses de croire que la demande a été présentée uniquement aux fins de poursuivre une personne en raison de ses opinions politiques ou de tout autre motif discriminatoire. De plus, l’arrestation s’est faite dans le cadre légal de la coopération d’entraide judiciaire en matière pénale et d’extradition entre la Tunisie et le Maroc. En l’espèce, l’État partie indique que ses autorités n’ont relevé aucun risque de torture en cas d’extradition.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 30 juin 2017, la requérante présentait au Comité ses commentaires sur les observations de l’État partie. Tout d’abord, elle indique au Comité que l’État partie n’a pas extradé la victime présumée vers la Tunisie, respectant ainsi la demande de mesures provisoires émise par le Comité le 6 mars 2017.

5.2La requérante précise ensuite que M. Gharsallah a effectivement indiqué lors de son audition devant le Procureur du Roi près le tribunal de première instance de Tanger qu’il n’accepterait de comparaître devant la juridiction tunisienne qu’à condition que sa sécurité physique ainsi qu’un procès non politique et équitable lui soient garantis, deux conditions qu’il estimait ne pas être réunies. Elle rappelle que ces deux conditions sont également les motifs principaux du recours présenté par Me Haddad au nom de la victime présumée devant la Cour de cassation.

5.3Concernant l’allégation de l’État partie quant à la possibilité de former un recours en rétractation contre la décision de la Cour de cassation en vertu des articles 563 et 564 du Code de procédure pénale, la requérante indique que ce recours concerne des situations exceptionnelles et constitue une voie de recours extraordinaire. Elle précise que la présente affaire ne satisfait aucune de ces situations exceptionnelles. De plus, la requérante ajoute qu’à défaut de toute mention des articles 563 et 564 du Code de procédure pénale à cet égard, ce recours ne dispose pas en pratique d’effet suspensif. Elle n’a donc pas cru nécessaire d’introduire une action en rétractation qui ne présentait pour elle aucune garantie de satisfaction puisque ce recours pendant devant la Cour de cassation n’aurait pas empêché l’État partie d’extrader la victime présumée. À cet égard, la requérante mentionne une affaire examinée par le Comité dans laquelle le Chef du Gouvernement marocain avait signé un décret d’extradition, validant une décision de la Cour de cassation favorable à l’extradition, avant même que cette dernière ne statue sur une action en rétractation, confirmant ainsi que la décision de la Cour de cassation était en pratique insusceptible de recours. Par conséquent, elle demande au Comité de reconnaître le caractère vain des recours internes et de déclarer la présente communication recevable pour avoir satisfait à l’ensemble des exigences prévues au paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention.

5.4Sur la nature politique de la demande d’extradition présentée par l’État requérant, la requérante souligne que la raison pour laquelle la Commission nationale d’établissement des faits avait déposé une plainte contre la victime présumée était fondée sur son appartenance au groupe politique de l’ancien Président Ben Ali. De plus, elle indique que le mandat d’arrêt international a été émis par la 19e chambre du tribunal de Tunis en dépit de l’absence de toute preuve contre la victime présumée. La requérante conclut que cette procédure a été introduite par une instance exécutive de nature politique investie de pouvoirs exceptionnels par un gouvernement de transition.

5.5Concernant la légalité de la détention extraditionnelle, la requérante rappelle que l’article 44 de l’Accord de Riyad sur la coopération judiciaire entre les pays arabes limite la durée de la détention à trente jours à compter de l’arrestation en l’absence de demande de prorogation de l’arrestation de la part de l’État requérant. En l’espèce, elle indique que ce délai a été largement dépassé puisque la victime présumée est en détention depuis le 22 septembre 2016. Par conséquent, la requérante indique que la détention de son époux n’est plus justifiée. Pour ces raisons, elle transmet au Comité une nouvelle demande de mesures provisoires visant à la mise en liberté immédiate de la victime présumée jusqu’à ce qu’il soit statué sur le bien-fondé de la présente requête par le Comité.

5.6Le 20 juillet 2017, la requérante a transmis au Comité un courrier de l’avocat qui avait représenté la victime présumée lors de la procédure au Maroc, Me Haddad, attestant de la détérioration de l’état de santé mentale de son client toujours en détention, qui nourrissait alors des pensées suicidaires. Par ailleurs, Me Haddad indique que les autorités de l’État partie auraient assuré que la victime présumée serait libérée dès que le Comité prendrait une décision en ce sens.

Observations de l’État partie sur le fond et sur les commentaires de la requérante

6.1Dans une note verbale du 8 septembre 2017, l’État partie a formulé des observations sur le fond de la présente requête. Il réitère tout d’abord ses arguments sur le caractère prétendument politique de la demande d’extradition en rappelant que l’arrestation est basée sur un mandat d’arrêt international émis par un tribunal tunisien sur le fondement d’une infraction pénale, que cette arrestation avait été ordonnée par le Procureur du Roi et qu’elle a même pu faire l’objet d’un recours devant la Cour de cassation. L’État partie indique que, par la suite, bien que le décret d’extradition ait été adopté par le Chef du Gouvernement, l’extradition a été suspendue pour souscrire à la demande de mesures provisoires formulée par le Comité. Dans ce contexte, l’État partie rappelle qu’en aucun cas un caractère politique ne peut être attribué à la demande d’extradition.

6.2Concernant l’allégation relative au risque de torture en cas d’extradition vers la Tunisie, l’État partie réitère ses arguments présentés au sein de ses observations préalables sur la recevabilité. Il rappelle notamment que la victime présumée avait expliqué n’avoir aucune objection à comparaître devant les juridictions tunisiennes, et que le droit marocain ainsi que la Convention d’entraide judiciaire en matière pénale et d’extradition de 1964, entre le Maroc et la Tunisie, présentent les garanties suffisantes pour que les demandes d’extradition à caractère politique ou discriminatoires soient refusées. Les autorités de l’État partie indiquent n’avoir relevé aucun risque de torture dans le cas précis de la victime présumée. Ainsi, elles soumettent n’avoir violé aucune des dispositions de la Convention.

6.3Le 28 septembre 2017, l’État partie a apporté certains éclaircissements concernant la dernière demande de mesures provisoires du Comité en date du 7 août 2017. Il indique qu’une enquête menée par les autorités marocaines a conclu que M. Gharsallah bénéficiait de conditions de détention adéquates eu égard à son état de santé, étant placé sur un pied d’égalité avec les autres détenus incarcérés dans les établissements pénitentiaires marocains et étant traité sans distinction par rapport à ceux-ci. De plus, le détenu jouirait pleinement de son droit de visite familiale ainsi que de son droit de correspondance avec son avocat. Concernant les conditions de santé de M. Gharsallah, l’État partie allègue que ce dernier a bénéficié de toute l’assistance médicale nécessaire. D’après l’État partie, la victime présumée aurait été soignée pour une légère détresse respiratoire. Concernant son acuité visuelle réduite, l’État partie indique qu’une visite avec un spécialiste en ophtalmologie agréé par l’établissement pénitentiaire a d’ores et déjà été programmée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, le Comité doit s’assurer que la requérante a épuisé les voies de recours internes disponibles, cette règle ne s’appliquant pas lorsque les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou s’il est peu probable qu’elles donneraient satisfaction à la victime présumée.

7.3Le Comité prend note de l’allégation de l’État partie selon laquelle la requête devrait être déclarée irrecevable au titre du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention considérant que la requérante n’avait pas épuisé l’intégralité des voies de recours internes puisque la décision de la Cour de cassation pouvait toujours faire l’objet d’un recours en rétractation. Il note également l’argument de la requérante relatif à la nature extraordinaire de ce recours, n’ayant pas d’effet suspensif et ne présentant par conséquent aucune garantie de satisfaction.

7.4Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle qu’en l’espèce, conformément au principe de l’épuisement des voies de recours internes, la requérante était seulement tenue d’utiliser des voies de recours directement en rapport avec le risque que son époux soit soumis à la torture en Tunisie. Le Comité note que l’État partie n’a pas précisé en quoi le recours en rétractation contre la décision de la Cour de cassation du 23 novembre 2016 pourrait influer sur l’extradition de M. Gharsallah vers la Tunisie, n’ayant pas indiqué si ce recours disposait d’un effet suspensif. Le Comité note également que l’État partie n’a pas réfuté les allégations de la requérante par rapport à l’absence d’effet suspensif du recours en rétractation. Le Comité rappelle que dans plusieurs affaires portées à son attention, un décret d’extradition avait été signé par le Chef du Gouvernement avant même que la Cour de cassation ne statue sur une action en rétractation. Prenant en considération le silence de la loi marocaine concernant le caractère suspensif du recours, le fait que l’État partie se borne à citer les cas exceptionnels d’ouverture du recours en rétractation et le fait que l’État partie n’a pas fourni d’exemple concret de jurisprudence clarifiant la nature suspensive du recours en rétractation, le Comité n’est pas en mesure de conclure que le fait pour la requérante de ne pas avoir présenté de recours en rétractation l’empêchait de soumettre sa requête au Comité. Dans les circonstances du cas d’espèce, le Comité considère que le paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ne l’empêche pas de déclarer la communication recevable.

7.5Le Comité note également que l’État partie a contesté la recevabilité de la requête pour non-étaiement dans la mesure où la requérante allègue que la demande d’extradition par la Tunisie avait un caractère politique. L’État partie a indiqué que la victime présumée a été en mesure de contester l’ordre de son arrestation devant la Cour de cassation, qui a rejeté ses prétentions, que la victime présumée aurait indiqué n’avoir aucune crainte à être jugée par les autorités judiciaires tunisiennes lors de l’audition par le Procureur du Roi près du tribunal de première instance de Tanger, et que les autorités marocaines n’ont relevé aucun risque de torture en cas d’extradition. Le Comité observe que la requérante a argumenté le risque que son époux courait en cas d’extradition, craignant pour sa sécurité physique ainsi que l’absence d’un procès équitable devant la juridiction tunisienne. Le Comité estime donc que la requérante a suffisamment étayé sa requête aux fins de la recevabilité.

7.6Le Comité en conclut que la requête est recevable au titre de l’article 22 en ce qui concerne la violation alléguée de l’article 3 de la Convention et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Dans la présente affaire, le Comité doit déterminer si, en extradant M. Gharsallah vers la Tunisie, l’État partie manquerait à son obligation issue du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention lui interdisant d’expulser ou de refouler un individu vers un autre État lorsqu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il risque d’y être soumis à la torture. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.

8.3Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que la victime présumée risque d’être soumise à la torture, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, les États parties doivent tenir compte de tous les éléments, y compris de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays de renvoi. Il s’agit cependant de déterminer si M. Gharsallah risque personnellement d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers la Tunisie. Dès lors, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir qu’il risquerait d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers ce pays; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. De même, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle est menacée d’expulsion, soit à titre individuel, soit en tant que membre d’un groupe qui risque d’être soumis à la torture dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment : l’origine ethnique du requérant ; les actes de torture subis antérieurement ; la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; la fuite clandestine du pays d’origine en cas de menace de torture. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque affaire.

8.5Le Comité doit prendre en compte la situation actuelle en matière de droits de l’homme en Tunisie et rappelle à cet égard les observations finales qu’il avait faites au sujet du troisième rapport périodique de l’État partie, selon lesquelles le Comité était préoccupé par des informations indiquant que des aveux sous la torture avaient été considérés comme recevables à titre de preuve par la justice sans qu’aucune enquête n’ait été menée sur les allégations de torture ainsi que par des informations concordantes indiquant que la pratique de la torture restait présente dans le secteur de la sécurité. Néanmoins, l’appréciation du risque de soumission à la torture ne peut être exclusivement fondée sur la situation générale qui prévaut en Tunisie, il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que la victime présumée serait personnellement exposée à un danger.

8.6Le Comité note l’allégation de la requérante selon laquelle l’extradition de M. Gharsallah vers la Tunisie lui ferait encourir de sérieux risques de torture enraison de son appartenance au groupe politique de l’ancien Président Ben Ali. Il note également les observations de l’État partie qui indique que les juridictions marocaines, au cours de la procédure interne, n’ont relevé aucun risque de torture encouru par M. Gharsallah en cas d’extradition. À cet égard, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle le risque de torture doit être apprécié selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons et indique qu’il revient généralement au requérant de présenter des arguments défendables.

8.7En l’espèce, le Comité observe que la requérante se borne à invoquer un risque de torture encouru par son époux pour motifs politiques. À ce propos, le Comité note que la requérante n’a pas indiqué si M. Gharsallah avait subi préalablement des actes de torture en Tunisie, s’il avait fait l’objet de menaces à cet effet, s’il avait été recherché, si d’autres partisans du Rassemblement constitutionnel démocratique avaient été soumis à de tels traitements depuis le changement de régime en 2011, si M. Gharsallah avait été condamné in absentia ou encore si la nature des peines qu’il encourait constituait par essence des actes de torture, de sorte à démontrer la nature personnelle du risque allégué. Quant à la nature réelle du risque, le Comité rappelle que M. Gharsallah a fui la Tunisie suite à la démission de l’ancien Président Ben Ali en janvier 2011 et que la requérante n’a pas cherché à prouver que son époux risque actuellement, plusieurs années après les faits, d’y être soumis à la torture. Enfin, le Comité observe que, puisque la requérante n’a pas été en mesure de démontrer la nature réelle et personnelle du risque, il ne peut être établi que l’extradition de M. Gharsallah l’exposerait à un risque prévisible de torture.

8.8Le Comité observe que les autorités de l’État partie ne disposaient pas, en l’espèce, d’éléments probants leur permettant d’évaluer avec plus de précision l’allégation générale de risque de torture présentée par la requérante. Sur la base de toutes les informations soumises par la requérante, y compris sur la situation générale qui prévaut en Tunisie, il estime que celle-ci n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants permettant au Comité de conclure que l’extradition de son époux vers la Tunisie lui ferait courir un risque prévisible, réel et personnel d’y être soumis à la torture.

9.Par conséquent, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’extradition de M. Gharsallah vers la Tunisie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.