Communication présentée par  :

Reyna Trujillo Reyes et Pedro Arguello Morales (représentés par les avocates Araceli González et María Adriana Fuentes)

Au nom de  :

Pilar Arguello Trujillo (décédée)

État partie:

Mexique

Date de la communication  :

1er août 2014 (date de la lettre initiale)

Références:

Communiquée à l’État partie le 12 novembre 2014 (non publiée sous forme de document)

Date d ’ adoption des constatations  :

21 juillet 2017

Les auteurs de la communication sont Reyna Trujillo et Pedro Arguello Morales, ressortissants mexicains, qui présentent la communication relativement à leur défunte fille, également de nationalité mexicaine, née le 7 juillet 1992. Les auteurs affirment que, lors de l’enquête sur le décès de leur fille, l’État partie a violé les articles premier, 2, 3, 5 et 15 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. La Convention et son Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour le Mexique le 22 avril 1981 et le 16 juin 2002, respectivement. Les auteurs sont représentés.

Rappel des faits présentés par les auteurs

* Adoptées par le Comité à sa soixante-septième session (3-21 juillet 2017).

** Les membres du Comité dont les noms suivent ont pris part à l ’ examen de la présente communication  : Gladys Acosta Vargas, Nicole Ameline, Magalys Arocha Domínguez, Gunnar Bergby, Marion Bethel, Naéla Gabr, Hilary Gbedemah, Nahla Haidar, Ruth Halperin-Kaddari, Yoko Hayashi, Lilian Hofmeister, Ismat Jahan, Rosario Manalo, Lia Nadaraia, Patricia Schulz, Wenyan Song et Aicha Vall Verges.

2.1Pilar Arguello Trujillo a été assassinée le 3 septembre 2012 dans un champ de chayottes situé dans la zone suburbaine Espejo de la ville de Coscomatepec (État de Veracruz). Son corps portait des marques de violence sexuelle, des traces de traitements dégradants et des signes qu’elle n’avait pas pu se défendre, et gisait à la vue de tous dans un lieu public, des signes caractéristiques d’un féminicide.

2.2L’enquête du Ministère public a identifié A.R.M., mineur, comme étant l’auteur possible des faits; il fut ainsi déféré à l’agent du Ministère public spécialisé dans les infractions commises par des mineurs du Parquet de Huatusco, qui fut chargé de continuer l’enquête. Par la suite, l’affaire a été confiée au Procureur du Tribunal pour mineurs de Palma Sola, de la municipalité d’Alto Lucero.

2.3Suite à l’enquête, A.R.M fut jugé pour homicide qualifié par un tribunal pour mineur. Le 3 novembre 2012, il fut acquitté par la juge par intérim du tribunal pour mineurs, en l’absence de preuves irréfutables de sa culpabilité. L’agent du Ministère public spécialisé dans les infractions commises par des adolescents a exercé un recours en appel, au motif que les preuves présentées à l’audience n’avaient pas été appréciées à leur juste valeur. Néanmoins, la sentence a été confirmée en appel par la Chambre de responsabilité pénale des mineurs du Tribunal supérieur de justice de l’État de Veracruz. D’après la sentence prononcée en appel, le Tribunal a procédé à une nouvelle analyse des preuves. Il a confirmé qu’aucun des témoignages ne permettait de prouver de manière ferme, directe et catégorique qu’A.R.M. était impliqué dans le crime. La sentence s’est également référée à la reconstitution des faits ordonnée par le Ministère public, au cours de laquelle A.R.M. avait expliqué la façon dont il avait commis l’homicide. Le Tribunal a conclu que cette reconstitution n’avait pas valeur de preuve car elle n’avait pas été menée selon les dispositions prévues par la loi. Elle s’était notamment déroulée avant la procédure orale, et non pendant celle-ci. En outre, l’article 225 du Code de procédure pénale de l’État de Veracruz dispose qu’une reconstitution peut être répétée autant de fois que nécessaire. Ainsi, aucune disposition légale n’empêchait les juges de réaliser la reconstruction avant que celle-ci ne soit proposée et admise lors de l’étape du procès. Aux fins de la condamnation ou de l’acquittement d’une personne inculpée, la présentation des preuves, stricto sensu, se fait lors de l’étape du procès. Le Tribunal a conclu que les éléments de preuve présentés par le Procureur étaient insuffisants pour confirmer la responsabilité d’A.R.M. En outre, celui-ci a nié sa participation aux faits lors du jugement.

2.4Le 23 octobre 2013, l’auteure a présenté une demande d’amparo et de protection auprès du troisième tribunal collégial en matière pénale et du travail de la septième juridiction de Xalapa, dans laquelle elle faisait valoir que les principes d’une procédure équitable et de l’égalité des parties à la procédure n’avaient pas été respectés. Le recours a été rejeté le 12 novembre 2013 au motif qu’il avait été présenté au-delà du délai de quinze jours à compter de la date à laquelle les auteurs avaient été informés de la sentence en appel, délai prévu à l’article 21 de la Ley de amparo (loi d’amparo) (25 février 2013). Cette décision a été prise bien qu’il ait été indiqué dans la décision que l’auteure n’avait pas été notifiée personnellement de la sentence, ce qui est pourtant exigé par la loi. Le 3 décembre 2013, les auteurs ont interjeté un appel pour contester la décision de rejet de la demande d’amparo. Ce recours a été également rejeté sous prétexte qu’il n’avait pas été présenté dans les délais prescrits.

2.5Les auteurs font valoir que les recours internes n’ont pas été efficaces et se sont soldés par l’impunité. Le Ministère public n’ayant pas présenté de preuves appropriées et suffisantes du crime, la juge a décidé que la responsabilité de l’agresseur n’était pas dûment prouvée. De plus, les proches de la défunte n’ont été autorisés à intervenir en aucune façon dans la procédure de première instance. L’auteure aurait pu introduire le recours en appel en tant que victime, puisqu’elle était la mère de la défunte. Toutefois, cela n’a pas été possible du fait que le Ministère public a déclaré que, assumant la représentation des victimes, il était seul habilité à introduire ce recours. Cela a limité la capacité des victimes à défendre leurs propres droits et intérêts. Les auteurs ne sachant ni lire ni écrire, ils se sont trouvés en situation de grande vulnérabilité, et se sont retrouvés incapables de prendre une décision éclairée pour défendre leurs propres droits et intérêts.

2.6Le meurtre eut lieu dans un contexte de niveau élevé de violence à l’égard des femmes, au niveau national comme à celui de l’État de Veracruz, comme en attestent différents rapports d’institutions nationales et internationales. Face à la gravité de la situation, le féminicide a été qualifié de crime pénal distinct dans l’État de Veracruz, mais cette qualification ne s’applique pas si l’auteur des faits est âgé de moins de 18 ans.

2.7D’après les auteurs, les autorités qui ont enquêté sur les faits ont fait preuve de négligence et n’ont pas pris les mesures élémentaires pour établir la vérité sur ce qui s’était passé. Elles ont aussi omis de prendre en compte les déclarations de témoins à charge contre A.R.M. Elles n’ont pas non plus retenu l’hypothèse du féminicide ni apprécié les preuves circonstancielles, les indices et les présomptions qui présentaient les caractéristiques typiques d’un féminicide, telles que les signes de violence sexuelle, la présence de lésions à caractère dégradant, les stigmates de l’incapacité de la victime à se défendre et le fait que le corps avait été laissé à la vue de tous dans un lieu public.

2.8Bien qu’il existe un protocole établissant les procédures de base que le Ministère public doit suivre lors des enquêtes en cas de féminicide, par lequel sont définies les mesures qui doivent être impérativement prises pour garantir le bon déroulement de l’enquête, ledit protocole n’a pas été appliqué dans la présente affaire, ce qui a entraîné des lacunes et des irrégularités.

2.9Cette situation s’explique, entre autres, par l’absence d’organismes spécialisés capables de mener de façon efficace et transparente les enquêtes et investigations préliminaires; l’absence ou la méconnaissance des protocoles d’enquête spéciaux en cas de féminicide; et la prédominance d’une culture patriarcale au sein du personnel judiciaire, qui stigmatise les victimes en disqualifiant régulièrement leurs déclarations, allant même jusqu’à accuser les femmes d’avoir provoqué la violence dont elles ont été victimes et qu’elles ont dénoncée. Ces déficiences se traduisent par un écart entre le nombre élevé de signalements et le faible nombre de cas débouchant effectivement sur une enquête et une poursuite en justice. Dans de nombreux cas, même si la qualification pénale est claire, des critères discriminatoires sont utilisés pour imposer des peines légères ou assortir la responsabilité pénale de circonstances atténuantes, en particulier lorsque la victime a un comportement sexuel qui ne correspond pas aux rôles et stéréotypes de genre.

2.10Dans le cas présent, lors de la mise en état au tribunal pour mineurs, la juge par intérim n’a ni examiné ni pris en compte le rapport de confiance qui existait entre la victime et l’agresseur, le fait que le corps de la victime a été laissé à la vue de tous en un lieu public, la violence sexuelle que la victime a subie, ou encore la soumission de la victime envers l’agresseur et la domination et la brutalité de celui-ci à son égard. Le fait que l’attaque avait été motivée par le refus de la victime d’avoir des rapports sexuels n’a pas été pris en compte.

Teneur de la plainte

Les auteurs affirment que les faits attestent qu’ils n’ont pas eu accès à des mécanismes judiciaires et administratifs adéquats et efficaces lors de l’enquête sur le meurtre de leur fille, qui est ainsi resté impuni. Ils affirment qu’il y a ainsi eu violation des articles premier, 2, 3, 5 et 15 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 12 janvier 2014, l’État partie a réfuté la recevabilité de la communication.

4.2L’État partie soutient que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes, car le recours en amparo a été présenté après le délai prévu par la loi. La procédure d’amparo est le recours par excellence pour la protection des droits de l’homme. Dans la mesure où les auteurs soutiennent l’existence d’omissions et de négligences de la part tant des autorités judiciaires que des autorités chargées des poursuites lors de la procédure pénale contre A.R.M., le recours en amparo est le meilleur moyen de faire entendre leurs réclamations. Contrairement à ce que déclarent les auteurs, Mme Reyna Trujillo a été informée du recours en appel rendu le 17 janvier 2013. Conformément à l’article 17 de la loi d’amparo, « le délai pour la présentation de la demande est de quinze jours ». Cette disposition s’applique en tenant compte des règles de notification fixées par la législation mexicaine. À cet égard, l’article 121 du Code de procédure pénale de l’État de Veracruz dispose que « si, bien que n’ayant pas reçu la notification sous la forme prévue, la personne à notifier a connaissance de la décision judiciaire, alors la notification est considérée comme ayant été donnée, sans préjudice de l’application de la sanction à imposer à l’auteur de l’infraction ». À cet égard, les tribunaux mexicains ont établi en ce qui concerne les demandes d’amparo direct que « lors de l’examen de la recevabilité d’une demande, il sera tenu compte du fait que le plaignant a eu connaissance de l’acte ou de son exécution, ou qu’il en a eu connaissance avant que ne lui soit notifiée la décision faisant l’objet de sa demande, indépendamment de la certification prévue à l’article 163 de la loi d’amparo ».

4.3Dans le cas présent, le tribunal a déterminé clairement que la loi « impose l’obligation d’informer, en personne plutôt que par l’intermédiaire (…) du Bureau du Procureur général, la partie lésée, la victime ou son représentant légal des décisions qui appellent une réparation du dommage, afin qu’ils soient en mesure d’exercer le droit d’interjeter ». À cet égard, « afin que la partie lésée soit effectivement en mesure d’exercer son droit de contester, par un recours en amparo, une décision dont elle estime qu’elle est en violation de garanties, cette partie doit disposer d’un recours effectif et avoir réellement connaissance du jugement prononcé par la juridiction d’appel ». À cet égard, le Tribunal fédéral a reconnu que l’auteure aurait dû être informée en personne, ce qui aurait pu se faire par l’entremise de son représentant légal; le délai de quinze jours doit commencer dès « que la personne à notifier a eu connaissance du jugement ».

4.4Les auteurs ont demandé par écrit des copies certifiées de la décision du 3 novembre 2012. Le Bureau du Procureur général a reçu leur demande le 5 février 2013. D’après un certificat signé par leur représentante légale, celle-ci a reçu les copies en question le 22 février 2013. Il ne peut donc être argué que la présentation tardive du recours en amparo du 23 octobre 2013 est imputable à l’État.

4.5Puisqu’ils n’étaient pas d’accord avec le calcul relatif à la demande de recours en amparo, les auteurs pouvaient, conformément à l’article 103 de la loi d’amparo, présenter une demande de recours de plainte. Or, la demande de recours de plainte soumise par les représentantes des auteurs a également été déposée au-delà du délai prescrit par la loi.

4.6L’État partie soutient que la communication n’est pas suffisamment étayée. Les auteurs affirment que les autorités mexicaines ont agi « en se montrant indifférentes à la dimension de genre, en ayant des préjugés sexistes et misogynes et en faisant preuve de discrimination », mais ils n’exposent pas les raisons d’une telle affirmation.

4.7L’État partie soutient également que la communication est incompatible avec les dispositions de la Convention. Il n’appartient pas au Comité de réévaluer les décisions de fait et les preuves établies par les autorités d’un État, à moins qu’il n’existe un arbitraire clair et manifeste ou un déni de justice de la part dudit État. L’État partie considère que l’interprétation de la loi, les procédures pertinentes et l’évaluation de la preuve relèvent de la compétence nationale. En outre, dans le cas présent, il ne peut être conclu que les décisions des autorités en jeu dans le procès pénal contre A.R.M. étaient clairement arbitraires ou constituaient un déni de justice.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Dans ses observations sur le fond en date du 22 mai 2015, l’État partie maintient que les faits rapportés dans la présente communication ne constituent pas des violations de la Convention.

5.2Au regard de l’article 2 de la Convention, les États parties peuvent être responsables d’actes commis par des particuliers s’ils ne prennent pas sans délai des mesures pour prévenir les violations des droits, ou pour enquêter sur les actes de violence et en poursuivre les auteurs. La présente communication concerne le meurtre de Pilar Arguello Trujillo. Or, aucun élément dans les informations soumises par les auteurs de la communication ou dans les enquêtes ouvertes par les autorités mexicaines ne dénote la participation directe d’agents de l’État à cet homicide. Le Comité doit donc évaluer si l’État mexicain s’est acquitté de son devoir de diligence en matière tant de prévention que d’enquête et de répression de l’acte.

5.3L’élimination de la violence à l’égard des femmes est pour l’État mexicain une priorité et une stratégie permanente; diverses politiques publiques ont ainsi été mises en œuvre dans l’optique de favoriser le changement culturel pour contrer les tendances machistes et patriarcales qui dominent encore dans la société mexicaine. L’État s’emploie actuellement à remédier au problème en procédant de façon systématique, transversale et coordonnée, en associant tous les secteurs.

5.4En ce qui concerne l’administration de la justice, l’État a établi un plan de prévention et de prise en charge des infractions liées à la violence sexiste sous toutes ses formes et d’adoption de mesures adaptées. Ainsi, le Programme national d’administration de la justice 2013-2018 a reconnu les cas de violence à l’égard des femmes comme étant des infractions importantes, méritant de ce fait une attention prioritaire de la part de l’État. L’objectif premier est de garantir que toutes les mesures prises pour sensibiliser les autorités et les fonctionnaires à la nécessité de prendre en charge et protéger correctement les victimes de ces infractions débouchent sur des garanties effectives d’accès à la justice pour les femmes qui signalent des actes de violence. Cette stratégie prévoit divers protocoles d’enquête qui offrent des lignes directrices tenant compte de la dimension genre à l’intention de tous les procureurs, personnels de police et experts du pays qui mènent les enquêtes pour féminicide et pour viol. Ces protocoles ont pour buts d’établir des bases théoriques et méthodologiques pour la prise en compte de la dimension genre, et de promouvoir l’application des normes du droit international ayant trait aux droits des femmes et des filles dans l’administration de la justice.

5.5Parmi les instruments précités figurent le protocole d’enquête par les procureurs, les policiers et les experts tenant compte de la dimension du genre applicable au crime de féminicide, et le protocole d’enquête par les procureurs, les policiers et les experts tenant compte de la dimension du genre applicable aux cas de violence sexuelle Par ailleurs, le protocole de la Cour suprême de justice de la Nation relatif aux procédures tenant compte de la dimension genre a pour objectifs de remédier aux problèmes décelés par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans les affaires Campo Algodonero, Fernández Ortega et al., et Rosendo Cantú et al., et de mettre en place les mesures de réparation ordonnées par la Cour. Ces protocoles visent essentiellement à garantir que les procureurs et les fonctionnaires du système judiciaire sont capables d’identifier et d’évaluer en toute objectivité les différentes incidences des délits comportant de la violence à caractère sexiste. Le protocole de la Cour suprême de justice de la Nation relatif aux procédures tenant compte de la dimension genre est utilisé à l’échelle locale, y compris par l’État de Veracruz. Pour que ce protocole et les directives − nationales et internationales − en place soient appliqués de façon appropriée, l’Institut de formation, de préparation, de spécialisation et de formation professionnelle du Pouvoir judiciaire de l’État de Veracruz dispense une formation continue aux différents intervenants de la justice de cet État.

5.6Conformément aux obligations énoncées dans la Convention, les États parties peuvent être responsables des actes commis par des particuliers en cas de risque potentiel pour une victime donnée et que, malgré cela, les autorités locales n’agissent pas avec la diligence voulue. Dans le cas présent, il ne se dégageait pas d’éléments indiquant qu’un risque potentiel particulier pesait sur Pilar Arguello Trujillo avant son meurtre. Il y avait encore moins d’éléments indiquant que l’État mexicain avait eu connaissance de la situation dans laquelle se trouvait la victime dans la période ayant précédé les violences dont elle a fait l’objet. Compte tenu de l’absence d’éléments qui auraient pu engager la responsabilité de l’État partie dans la prévention de cet homicide, le Comité ne peut qu’évaluer si l’État a fait preuve de la diligence voulue lors de l’enquête sur cet acte de violence.

5.7Conformément à l’article 2 de la Convention, les États sont tenus de fournir une protection juridique dans le cadre de la politique visant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes. De même, « les États parties doivent veiller à ce que les femmes puissent invoquer le principe d’égalité à l’appui d’une plainte pour un acte de discrimination commis par un agent de l’État ou un acteur privé en violation de la Convention ». À ce propos, le Comité a précisé que « lorsque la discrimination à l’égard des femmes est aussi une atteinte à d’autres droits de l’homme, comme le droit à la vie et à l’intégrité physique, dans des cas de violence dans la famille ou d’autres formes de violences par exemple, les États parties sont tenus d’engager les poursuites pénales appropriées ». Dans ce contexte, il a été reconnu à l’échelle internationale que l’obligation qui incombe aux États d’enquêter sur les actes de particuliers revêt un caractère particulier dans la mesure où il s’agit d’une obligation relevant des mesures et non des résultats, qui doit être évaluée au regard de l’ensemble des actions engagées par l’État.

5.8Dans le cas présent, les auteurs soutiennent que l’action menée par les autorités mexicaines en jeu dans les poursuites engagées contre A.R.M. ne satisfait pas aux obligations de l’État découlant de la Convention. Le Comité doit évaluer la procédure engagée par l’État à l’encontre d’A.R.M., mais non pas son issue. De même, lors de l’analyse des enquêtes effectuées par les autorités, le Comité devrait prendre en compte le caractère subsidiaire de son rôle. À cet égard, le Comité a souligné que, quand il examine si les États ont respecté leur obligation susmentionnée, il ne se substitue pas pour autant aux autorités nationales dans l’évaluation des faits, pas plus qu’il ne décide de la responsabilité pénale de l’auteur présumé des faits.

5.9En ce qui concerne le traitement de l’affaire par les autorités mexicaines, l’État partie signale que le siège de la police municipale de Coscomatepec, à Veracruz, a fait part le 3 septembre 2012 de la découverte du corps de Pilar Arguello Trujillo au Ministère public de la municipalité, qui a alors ouvert l’enquête ministérielle no 059/2012 contre les auteurs des faits. Le 5 septembre 2012, le Ministère public de la municipalité a déclaré que, A.R.M. étant mineur, cette affaire n’était pas de sa compétence et il l’a transférée au Bureau du Procureur de Huatusco (Veracruz) spécialisé dans la responsabilité des mineurs et la conciliation. Le 6 septembre 2012, ledit Bureau du Procureur a saisi de l’affaire le Bureau du Procureur de Palma Sosa (Veracruz) spécialisé dans la responsabilité des mineurs, qui a soumis par écrit le document dit « atribución de conducta » indiquant la responsabilité présumée de l’inculpé à la juge des garanties. Celle-ci a enregistré l’affaire et conduit l’audience de ratification et de légalisation de la détention du mineur A. R. M., au cours de laquelle elle a préconisé par mesure de précaution une détention provisoire dans un centre d’internement spécialisé pour adolescents. Le 12 septembre 2012 s’est tenue l’audience préliminaire d’A.R.M. pour sa participation probable au crime d’homicide aggravé. Les 21 et 25 septembre 2012, la juge a prononcé l’ouverture du procès.

5.10Le Ministère public spécialisé a déposé un acte d’accusation contre A.R.M. et présenté les preuves à l’appui de cet acte. Le 29 novembre 2012, l’audience du jugement a eu lieu, les charges ont été lues, les premiers arguments du Ministère public spécialisé ont été présentés, et la défense du mineur a précisé sa position initiale. Puis chacune des parties a produit les éléments de preuve. Le Tribunal pour mineurs a examiné les éléments de preuve produits par le Ministère public spécialisé (dépositions de témoins et d’experts et preuves documentaires) et a conclu qu’il y avait assez d’éléments pour établir l’existence du crime d’homicide aggravé avec abus de supériorité. Contrairement aux déclarations des auteurs de la communication, le Tribunal a tenu compte du fait que la victime était une femme, et de sa situation de vulnérabilité. Le Tribunal a mis l’accent sur les caractéristiques du crime, y compris sur les lieux des événements, qui étaient déserts, ainsi que sur la cause principale du décès, l’asphyxie par strangulation. Toutefois, le Tribunal a conclu que les preuves ne suffisaient pas pour établir la pleine responsabilité d’A.R.M., puisqu’il n’avait pas été établi clairement que l’accusé s’était trouvé en présence de Pilar Arguello Trujillo le jour des faits. Le 3 novembre 2012, l’acquittement a été prononcé, en l’absence d’éléments suffisants pour prouver la responsabilité probable du mineur.

5.11Le 20 novembre 2012, le Ministère public spécialisé a interjeté un appel. Le Tribunal de première instance qui avait connu de l’affaire a transmis les procès-verbaux du procès à la Cour de responsabilité des mineurs du Tribunal supérieur de justice de l’État de Veracruz, qui a fixé l’audience au 15 janvier 2013. Le 17 janvier 2013, la Cour a prononcé un arrêt confirmant la décision de première instance. La Cour a estimé que l’autorité de première instance avait respecté les principes de documentation, de motivation, de précision et de pertinence au moment de se prononcer. En outre, elle a procédé à une nouvelle analyse minutieuse des preuves offertes par les parties, individuellement et conjointement. Le jugement en deuxième instance, comme celui en première instance, a abouti à la conclusion qu’il y avait suffisamment de preuves pour établir le crime d’homicide avec abus de supériorité, mais pas pour prouver la responsabilité d’A.R.M.

5.12Les parties ont été notifiées du jugement prononcé par la Cour de responsabilité des mineurs, qui leur a été communiqué individuellement et a été publié sur la liste des décisions de cette Cour. Les représentants des auteurs de la communication ne s’étant pas constitués partie civile auprès du Ministère public, ils n’ont pas été informés directement de cet arrêt par la Cour. Toutefois, par communication écrite en date du 5 février 2013, les auteurs ont demandé des copies simples de la décision en appel, qui ont bien été envoyées et que leur représentant a reçues le 22 février 2013. Le délai de quinze jours stipulé par la loi d’amparo pour la présentation de la demande de protection pertinente courait à compter de cette date. Or, les représentants légaux des auteurs n’ont présenté la demande de protection concernant la décision prise en appel que le 23 octobre.

5.13La demande d’amparo reprenait les points présentés par les auteurs de la communication devant le Comité, de sorte que le recours était recevable pour examiner leurs prétentions au niveau interne.

5.14Conformément à l’article 2 de la Convention, les États parties doivent s’abstenir de tout acte ou toute pratique discriminatoire à l’égard des femmes, que la discrimination soit directe ou indirecte. En outre, les États parties ont l’obligation « d’instaurer une protection effective des femmes contre tout acte de discrimination, par voie de législation ou par le truchement des tribunaux nationaux compétents et d’autres institutions publiques ». Parallèlement, le Comité a établi que la Convention exige que les États parties modifient et transforment les stéréotypes sexistes qui se perpétuent à travers diverses institutions, y compris les lois et régimes juridiques, ainsi que par le biais des acteurs étatiques de différentes branches et différents niveaux de gouvernement. À cet égard, l’État mexicain reconnaît que les stéréotypes font obstacle aux droits des femmes à un procès équitable, et que la responsabilité de l’État se mesure à la sensibilité à la dimension genre dont font preuve les autorités judiciaires dans une affaire donnée. Néanmoins, le Comité a conclu qu’il ne lui appartenait pas de revoir l’évaluation des faits et des preuves réalisée par les tribunaux et les autorités nationaux, à moins que cette évaluation ne soit arbitraire ou discriminatoire.

5.15Tout d’abord, l’État partie réitère que les auteurs n’ont pas étayé leur affirmation selon laquelle les autorités mexicaines auraient agi au mépris des considérations de sexe, ou avec des préjugés discriminatoires sexistes et misogynes. Sous réserve de ce qui précède, aux fins de l’analyse de fond, l’État estime que les auteurs n’ont pas démontré que les autorités et tribunaux nationaux avaient fait preuve de préjugés ou de discrimination dans leurs actions et décisions.

5.16Les auteurs signalent que les autorités mexicaines n’ont pas tenu compte de la condition de femme de la victime et de sa situation de vulnérabilité spécifique. L’État partie réfute cette affirmation et signale que les tribunaux qui ont analysé cette affaire ont dûment tenu compte de ces éléments. Le Tribunal des mineurs et la Cour de responsabilité des mineurs ont conclu que Pilar Arguello Trujillo avait été victime d’un homicide avec circonstances aggravantes. Si les autorités avaient fait preuve de négligence, comme l’affirment les auteurs, la constatation du crime d’homicide − qui a bien été établi dans la présente affaire – en aurait été affectée, mais non la détermination de la responsabilité d’A.R.M. À cet égard, aucun élément ne permet de supposer que les autorités mexicaines sont parvenues à leurs décisions sur la base d’une discrimination ou de stéréotypes liés au genre.

5.17L’État partie affirme que le fait qu’A.R.M. n’ai pas été déclaré coupable de l’homicide de Pilar Arguello Trujillo n’engage pas la responsabilité internationale de l’État mexicain. L’obligation qui incombe aux États d’enquêter sur des actes à caractère privé est une obligation de mesures et non de résultats, qu’il convient d’évaluer en prenant en considération l’ensemble des actions menées par l’État. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a soutenu cette même idée en établissant que « l’obligation de l’État d’enquêter réside principalement dans la détermination des responsabilités et, le cas échéant, dans la façon de les traiter et l’éventuelle condamnation ». Toutefois, cette même Cour a précisé que « l’obligation précitée a trait aux moyens et à la conduite et qu’elle n’est pas non honorée par le seul fait que l’enquête n’a pas produit de résultat satisfaisant ». En outre, la Cour interaméricaine a souligné que « les actions entreprises pour l’enquête sur les faits doivent être considérées dans leur ensemble, et qu’il n’est pas de la compétence de la Cour [ni, en l’occurrence, du Comité], en principe, de se prononcer sur le bien-fondé des mesures prises dans le cadre de l’enquête ». Le Comité suit une approche similaire en précisant qu’il ne lui appartient pas de remplacer les autorités de l’État dans l’évaluation des faits, ni de décider de la responsabilité pénale du responsable présumé d’un acte illicite. Dans la présente communication, l’État mexicain a épuisé l’axe principal de l’enquête sur la responsabilité d’A.R.M. L’ensemble des recherches effectuées par le ministère public a seulement permis d’établir le crime d’homicide qualifié à l’encontre de Pilar Arguello Trujillo, mais il n’a pas été possible de conclure à la responsabilité d’A.R.M. La conclusion à laquelle sont parvenus les tribunaux mexicains repose sur les règles et principes qui régissent les lois pénales, et non sur des stéréotypes liés au genre ou sur une discrimination à l’égard des femmes. Le fait que les tribunaux mexicains n’ont pas déterminé la responsabilité pénale découlant de l’homicide de Pilar Arguello Trujillo ne permet pas au Comité de conclure que l’État a manqué à son obligation d’enquêter avec la diligence voulue.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

6.1Les auteurs ont formulé des commentaires sur les observations de l’État partie le 21 août 2015.

6.2En ce qui concerne les observations de l’État partie sur la recevabilité, les auteurs affirment avoir épuisé les voies de recours internes. Ils réaffirment n’avoir eu aucun moyen d’intervenir durant le procès sous prétexte que le Ministère public spécialisé était « seul » apte à intervenir en leur nom. De ce fait, ils n’ont jamais été notifiés de manière idoine et adéquate du jugement rendu en appel. Ils n’ont pas eu une connaissance effective et réelle de ce jugement, n’en ayant pas été informés personnellement comme le prévoit la législation mexicaine, c’est-à-dire à leur domicile.

6.3En ce qui concerne les observations de l’État partie sur le fond, les auteurs font valoir que, bien qu’une loi ait été adoptée afin de garantir les droits de la femme, cette loi n’est pas appliquée de manière efficace en pratique, en l’absence de mécanismes adéquats à cet effet. Ainsi, dans le cas présent, il n’y a pas eu d’accès véritable à la justice, l’homicide de Pilar Arguello Trujillo restant impuni jusqu’à ce jour. Les droits fondamentaux de la femme sont constamment violés, les mesures administratives en faveur des changements culturels auxquels l’État fait allusion n’étant pas mises en œuvre de manière adéquate. L’État partie reconnaît la violence qui sévit dans le pays, mais n’apporte aucune solution efficace à ce problème.

6.4Au moment de l’homicide de Pilar Arguello Trujillo, le crime de féminicide était qualifié dans le Code pénal de l’État de Veracruz, mais un meurtre ne pouvait être considéré comme un féminicide et une enquête ne pouvait être ouverte pour féminicide que si l’agresseur était majeur. L’auteur des faits dans la présente affaire étant mineur, la procédure était différente et l’enquête a conclu qu’il s’agissait d’un homicide aggravé et non pas d’un féminicide. En conséquence, les dispositions inscrites dans les règles de procédure du Ministère public relatives aux enquêtes sur les infractions d’atteinte à la liberté, à l’intégrité sexuelle, à la famille et sur les infractions de violence sexiste et de féminicide n’ont pas été appliquées. Or, il est clair que l’homicide a été commis pour des raisons sexuelles, et l’enquête a montré qu’étaient réunies au moins deux des variables considérées dans le crime de féminicide.

6.5Malgré les mécanismes que l’État partie est en train de mettre en place pour garantir les droits fondamentaux de la femme (législation, protocoles, formation, etc.), la grande majorité des cas de violence ne donnent toujours pas lieu à des enquêtes, à des procès et à des sanctions officielles de la part du système judiciaire, aussi bien au niveau fédéral qu’au niveau des États.

6.6Les auteurs contestent l’affirmation de l’État partie selon laquelle rien n’indiquait que Pilar Arguello Trujillo ait été particulièrement exposée à un risque potentiel avant son homicide. Ils affirment que le fait que le crime de féminicide ne figurait pas parmi les infractions graves définies dans la législation relative à la responsabilité pénale des mineurs pour l’État de Veracruz au moment des faits constituait un risque, et qu’à cause de cette déficience, les mesures minimums définies dans le protocole susmentionné n’ont pas été prises. Un autre risque potentiel a découlé du fait que le personnel de l’administration judiciaire n’avait pas procédé à une enquête ou à une analyse des faits en tenant compte de la dimension genre. En effet, bien qu’il ait été conclu à des circonstances aggravantes du fait de la supériorité physique de l’auteur du crime sur la victime, cela ne suffit pas. L’enquête aurait dû comprendre une évaluation adéquate des preuves et tenir compte du contexte de violence dans lequel se sont inscrits les faits. Les agents chargés de l’enquête et de l’administration de la justice ont fait preuve d’un manque de sensibilité à la dimension de genre et de préjugés dans cette affaire et se sont ainsi montrés négligents, omettant des éléments essentiels pour établir la véracité des faits.

Informations complémentaires communiquées par les parties

7.1À la demande du Comité, l’État partie a présenté des informations complémentaires datées du 21 octobre 2016 et du 3 mai 2017 sur le fonctionnement du recours en amparo au Mexique. Cette procédure est régie par la Ley de amparo (loi de l’amparo). L’article 5 de cette loi, en vigueur au moment des faits, désigne comme pouvant engager une poursuite en amparo « la victime ou les personnes qui, en vertu de la loi, ont droit à réparation du préjudice ou à exiger la responsabilité civile découlant de la commission d’une infraction, le cas échéant, pour des recours en amparo contre des actes de justice de nature pénale, si ceux-ci sont relatifs à ladite réparation ou responsabilité ». En ce qui concerne l’expiration du délai de recours, l’État maintient l’information figurant dans ses observations relatives à la recevabilité et considère toujours la communication comme irrecevable, les recours internes n’ayant pas été épuisés.

7.2Dans ses observations datées du 3 mai 2017, l’État partie a indiqué qu’en engageant un recours en amparo contre une décision sur une affaire criminelle, les victimes du crime ont la possibilité de formuler des griefs sur l’existence de l’infraction, la responsabilité de cette infraction et la sanction imposée, y compris les questions ayant trait à la réparation. Comme cela a été le cas dans la présente affaire, les victimes peuvent, grâce à l’amparo, contester la décision finale et faire valoir la violation des règles de procédure qui a fait qu’elles se sont trouvées sans défense pendant la procédure. L’amparo est un recours extraordinaire qui s’exerce hors du système de justice pénale, qui a ses propres caractéristiques, et dont le but est d’examiner si les autorités ont agi en conformité avec la Constitution. L’amparo n’est aucunement une instance au sein du système de justice pénale. Si l’amparo est octroyé en considération de vices de procédure commis au cours de la procédure pénale, le tribunal d’amparo peut ordonner la réouverture de la procédure afin d’éliminer les déficiences recensées.

7.3L’État partie réaffirme que s’il avait été formé en temps voulu, le recours en amparo aurait été un recours effectif, sachant que les auteurs peuvent mettre en cause le jugement de non-culpabilité rendu par les tribunaux ordinaires. De plus, la pertinence et l’efficacité de l’amparo n’ont pas été contestées par les auteurs.

7.4Les 24 novembre 2016 et 3 juin 2017, les auteurs ont soumis des observations portant sur les informations complémentaires fournies par l’État partie; Ils relèvent que la fourniture d’aide aux victimes indirectes des homicides et féminicides − les membres de la famille de la jeune femme décédée, dans le cas présent − est un processus lent dans l’État partie, et qu’elle n’a débuté qu’avec l’adoption, au niveau fédéral, de la Ley General de Víctimas (loi générale relative aux victimes) en 2013, donc postérieurement aux faits visés par la présente communication. L’adoption de décisions concernant les droits des victimes dans la procédure pénale par les tribunaux fédéraux, comme l’explique l’État partie, montre que la loi manquait de clarté à ce sujet, en particulier au moment où se sont déroulés les faits visés par la présente communication, et montre aussi qu’il était nécessaire que les tribunaux apportent des précisions à cet égard. Il y avait lieu de préciser également quelle était l’autorité compétente pour notifier les victimes du jugement.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Conformément à l’article 64 de son règlement, le Comité doit décider si la communication est recevable au titre du Protocole facultatif. Conformément aux dispositions du paragraphe 4 de l’article 72 de son règlement, il le fera avant d’examiner le fond de la communication.

8.2Conformément aux dispositions de l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que cette même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée en vertu d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international.

8.3En ce qui concerne le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, qui exige que tous les recours internes aient été épuisés, le Comité souligne que les auteurs doivent utiliser tous les recours de la juridiction interne disponibles qui puissent leur permettre d’obtenir réparation pour les infractions présumées. Le Comité relève que les auteurs remettent en question la façon dont le Ministère public a conduit l’enquête, notamment le fait qu’il n’a pas fourni des éléments de preuve appropriés ou suffisants pour établir la culpabilité d’A.R.M. du crime d’homicide dont Pilar Arguello Trujillo a été victime. Les auteurs mettent également en cause la façon dont les juges ont évalué les éléments de preuve et apprécié les faits. Le Comité observe en outre que, eu égard à ces questions, l’auteure a déposé une demande d’amparo et de protection auprès du Tribunal collégial en matière pénale et du travail de la septième juridiction, en raison de la violation de son droit à une procédure équitable et du non respect de l’égalité entre les parties à la procédure. Les auteurs ont également argué que, après l’acquittement d’A.R.M., l’État partie n’a pas mené à bien les procédures pénales ni traduit les auteurs en justice.

8.4Le Comité prend note des observations de l’État partie précisant que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes, leur demande d’amparo ayant été déposée après le délai fixé par la loi.

8.5Le Comité examinera séparément les allégations des auteurs relatives i) aux prétendus vices et irrégularités de procédure au cours de la procédure judiciaire; ii) à l’absence de poursuite de l’enquête sur le crime qui n’a toujours pas été élucidé et demeure impuni.

8.6En ce qui concerne la première partie de la plainte des auteurs, pour laquelle ils ont déposé une demande d’amparo, le Comité relève que telle demande a été déposée le 23 octobre 2013, soit plusieurs mois après le délai légal. Le Comité relève aussi que ce retard ne peut être attribué à l’État partie, puisque les auteurs n’ont pas contesté avoir été notifiés de la décision relative à leur appel le 25 février 2013. En conséquence, le Comité estime que les auteurs n’ont pas satisfait à la condition d’épuisement des recours internes, énoncée au paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, puisqu’ils n’ont pas eu recours à la demande d’amparo pour contester les vices de procédure dont ils font désormais état devant le Comité. Cette partie de la communication est donc déclarée irrecevable.

8.7En ce qui concerne la seconde partie de la plainte des auteurs, relative à l’absence d’enquête sur le meurtre de Pilar Arguello Trujillo, le Comité relève que, depuis l’acquittement d’A.R.M, l’auteur présumé des faits, l’État partie n’a pas fait mention d’une quelconque autre enquête qui aurait visé à élucider les faits et à traduire ses auteurs en justice. Le Comité estime qu’il incombe aux seuls États d’engager les poursuites pour les crimes, en particulier lorsqu’il s’agit d’homicides, et que les États doivent s’acquitter d’office de cette tâche, avec la diligence voulue, conformément aux procédures prévues par le droit pénal, indépendamment de toute autre action judiciaire, telle qu’un recours en amparo, que les proches de la victime pourraient avoir engagée ou non.

8.8Dans le cas présent, le Comité relève que le meurtre de Pilar Arguello Trujillo a été commis en septembre 2012; que la personne accusée d’avoir commis ce meurtre a été acquittée en novembre 2012, que cette décision a été confirmée en appel le 17 janvier 2013 par la Haute Cour de justice de Veracruz, et qu’aucune enquête ne semble avoir été menée depuis. En ces circonstances, le Comité considère que le traitement des recours internes a été prolongé de manière injustifiée, et que l’inaction des autorités compétentes a rendu fort improbable que l’ouverture d’un recours puisse apporter aux auteurs une réparation utile. Le Comité conclut donc que la communication est recevable au titre du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, pour ce qui est de la seconde partie des allégations des auteurs, susmentionnées au paragraphe 8.7 ci-dessus.

8.9Le Comité prend note en outre de l’argumentaire de l’État partie, selon lequel la communication n’est pas conforme aux dispositions de la Convention puisque l’application des procédures appropriées et l’appréciation des éléments de preuve incombent à la juridiction interne, et selon lequel il ne peut être conclu, dans le cas présent, que les mesures prises par les autorités en charge du procès pénal ont été arbitraires ou ont constitué un déni de justice. Cependant, compte-tenu des arguments présentés par les auteurs, le Comité ne peut conclure que les allégations sont incompatibles ratione materiae avec la Convention, au sens de l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif.

8.10Le Comité prend note en outre de l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication n’est pas fondée, ses auteurs n’ayant pas motivé leur affirmation selon laquelle les autorités mexicaines avaient agi sans prendre en compte la dimension de genre, et en faisant preuve de discrimination et de préjugés sexistes et misogynes.

8.11Le Comité rappelle que les auteurs dénoncent dans la présente communication le fait que le meurtre de leur fille soit resté impuni, et que les autorités chargées de l’enquête et des poursuites n’ont pas pris toutes les mesures nécessaires mesures pour élucider les faits et en établir les responsabilités. Le Comité rappelle également qu’il n’a pas jurisprudence pour se substituer aux autorités nationales dans l’évaluation des faits et des preuves, ni de décider de la responsabilité pénale de l’auteur présumé d’une infraction. Le Comité estime qu’il incombe aux tribunaux des États parties à la Convention d’évaluer les faits et les preuves et de déterminer la législation nationale applicable à une affaire donnée, à moins qu’il ne soit possible d’établir que l’évaluation est partiale ou fondée sur des stéréotypes sexistes qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, ou qu’elle est clairement arbitraire ou qu’elle constitue un déni de justice.

8.12Néanmoins, le Comité estime que, dans la présente communication, les auteurs ont suffisamment justifié, aux fins de recevabilité, leur plainte relative à l’absence d’adoption par les autorités nationales de nouvelles mesures pour élucider les circonstances de l’homicide de Pilar Arguello Trujillo et pour en établir la responsabilité pénale. Ainsi, le Comité en conclut que cette partie de la communication est recevable en vertu de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif.

8.13 Par conséquent, le Comité estime que la communication est recevable et pertinente au regard des articles premier, 2, 3, 5 et 15 de la Convention, et qu’elle devrait être examinée quant au fond, pour ce qui concerne la partie non liée aux vices de procédure et irrégularités invoqués par les auteurs.

Examen au fond

9.1Le Comité a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations mises à sa disposition par les auteurs et par l’État partie, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif.

9.2Le Comité prend note des allégations des auteurs selon lesquelles cette affaire s’inscrit dans un contexte de taux élevés de violence à l’égard des femmes et d’impunité en ce qui concerne les affaires portées devant les tribunaux. Le Comité rappelle à cet égard ses observations finales sur le Mexique, dans lesquelles il a déclaré ce qui suit :

17.Le Comité prend note que l’article 21 de la loi générale sur l’accès des femmes à une vie exempte de violence définit le féminicide comme étant la forme extrême de violence sexiste envers des femmes, le résultat de la violation de leurs droits fondamentaux, tant publics que privés, issu d’un ensemble misogyne de comportements qui peut mener à une impunité sociale et étatique. La rage des tenants de ces comportements peut culminer et les pousser au meurtre ou à causer d’autres formes de mort violente de femmes. Cependant, le Comité s’inquiète en raison de certaines carences et des diverses définitions données du crime de féminicide dans les codes pénaux locaux. Il exprime sa profonde inquiétude en raison des nombres élevés et en augmentation de féminicides commis dans plusieurs États, tels que ceux des Chiapas, de Guanajuato, de Jalisco, de Nuevo León, d’Oaxaca, de Puebla, de Mexico, de Veracruz et de Quintana Roo, ainsi que dans la ville de Mexico et à Ciudad Juárez. Le Comité est également préoccupé du fait des imprécisions des procédures employées pour enregistrer et documenter des assassinats de femmes, ce qui empêche de faire une enquête en bonne et due forme sur les cas examinés. Cela empêche aussi les familles des victimes d’être vite prévenues tout en interdisant de faire une évaluation meilleure et plus fiable sur le féminicide.

18.Le Comité est en outre préoccupé :

(...)

c)Du nombre réduit des cas de violence envers les femmes qui sont signalés aux autorités parce que les femmes ont peur des mesures de rétorsion et ne font pas confiance aux autorités; du manque de protocoles normalisés pour enquêter et engager des poursuites dans des cas de violence envers des femmes, ce qui entrave le droit des victimes de recourir à la justice si bien qu’un fort pourcentage de cas ne sont pas réprimés, comme l’a fait remarquer la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Campo Algodonero;

d)De l’impunité persistante, problème relié aux enquêtes, aux poursuites et au châtiment des auteurs d’actes de violence envers des femmes d’un bout à l’autre du pays.

9.3Dans le cas présent, le Comité observe qu’après l’acquittement de la personne accusée de l’homicide de Pilar Arguello Trujillo, l’État partie ne semble avoir pris aucune initiative aux fins d’éclaircir dans quelles circonstances les faits sont survenus et d’identifier l’auteur des faits, telle que l’ouverture de nouvelles pistes d’enquête.

9.4Le Comité rappelle que, conformément à sa recommandation générale no°19, la définition de la discrimination à l’égard des femmes au sens de l’article premier de la Convention inclut la violence fondée sur le sexe, c’est-à-dire la violence exercée contre une femme parce qu’elle est une femme ou qui touche spécialement la femme. La violence fondée sur le sexe, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits de l’homme des femmes, constitue une discrimination, au sens de l’article premier de la Convention. Parmi ces droits, on peut citer notamment le droit à la vie. Aux termes de l’article 2 e) de la Convention, les États parties s’engagent à prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par quiconque. En vertu du droit international en général et des pactes relatifs aux droits de l’homme, les États peuvent être également responsables d’actes privés s’ils n’agissent pas avec la diligence voulue pour prévenir la violation de droits ou pour enquêter sur des actes de violence, les punir et les réparer.

9.5En vertu de la Recommandation générale no°28 concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention, les États parties doivent agir avec la diligence due pour prévenir les actes de violence sexiste, enquêter sur ces actes et en poursuivre et punir les auteurs (par. 19). Lorsque la discrimination à l’égard des femmes est aussi une atteinte à d’autres droits de l’homme, comme le droit à la vie et à l’intégrité physique, dans des cas de violence dans la famille ou d’autres formes de violences par exemple, les États parties sont tenus d’engager des poursuites pénales, de traduire les auteurs en justice d’imposer les sanctions pénales appropriées (par. 34). Le Comité considère également que le fait que ces infractions restent impunies contribue en grande partie à la perpétuation de l’acceptation culturelle et sociale des formes les plus extrêmes de violence à l’égard des femmes, ce qui empêche leur élimination.

9.6Bien qu’il reconnaisse que l’obligation de l’État d’enquêter sur les infractions porte sur les moyens engagés et non sur les résultats, le Comité considère que dans le cas présent, l’État partie n’a pas démontré avoir tout mis en œuvre pour respecter ses obligations d’enquêter sur l’infraction, de traduire les auteurs devant la justice et d’appliquer les sanctions pénales adéquates, conformément à la Convention. L’État n’a pas prouvé avoir pris les mesures nécessaires au terme des alinéas b) et c) de l’article 2, lus conjointement avec l’article premier de la Convention, pour garantir une enquête et un jugement avec la diligence voulue, si bien que l’infraction est restée impunie et que les auteurs sont victimes d’un déni de justice.

10.En application des dispositions du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif à la Convention, le Comité considère que les faits qui lui ont été communiqués font apparaître clairement qu’il y a eu violation des droits de Pilar Arguello Trujillo au titre des alinéas b) et c) de l’article 2, et de l’article 5, lus conjointement avec l’article premier de la Convention. Étant parvenu à cette conclusion, le Comité n’examinera pas les griefs des auteurs au titre des articles 3 et 15 pour les mêmes faits.

11.À la lumière de ce qui précède, le Comité recommande à l’État partie :

a)En ce qui concerne les auteurs de la communication :

De reprendre l’enquête sur l’assassinat de Pilar Arguello Trujillo dans un délai raisonnable afin d’identifier et d’éliminer les obstacles de droit ou de fait qui ont empêché d’éclaircir les circonstances du crime et d’en identifier les auteurs. Cela illustrerait la détermination de l’État partie à garantir aux auteurs de la présente communication l’accès à la justice.

b)De manière générale, conformément à la recommandation générale no°33 (2015) du Comité relative à l’accès des femmes à la justice, ainsi qu’à son rapport sur le Mexique présenté au titre de l’article 8 du Protocole facultatif :

i)De garantir que des procédures adéquates (efficaces, impartiales et indépendantes) fonctionnent pour enquêter sur les actes de violence à l’égard des femmes, poursuivre les auteurs de tels actes et les punir, en particulier en ce qui concerne les cas de féminicide;

ii)De repérer et d’éliminer les obstacles structurels qui entravent le fonctionnement du système de justice et empêchent d’enquêter efficacement sur les féminicides. À cet égard, les enquêtes pénales doivent faire l’objet d’un suivi judiciaire constant, sans ménager d’efforts pour garantir que les coupables soient punis de manière appropriée;

iii)De renforcer la mise en œuvre de programmes visant à promouvoir et garantir la formation efficace de tous les fonctionnaires intervenant dans les enquêtes sur les cas de violence à l’égard des femmes, surtout dans les affaires de violence extrême tels que les féminicides. Ces programmes doivent cibler en particulier les fonctionnaires de police, les procureurs et les juges. Leur contenu ne doit pas seulement inclure les aspects techniques des enquêtes (pour détecter tout manque d’efficacité ou toute défaillance du processus d’enquête résultant en impunité), mais également aborder les causes et conséquences de toutes les formes de violence à l’égard des femmes;

iv)De garantir aux proches des femmes décédées suite à des actes de violence sexiste une assistance juridique pour l’accès à la justice et à toutes les garanties de protection juridiques.

12.Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie tiendra dûment compte de l’avis et des recommandations du Comité, et lui enverra dans un délai de six mois une réponse écrite contenant des informations sur toute mesure prise relative à telles constatations et recommandations. L’État partie devra également publier les constatations et recommandations du Comité et les diffuser largement afin que tous les secteurs concernés de la société en soient informés.