Nations Unies

CAT/C/57/D/598/2014

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

13 juin 2016

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Communication no 598/2014

Décision adoptée par le Comité à sa cinquante-septième session (18 avril-13 mai 2016)

Communication p résentée par :

B. R. (représenté par un conseil, Mara Biaggio)

Au nom de :

B. R.

État partie :

Italie

Date de la requête :

15 janvier 2014 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

29 avril 2016

Objet :

Conditions de détention ; peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Questions de procédure :

Épuisement des recours internes, fondement de la requête

Questions de fond :

Conditions de détention ; peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; formation des responsables de l’application de la loi ; prévention de la torture

Articles de la Convention :

1, 2 (par. 2), 10, 11 et 16

1.Le requérant est B. R., de nationalité tunisienne, né en 1984. Il affirme que sa détention dans le Centre d’identification et d’expulsion de Lampedusa puis à bord d’un bateau dans le port de Palerme, en septembre 2011, et les conditions dans lesquelles celle-ci s’est déroulée sont constitutives d’une violation par l’Italie de l’article premier, lu conjointement avec les articles 2 (par. 2), 10, 11 et 16 de la Convention. Il est représenté par un conseil, Mara Biaggio.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le 13 septembre 2011, le requérant a quitté la ville de Sfax (Tunisie) et embarqué avec 64 autres personnes sur un bateau à destination de l’Italie. Après une traversée de treize heures, le bateau a été intercepté par les garde-côtes italiens, qui l’ont escorté jusqu’à l’île de Lampedusa. Le 15 septembre 2011, le requérant a débarqué à Lampedusa, où il a immédiatement reçu des soins médicaux, de la nourriture et de l’eau. Avec d’autres migrants, il a ensuite été conduit en bus au Centre d’identification et d’expulsion de Contrada Imbriacola. À leur arrivée, les migrants ont été soumis à une fouille à nu et contraints de déposer tous leurs effets personnels, y compris leurs téléphones portables. Avec l’aide d’un interprète, ils ont ensuite fait l’objet d’une procédure d’identification et leurs empreintes digitales ont été enregistrées. Une carte d’identité sur laquelle figuraient leur photo et leurs données personnelles leur a été délivrée. Au Centre, ils ont reçu des vêtements et des kits d’hygiène. Les personnes logées dans le Centre ont été regroupées par sexe et par âge, et le requérant a été placé dans un pavillon avec des Tunisiens et des Algériens.

2.2Au Centre, le requérant partageait une pièce avec 40 autres migrants. Ils dormaient sur des matelas nus, sans oreillers. Ils n’avaient pas suffisamment à manger ni à boire et devaient faire très longtemps la queue pour leurs repas. Comme il n’y avait pas de table, ils mangeaient à même le sol. Les conditions d’hygiène au Centre étaient épouvantables, et il n’y avait que quelques douches dénuées de portes pour tous les résidents.

2.3Le requérant affirme qu’il n’a reçu aucune information quant à son statut juridique, et qu’aucune assistance juridique ne lui a été proposée à son arrivée ni pendant son séjour au Centre. Il n’a pas eu non plus la possibilité de rencontrer un responsable officiel. Les seules personnes avec lesquelles il a pu entrer en contact étaient les bénévoles locaux qui venaient jusqu’au portail du Centre pour demander aux migrants s’ils avaient besoin de quelque chose.

2.4Le 20 septembre 2011, les résidents du Centre ont délibérément provoqué un incendie. Lorsque les pompiers sont arrivés, quelque 1 100 migrants ont profité de l’ouverture du portail pour s’échapper. Ils se sont rassemblés dans une station-service proche du port où ils ont passé la nuit. Le lendemain, le maire de Lampedusa les a encouragés à se regrouper sur les quais et leur a promis que de l’eau et de la nourriture allaient leur être distribuées et qu’ils seraient transférés dans un autre centre. Le 22 septembre 2011, environ 500 migrants, dont le requérant, ont été ramenés au même centre et placés sous une grande tente. Il ne leur a alors été distribué ni eau ni nourriture. Une fois regroupés, les migrants ont été conduits à l’aéroport et le 23 septembre 2011, ils ont été emmenés à Palerme où on les a fait monter à bord de bateaux stationnés dans le port. Le requérant a embarqué sur un bateau de la compagnie Moby Lines, où il est resté deux jours. À bord, tous les migrants ont été placés dans une grande pièce sans aucune aération, où ils ont dû dormir à même le sol. Ils ne pouvaient se rendre aux toilettes que sous escorte. De l’eau et de la nourriture leur ont été distribuées.

2.5Le 26 septembre 2011, le requérant et d’autres migrants ont été conduits au port de Palerme pour y rencontrer le Consul de Tunisie à des fins d’identification. Les migrants ont ensuite été menottés et escortés par deux policiers jusqu’à un avion qui les a emmenés à Tunis, où le requérant a été remis en liberté.

2.6Le requérant affirme qu’il a été détenu sans qu’aucune décision administrative n’ait été prise à cet effet et sans qu’il puisse demander le réexamen de sa détention par un juge, et qu’il a été privé de la possibilité de prendre contact avec les autorités compétentes et, partant, d’épuiser les recours internes.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme qu’en le détenant de manière injustifiée et en portant ainsi atteinte à sa liberté individuelle, l’Italie a violé l’article premier de la Convention. Ilsoutient que sa détention n’a pas été autorisée par une décision judiciaire, qu’il n’a jamais été informé, dans une langue qu’il comprenait, de sa mise en détention ni des mesures procédurales dont il a fait l’objet ensuite, et qu’il n’a bénéficié ni de l’assistance d’un avocat ni de l’accès à un médecin. Il fait valoir que la privation de liberté individuelle devrait figurer dans la définition de la « torture » énoncée à l’article premier de la Convention.

3.2Le requérant fait aussi valoir une violation par l’État partie du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention, au motif que l’état d’urgence décrété à Lampedusa par les autorités en raison de l’arrivée massive de migrants au printemps 2011 ne pouvait justifier qu’il soit dérogé à l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants.

3.3Le requérant allègue par ailleurs une violation de l’article 10 de la Convention au motif que les agents publics employés au Centre et sur le bateau où il a été détenu n’avaient pas reçu de formation concernant l’interdiction de la torture.

3.4Le requérant ajoute que l’État partie, en n’exerçant pas la surveillance voulue par l’article 11 de la Convention sur les règles, instructions, méthodes et pratiques d’interrogatoire et sur les dispositions concernant la garde et le traitement des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées de quelque façon que ce soit sur tout territoire sous sa juridiction, a ouvert la voie aux actes de torture et aux traitements inhumains et dégradants qu’il a subis. Le requérant explique que l’État partie, au lieu de modifier son Code pénal de façon à dépénaliser l’immigration illégale, a au contraire rendu possible la détention de migrants pendant une durée pouvant aller jusqu’à cent quatre-vingt jours. En outre, le pays ne dispose pas d’une législation unifiée sur le droit d’asile et les accords bilatéraux qu’il a conclus avec la Lybie, la Tunisie et l’Égypte en ce qui concerne le rapatriement de migrants entraînent des violations du principe de non-refoulement.

3.5Enfin, le requérant allègue une violation des droits qu’il tient de l’article 16 de la Convention en raison des conditions dans lesquelles il a été détenu au Centre et sur le bateau de la compagnie Moby Lines.

3.6Le requérant prie le Comité de conclure à une violation par l’Italie de l’article premier, lu conjointement avec les articles 2 (par. 2), 10, 11 et 16 de la Convention, et de recommander à l’État partie de prendre des ordonnances ou décisions afin que les faits tels qu’il les expose soient examinés et que les entités et personnes responsables des infractions et violations présumées aient à en répondre, et d’accorder au requérant une indemnisation adéquate et toute autre mesure de soutien ou de réparation appropriée pour les souffrances qui lui ont été infligées et pour le déni et la privation arbitraires de sa liberté.

Observations de l’État partie

4.1Le 4 décembre 2014, l’État partie a fait savoir au Comité que l’enquête approfondie qui avait été menée par le Ministère de l’intérieur et le Ministère de la justice n’avait pas permis de confirmer la présence du requérant à Lampedusa. L’État partie explique que depuis l’arrivée massive de migrants en 2011, tous les migrants hébergés à Lampedusa sont systématiquement enregistrés et tous les services dont ils ont besoin, y compris une assistance juridique, leur sont fournis. Toutes les personnes qui sont arrivées à Lampedusa pendant la période considérée ont été identifiées par la police dans le cadre d’entretiens individuels, en présence d’un interprète ou d’un médiateur culturel. Des mesures d’expulsion ont été prises conformément à la loi, sous la forme de décisions motivées qui ont été dûment traduites en arabe et communiquées aux intéressés.

4.2L’État partie ajoute qu’au moment des faits relatés par le requérant, le Centre de Lampedusa était pleinement opérationnel, ses effectifs comprenant un directeur, deux directeurs adjoints, 99 travailleurs sociaux, trois assistants sociaux, huit interprètes et médiateurs culturels, huit autres employés et trois responsables de secteur, qui assuraient la surveillance du centre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Parmi les migrants accueillis à bord des trois bateaux mis à leur disposition à Palerme, il n’y avait ni mineurs non accompagnés, ni demandeurs d’asile ni personnes vulnérables.

4.3Enfin, l’État partie affirme que toutes les personnes ayant fait l’objet d’une décision d’expulsion avaient le droit de former un recours devant le juge de paix d’Agrigente. Il a été confirmé, après vérification auprès de celui-ci, qu’aucun recours n’avait été formé par le requérant.

4.4L’État partie soutient qu’aucune violation des dispositions de la Convention n’a été commise en l’espèce.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 15 avril 2015, le requérant a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie, dans lesquels il fait valoir que l’État partie est tenu de fournir la preuve de l’enregistrement des migrants et qu’il a empêché l’accès aux registres correspondants. En fait, l’accès au Centre était interdit aux médias. Le requérant indique qu’à sa connaissance, il n’y avait pas d’autre procédure d’identification que l’enregistrement des empreintes digitales, et il soutient que l’État devrait autoriser la consultation de la base de données des empreintes digitales afin de déterminer s’il était présent sur l’île.

5.2Selon le requérant, l’État partie n’a pas fourni la preuve que les migrants avaient eu la possibilité de former un recours auprès du juge de paix, ni que le juge de paix d’Agrigente avait fait savoir au Ministère de la justice que le requérant ne l’avait saisi d’aucun recours.

5.3En réponse aux renseignements donnés par l’État partie au sujet du fonctionnement du Centre, le requérant indique que ses griefs concernent l’impossibilité où il s’est trouvé de faire réexaminer sa détention par une autorité judiciaire, le fait qu’il n’a pas été informé de ses droits ni de ce qui allait lui arriver, le fait qu’il n’a pas eu accès à une assistance juridique et les conditions déplorables de sa détention.

5.4Le requérant indique en outre qu’aucune décision administrative ou judiciaire concernant sa détention ou son expulsion ne lui a été notifiée, et qu’il n’a pas non plus été informé de la possibilité de demander l’asile.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité contre la torture doit déterminer si la communication est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que la consultation des registres officiels n’a pas permis d’établir la présence du requérant à Lampedusa en dépit du fait qu’à leur arrivée dans les lieux de détention sur l’île, tous les migrants avaient été personnellement interrogés et enregistrés. À cet égard, le Comité relève que, bien qu’il affirme avoir été soumis par les autorités de l’État partie à un certain nombre de formalités, comme la procédure d’identification, le transfert du centre de détention de Lampedusa vers l’aéroport puis jusqu’au bateau à Palerme, la rencontre aux fins d’identification avec le consul de Tunisie, et enfin le renvoi en Tunisie par avion, le requérant n’a fourni aucune pièce justificative de son voyage, de son séjour au centre de détention de Lampedusa ou à bord d’un bateau à Palerme, ni de son retour en Tunisie, et n’a pas donné d’explication quant à l’absence de tout document pertinent. Dans ces circonstances, et en l’absence de toute autre information utile dans le dossier, le Comité considère que le requérant n’a pas suffisamment étayé ses griefs aux fins de la recevabilité.

6.3En outre, le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication sans s’être assuré que le requérant a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie fait valoir que le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles, car il aurait pu former un recours devant le juge de paix d’Agrigente. Le Comité prend également note de l’argumentation du requérant qui soutient qu’il n’a pu exercer aucun recours puisqu’aucune décision concernant sa détention ou son expulsion ne lui a jamais été notifiée, qu’il n’a jamais eu aucun contact avec les autorités et qu’il n’a pas été informé de ses droits. Le Comité constate que le requérant fonde sa requête sur les conditions dans lesquelles il a été détenu, et non sur son expulsion. Cela étant, le Comité estime que le requérant n’a pas fourni d’informations sur le point de savoir s’il avait tenté de dénoncer ces conditions de détention auprès des agents ou des responsables du centre de détention de Lampedusa ou du personnel du bateau à Palerme, ni sur le point de savoir s’il avait essayé de demander conseil à cet égard aux bénévoles qui venaient au centre. Le Comité note en outre qu’après avoir été expulsé vers la Tunisie et avoir obtenu les services d’un conseil juridique en Italie, le requérant n’a pas porté plainte auprès des autorités italiennes au sujet de la manière dont il avait été traité en détention. En l’absence d’autres renseignements utiles dans le dossier, le Comité conclut que la présente communication est irrecevable au motif que le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles pour faire valoir les griefs soumis au Comité.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la requête est irrecevable en vertu des paragraphes 2 et 5 b) de l’article 22 de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée au requérant et à l’État partie.