Nations Unies

CERD/C/80/D/46/2009

Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Distr. générale

3 avril 2012

Français

Original: anglais

Comité pour l’éliminati on de la discrimination raciale

Communication no 46/2009

Opinion adoptée par le Comité à sa quatre-vingtième session(13 février-9 mars 2012)

Présentée par:

Mahali Dawas et Yousef Shava (représentés par un conseil)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Danemark

Date de la communication:

16 juin 2009 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision:

6 mars 2012

Annexe

Opinion adoptée par le Comité pour l’élimination dela discrimination raciale en application de l’article 14de la Convention internationale sur l’éliminationde toutes les formes de discrimination raciale(quatre-vingtième session)

concernant la

Communication no 46/2009

Présentée pa r:

Mahali Dawas et Yousef Shava (représentés par un conseil)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Danemark

Date de la communicatio n:

16 juin 2009 (date de la lettre initiale)

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, créé en vertu de l’article 8 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

Réuni le 6 mars 2012,

Ayant achevé l’examen de la communication no 46/2009 présentée au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale par Mahali Dawas et Yousef Shava en application de l’article 14 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication, leur conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Opinion

1.1Les auteurs sont Mahali Dawas et Yousef Shava, citoyens iraquiens ayant obtenu le statut de réfugié au Danemark et respectivement nés en 1959 et 1985. M. Dawas a huit enfants, dont M. Shava, l’autre auteur de la communication. Ils affirment être victimes de violations par le Danemark du paragraphe 1 d) de l’article 2, de l’article 3, de l’article 4 et de l’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ils sont représentés par un conseil, Niels Erik Hansen.

1.2Conformément au paragraphe 6 a) de l’article 14 de la Convention, le Comité a transmis la communication à l’État partie le 21 décembre 2009.

Rappel des faits présenté par les auteurs

2.1Dans la soirée du 21 juin 2004, un groupe de 15 à 20 jeunes ont agressé les auteurs à leur domicile, dans la ville de Sorø. Des fenêtres ont été cassées et la porte d’entrée de l’immeuble a été endommagée. L’un des intrus a réussi à pénétrer au domicile des deux auteurs, qui ont été violentés et frappés. À l’extérieur, d’autres agresseurs ont crié «Rentrez chez vous!» et proféré des insultes. Après cette agression, la famille et ses huit enfants ont dû quitter leur domicile et demander à être relogés ailleurs par la municipalité.

2.2Une enquête de police a été effectuée et une procédure pénale engagée auprès du tribunal de district de Sorø. Le 26 janvier 2005, le tribunal a condamné quatre personnes pour violence, vandalisme et détention illégale d’armes. Toutefois, seules de petites peines d’emprisonnement avec sursis ont été prononcées, aucune indemnisation n’a été accordée aux victimes et le caractère possiblement raciste de l’agression n’a pas été pris en compte.

2.3Les auteurs ont intenté ensuite une procédure civile pour préjudice moral en faisant valoir la motivation raciste de l’infraction comme circonstance aggravante. Parmi d’autres éléments, ils ont insisté sur le fait qu’un panneau «Interdit aux Noirs» avait été posé près de leur domicile peu avant les faits. D’après leur témoignage, l’un des agresseurs avait téléphoné à un autre avant l’incident, lui demandant de le rejoindre parce qu’il «avait des problèmes avec des perkere».

2.4Le 11 septembre 2007, le tribunal de district de Naestved a rendu sa décision et estimé qu’aucun élément de preuve ne permettait d’établir le caractère raciste de l’agression contre les auteurs. Le tribunal considérait en outre que le degré de violence et de dommages subis n’était pas suffisant pour établir une violation de la loi sur la responsabilité civile.

2.5Le 3 octobre 2008, la Haute Cour du Danemark oriental a confirmé le jugement du tribunal de district de Naestved, et les auteurs ont été condamnés à s’acquitter des frais de justice d’un montant de 20 000 couronnes danoises (DKr). Le 12 décembre 2008, l’autorisation leur a été refusée de former un recours auprès de la Cour suprême danoise. Les auteurs affirment en conséquence avoir épuisé les recours internes.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment qu’en n’enquêtant pas sur le caractère raciste de l’agression dont ils ont été victimes et en ne leur offrant pas un recours légal utile pour les violations subies, l’État partie les a privés de leur droit d’obtenir réparation pour les souffrances et les humiliations subies, en violation de l’article 6 de la Convention, lu conjointement avec le paragraphe 1 d) de l’article 2.

3.2Ils font aussi valoir que l’agression violente et les actes de vandalisme dont ils ont été victimes, ainsi que leur motivation raciste et leur objectif (obliger la famille à partir et à s’installer ailleurs) équivalent à une violation par l’État partie de l’article 3 et de l’article 4 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 22 mars 2010, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il fait valoir que les auteurs n’ont pas démontré, aux fins de la recevabilité, qu’il y avait matière à plainte. Subsidiairement, il considère que les allégations des auteurs sont dénuées de fondement et qu’elles doivent être rejetées au fond.

4.2Concernant les faits, l’État partie rappelle que la police a été appelée à se rendre au domicile des auteurs le 21 juin 2004, après que ceux-ci ont signalé qu’un groupe de jeunes s’étaient réunis devant chez eux et faisaient preuve d’un comportement agressif. Lorsque la police est arrivée au domicile des auteurs, le groupe était déjà parti. La police a procédé à une enquête préliminaire et a ouvert, le jour suivant, une enquête approfondie. Elle a rencontré M. Shava à son domicile le 22 juin 2004 et a pu constater que des vitres avaient été brisées sur la façade avant de l’immeuble et sur la porte d’entrée. La police a interrogé des témoins et les victimes, dont M. Shava, qui a signalé qu’un groupe de jeunes danois avait fait irruption dans le hall d’entrée, qu’un énorme pot de fleurs avait été jeté et avait atterri sur la jambe de son père et qu’il avait lui-même reçu un coup de poing au visage et avait été frappé au bras droit avec une sorte de batte. Le groupe d’agresseurs prétendait qu’un membre de la famille des auteurs leur avait volé un collier et que les plus jeunes membres de la famille avaient abîmé un casque de moto appartenant à l’un des membres du groupe. D’après les auteurs, toutes ces allégations étaient fausses.

4.3La police a interrogé un certain nombre de témoins, notamment O. R., qui a déclaré le 23 juin 2004 qu’il était ami avec les auteurs et que ceux-ci l’avaient appelé au secours pendant l’incident car il parlait danois et pourrait les aider. Un des jeunes a dit à O. R. que les auteurs lui avaient volé un collier et avaient abîmé son casque de moto. O. R. a demandé au groupe d’attendre l’arrivée de la police mais ils ont refusé, prétendant qu’ils voulaient régler eux-mêmes le problème et en découdre avec la famille. O. R. a alors demandé à la famille d’appeler la police. D’après O. R., lorsqu’ils ont appelé la police la première fois, la communication a été coupée car la police ne souhaitait pas parler à M. Shava. Lorsque O. R. a appelé lui-même une seconde fois, il a eu le sentiment que la police n’était pas intéressée par l’affaire. Alors que O. R. parlait à la police, le groupe de jeunes a tenté de pénétrer au domicile des auteurs. O. R. a demandé à la police d’envoyer une patrouille. Après avoir raccroché, les agresseurs lui ont dit qu’ils allaient se servir dans les affaires des auteurs afin de compenser la perte de leurs biens ou bien de l’argent pouvait leur être donné à titre d’indemnisation. Le groupe a aussi déclaré que la famille vivait dans cet immeuble gratuitement et qu’elle bénéficiait d’aide sans rien donner en échange.

4.4M. Dawas a réaffirmé le 25 juin 2004 que sa famille vivait sur le lieu de l’incident depuis plus d’un an et qu’elle avait eu plusieurs problèmes avec deux jeunes voisins danois, notamment R. L., qui vivait à l’autre bout de l’immeuble. La famille n’avait jamais eu de confrontation avec ces personnes mais avait demandé l’aide de la municipalité de Sorø, qui avait contacté les voisins. La situation s’était améliorée les jours suivants mais des problèmes s’étaient à nouveau posés. M. Shava, également interrogé par la police, a indiqué qu’à la suite de la plainte déposée par sa famille auprès des autorités locales, un panneau «Interdit aux Noirs» avait été placé sur les portes des deux voisins. L’État partie précise aussi que l’un des suspects, K. B., après avoir été interrogé par la police, avait affirmé que le jour des faits, il avait parlé à R. L. et que celui-ci lui avait dit qu’il avait des «problèmes avec des perkere». R. L. lui avait demandé de le rejoindre pour se rendre au domicile des auteurs avec l’un de ses amis. Une personne s’était approchée des victimes et leur avait demandé de rendre les objets volés ou de leur donner de l’argent. L’ami de R. L. avait déclaré qu’ils étaient danois et que c’était eux qui commandaient, que les victimes n’avaient rien à dire et qu’elles avaient été «expulsées» de leur pays d’origine.

4.5D’après l’État partie, la violence du groupe a atteint son paroxysme quand ils ont découvert que la sœur de M. Shava avait filmé l’incident avec une caméra vidéo depuis une lucarne du toit. D’autres personnes ont rejoint le groupe, qui a rassemblé plus de 35 individus à un moment donné. Le groupe exigeait qu’on lui donne la cassette vidéo et a réussi à pénétrer dans le hall de l’immeuble. R. L. a saisi un pot de fleurs et l’a jeté sur M. Dawas. Un autre homme a frappé M. Shava au visage et à la poitrine avec le poing puis lui a frappé le bras droit avec une batte qu’il avait sur lui. Les agresseurs sont sortis de l’immeuble, laissant M. Dawas presque inconscient sur le sol. Le groupe est resté devant l’immeuble et a brisé le double vitrage d’une fenêtre de la porte d’entrée et de trois autres fenêtres en hurlant. Il a fini par quitter les lieux, laissant la famille dans un état de choc et de terreur. La police est arrivée quelque vingt minutes plus tard, et a interrogé plusieurs témoins et les victimes.

4.6En ce qui concerne les conclusions objectives, l’État partie signale que d’après le certificat médical établi par le médecin compétent, M. Shava présentait un hématome de la taille d’une amande à l’extérieur de l’arcade sourcilière gauche et une petite enflure au niveau du cinquième métacarpe, et souffrait de douleurs indirectement liées à l’examen médical. Le certificat médical établi pour M. Dawas indiquait qu’il était très anxieux et en état de choc. Légèrement enflée, sa cheville gauche lui faisait mal et présentait deux lésions. M. Dawas souffrait aussi de maux d’estomac, pour lesquels il avait déjà été soigné, mais son état avait pu empirer après l’incident.

4.7Le 30 juillet 2004 a été adressée au tribunal de district de Sorø une demande de comparution de quatre suspects accusés de violence en groupe, en vertu de l’article 245 1) du Code pénal, et d’effraction de domicile en vertu de l’article 264 1) i) du Code pénal. Les défendeurs K. B. et R. H. étaient aussi accusés de violation de l’article 291 1) du Code pénal pour avoir prétendument brisé les vitres du domicile des auteurs.

4.8Le 20 août 2004, le Centre de documentation et d’orientation sur la discrimination raciale a écrit à la police de Ringsted au nom des auteurs pour lui demander de tenir compte de la motivation possiblement raciste des agresseurs. Le Centre a aussi demandé à la police si le Service danois de la sécurité et du renseignement avait été informé de l’incident. Le 25 août 2004, le parquet a informé le Centre que la police avait enquêté sur l’incident en se fondant sur les déclarations recueillies, et que le tribunal pourrait invoquer l’article 81 1) vi) du Code pénal si les faits montraient que les agresseurs avaient agi pour des motifs raciaux. Le parquet a aussi indiqué au Centre que l’incident serait signalé au Service de la sécurité et du renseignement. Le 15 septembre 2004, une nouvelle demande de comparution a été adressée au tribunal, dans laquelle le défendeur K. B. était aussi accusé d’avoir enfreint le décret exécutif sur les armes et les munitions parce qu’il détenait une batte en bois.

4.9Le 21 septembre 2004, une première audience s’est tenue, au cours de laquelle l’enregistrement vidéo de l’incident a été diffusé, et les suspects ont fait les mêmes déclarations que celles initialement faites à la police. Le 1er novembre 2004, le parquet a demandé au conseil si l’affaire pouvait être jugée selon une procédure simplifiée. Le 2 novembre 2004, le parquet a demandé au tribunal de fixer une nouvelle date d’audience pour que l’affaire soit jugée selon une procédure simplifiée, étant donné que les accusés plaidaient coupables, et de requalifier les chefs d’accusation pour invoquer une violation de l’article 244 du Code pénal au lieu de l’article 245 1). Dans une décision du 26 janvier 2005, le tribunal de district de Sorø a reconnu coupables les quatre accusés compte tenu de leurs aveux de culpabilité. Tous les accusés ont été condamnés à cinquante jours de prison. Étant donné leur jeune âge et leur situation personnelle, le tribunal a jugé opportun d’accorder le sursis, à condition que les reconnus coupables n’enfreignent aucune loi pendant une période d’un an, et a accepté qu’ils soient placés sous la supervision des autorités locales en ce qui concerne K. B., R. H. et M. N., et du Service de l’administration pénitentiaire et de la probation en ce qui concerne R. L.

4.10Le 26 janvier 2005, les auteurs ont demandé 57 000 DKr de dommages et intérêts aux accusés, montant correspondant au prêt contracté par la famille afin de couvrir les frais de déménagement et pouvoir changer de municipalité après l’incident de juin 2004. Les auteurs ont aussi réclamé à deux accusés un montant de 15 000 DKr en faveur de M. Dawas et à l’un des accusés un montant de 15 000 DKr en faveur de M. Shava. Selon l’État partie, le dossier du tribunal ne contient aucune pièce indiquant qu’il a été fait droit à la demande de dommages et intérêts, et le jugement ne fait aucune référence au paiement de dommages et intérêts aux auteurs, ce qui donne à penser que le tribunal a renvoyé l’affaire au civil.

4.11L’État partie indique en outre au Comité que dans un courrier reçu par la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions pénales le 21 février 2005, les auteurs ont demandé à être indemnisés pour les souffrances résultant de l’incident du 21 juin 2004. Dans une lettre du 2 février 2006 adressée au conseil, la Commission d’indemnisation a demandé des preuves médicales qui étaieraient la demande des auteurs, conformément à l’article 3 de la loi sur la responsabilité pour dommages, qui dispose qu’une personne blessée n’a droit à réparation que si elle a fait l’objet d’un traitement médical. D’après l’État partie, le conseil n’a pas répondu à la demande de la Commission d’indemnisation.

4.12Le 23 mai 2006, les auteurs ont engagé une procédure civile auprès du tribunal de district de Naestved pour obtenir des quatre accusés le paiement de 30 000 DKr à chacun des auteurs à titre d’indemnisation pour dommages non pécuniaires. À l’appui de leur demande, les auteurs ont fait valoir qu’ils avaient subi des souffrances physiques et psychologiques à la suite de l’agression du 21 juin 2004. L’état de santé de M. Dawas, qui souffrait déjà de traumatismes liés à la persécution politique dont il avait été victime en Iraq, s’était encore détérioré depuis l’agression. Son épouse était atteinte de dépression depuis l’incident. Les autorités locales de Sorø avaient certes autorisé la famille à déménager dans une autre municipalité, mais celle-ci avait dû s’acquitter de tous les frais liés au déménagement. D’après l’État partie, dans leur action au civil, les auteurs ont invoqué la loi sur la responsabilité pour dommages, lue à la lumière des articles 4 et 6 de la Convention, compte tenu du caractère raciste des actes, qu’ils ont jugé très offensants et préjudiciables à leur réputation. Les preuves fournies par les accusés correspondent à ce qu’ils ont déclaré à la police et lors du procès. Les auteurs ont fait à nouveau valoir qu’un panneau à connotation raciste avait été placé sur les portes des deux accusés, que l’un des accusés avait déclaré que les auteurs ne devaient pas venir au Danemark pour «prendre des emplois», et que les membres du groupe parlaient d’eux avec mépris et les désignaient comme des «Pakis» (Pakistanais), d’une manière préjudiciable à leur réputation, sans parler de l’agression physique subie.

4.13Le 11 septembre 2007, le tribunal de district de Naestved a rejeté la demande des auteurs au motif qu’ils n’avaient pas fourni la preuve que l’agression commise avait une motivation raciale ou était expressément liée à des motifs de race, de nationalité ou d’origine ethnique. Le tribunal a aussi considéré que si les actes avaient causé beaucoup d’anxiété et d’insécurité, il n’y avait eu aucune violation des droits des auteurs ouvrant droit à indemnisation pour dommages non pécuniaires en vertu de la loi sur la responsabilité pour dommages. La décision, examinée en appel par la Haute Cour du Danemark oriental, a été confirmée le 3 octobre 2008. Le 16 décembre 2008, la Commission des requêtes n’a pas autorisé les auteurs à faire appel de la décision en troisième instance.

4.14En ce qui concerne les griefs présentés par les auteurs au Comité, l’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable car les auteurs n’ont pas démontré qu’il y avait matière à plainte aux fins de la recevabilité en vertu de l’article 14 de la Convention. Pour qu’elle relève du champ d’application de la Convention, l’agression commise le 21 juin 2004 devrait constituer un acte de discrimination raciale à l’égard des auteurs. De l’avis de l’État partie, opinion également partagée par les juridictions nationales, rien ne prouve que l’agression ait une motivation raciale et il n’est pas du ressort du Comité d’examiner comment des organes judiciaires indépendants et compétents interprètent et utilisent la législation danoise. L’État partie ajoute que dans toutes les déclarations des témoins à la police et durant le procès, y compris dans les déclarations des auteurs, il n’est jamais fait mention de l’origine ethnique de ceux-ci comme motif de l’agression, et que les tribunaux ont estimé qu’il n’avait pas été établi que le voisin était celui qui avait placardé le panneau «Interdit aux Noirs». Par exemple, d’après sa déclaration à la police, M. Shava pensait que les agresseurs s’étaient ainsi comportés parce que sa famille s’était plainte aux autorités locales du bruit qu’ils faisaient. Il ressort aussi de la quasi-totalité des déclarations que les agresseurs accusaient la famille d’avoir volé un collier et abîmé un casque de moto. Les agresseurs sont devenus plus agressifs lorsqu’ils se sont rendu compte qu’un membre de la famille des auteurs avait enregistré l’incident par vidéo. L’État partie indique aussi que le fait que la police ait transmis l’affaire au Service de la sécurité et du renseignement, conformément au mémorandum sur la notification des infractions pénales pouvant avoir une motivation raciale ou religieuse, ne prouve pas que l’agression ait eu une motivation raciale car le mémorandum avait uniquement trait à la notification des infractions pénales pouvant avoir une motivation raciale ou religieuse. Par conséquent, lors du procès, on avait estimé que les conditions n’étaient pas réunies pour invoquer l’article 81 1) vi) du Code pénal aux fins de la détermination de la peine. L’État partie estime qu’il n’y a aucune raison de contester ces conclusions, qui ont été confirmées par la suite lors de la procédure civile intentée par les auteurs. Pour ces raisons, l’État partie réaffirme que la communication devrait être déclarée irrecevable en vertu de l’article 14 de la Convention et de l’article 91 du règlement du Comité, les auteurs n’ayant pas démontré qu’il y avait matière à plainte.

4.15L’État partie rejette l’opinion des auteurs selon laquelle l’agression doit être considérée comme relevant de «la ségrégation raciale et de l’apartheid» visée à l’article 3 de la Convention. L’allégation des auteurs selon laquelle ils ont été agressés dans le but de leur faire quitter le quartier n’a été étayée d’aucune façon par les faits. L’État partie fait aussi valoir que les auteurs n’ont pas invoqué l’article 3 de la Convention devant les juridictions nationales et qu’ils n’ont donc pas épuisé les recours internes en la matière.

4.16L’État partie rejette aussi les griefs des auteurs au titre de l’article 4 de la Convention, qu’il juge irrecevables faute d’être étayés.

4.17À titre subsidiaire, sur le fond, l’État partie estime qu’il n’y a pas eu violation de la Convention car les auteurs ont eu accès à un recours utile conformément à l’article 6 de la Convention. Tant la police que les instances judiciaires se sont occupées avec diligence et efficacité de l’infraction d’agression violente contre les auteurs. Le fait que l’action civile intentée par les auteurs n’ait pas abouti au résultat escompté, à savoir l’obtention d’une indemnisation, n’est pas pertinent dans la mesure où la Convention ne garantit aucun résultat concret dans les cas d’allégation de discrimination raciale. Juste après le signalement de l’incident par les auteurs le 21 juin 2004, la police a ouvert une enquête et interrogé des témoins, et conclu que l’on ne pouvait en déduire que l’agression avait une motivation raciale. Les agresseurs ont été jugés et condamnés chacun à cinquante jours de prison avec sursis. En conséquence, l’État partie réaffirme que la façon dont les autorités publiques, la police comme les tribunaux, ont géré l’affaire satisfait aux exigences du paragraphe 1 d) de l’article 2 et de l’article 6 de la Convention.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Le 31 mai 2010, les auteurs ont contesté l’affirmation de l’État partie selon laquelle l’agression n’avait aucune motivation raciale. Ils ont rappelé qu’un panneau «Interdit aux Noirs» avait été placardé près de leur domicile, que le groupe avait crié «Rentrez chez vous!» et que l’un des voisins avait dit, lors d’une conversation téléphonique avec un autre agresseur avant l’incident, qu’il avait «des problèmes avec des perkere». Selon les auteurs, la police a clairement compris, à partir des déclarations des témoins et des lettres reçues du conseil des auteurs, que l’agression avait une motivation raciale. D’ailleurs, la police a signalé l’incident au Service de la sécurité et du renseignement en tant qu’infraction pouvant avoir une motivation raciale. Les auteurs rejettent aussi l’argument de l’État partie selon lequel l’incident a été notifié au même titre que «toutes infractions pénales pouvant avoir une motivation raciale ou religieuse» et évoquent une affaire d’homicide datant de 2008, dans laquelle des jeunes Danois ont agressé un étranger et l’Inspecteur en chef de la police de Copenhague a expressément rejeté l’idée que cet homicide avait une motivation raciale et religieuse, refusant ainsi de signaler l’incident au Service de la sécurité et du renseignement. En conséquence, les auteurs soutiennent qu’en l’espèce, il ne fait aucun doute que la police était consciente du caractère raciste de l’infraction mais n’avait pourtant pas mené l’enquête qui s’imposait sur un crime haineux, en violation des articles 2, 3, 4 et 6 de la Convention.

5.2S’agissant de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes parce qu’ils n’ont pas invoqué l’article 3 de la Convention devant les tribunaux nationaux, les auteurs affirment qu’ils n’ont pas eu la possibilité d’invoquer la Convention durant la procédure pénale.

5.3D’après les auteurs, les autorités publiques souhaitaient que l’affaire soit réglée rapidement, et ont opté pour une procédure accélérée en se fondant sur les «aveux de culpabilité» des accusés. La police a tardé à se rendre sur le lieu de l’infraction et n’est arrivée qu’une fois l’agression terminée, et elle n’a donc pas pu protéger la famille. Parmi les 35 agresseurs, seuls quatre suspects ont été interrogés et accusés d’avoir participé à l’agression raciste. Le procureur n’a posé aucune question aux agresseurs qui aurait permis de reconnaître le caractère raciste de leurs actes et n’a cherché qu’à leur faire avouer les actes de violence et de vandalisme et la détention illégale d’armes.

5.4Les auteurs soulignent aussi que la procédure pénale s’est déroulée en leur absence et qu’ils n’ont donc pas pu témoigner devant le tribunal de district de Sorø. La procédure civile engagée par la suite devant le tribunal de district de Naestved n’a pas permis de satisfaire leurs demandes. En outre, un certain nombre de témoins et d’accusés, tels que K. B., n’ont pas comparu devant le tribunal de district de Naestved ni devant la Haute Cour du Danemark oriental en appel. Il n’a donc pas été possible de l’interroger sur les conversations téléphoniques qu’il avait eues avant l’agression. Les auteurs contestent donc l’affirmation de l’État partie selon laquelle les éléments de preuve présentés lors du procès par les accusés correspondaient aux déclarations qu’ils avaient faites à la police étant donné que l’un des accusés n’était pas présent au procès. D’après les auteurs, en pareilles circonstances, le tribunal de district de Naestved aurait dû se prononcer en leur faveur.

5.5Concernant l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas soumis correctement leur demande à la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions pénales, les auteurs indiquent que cette procédure était superflue étant donné qu’ils auraient dû invoquer une décision judiciaire au pénal ou au civil en leur faveur pour pouvoir présenter une demande valable de dédommagement. Les auteurs ayant été déboutés au pénal et au civil, la Commission d’indemnisation ne pouvait leur offrir réparation.

5.6En conclusion, les auteurs réaffirment qu’en l’espèce, l’État partie a violé l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 1 d) de l’article 2 ainsi qu’avec les articles 3 et 4 de la Convention. Ils réaffirment qu’ils ont été privés d’un recours utile contre les actes de violence raciste dont ils ont été victimes, y compris de leur droit d’obtenir réparation et satisfaction pour les dommages causés par la discrimination subie, indépendamment de la sanction imposée aux agresseurs.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale détermine, en application du paragraphe 7 a) de l’article 14 de la Convention, si la communication est recevable.

6.2Le Comité observe tout d’abord que les auteurs n’ont pas étayé, aux fins de la recevabilité, leur allégation selon laquelle l’intention des agresseurs de les faire partir de la municipalité pouvait être qualifiée d’acte de ségrégation raciale ou d’apartheid au sens de l’article 3 de la Convention. Par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention. Étant parvenu à cette conclusion, le Comité n’a pas besoin d’examiner l’allégation de l’État partie selon laquelle les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes dans la mesure où ils n’ont pas invoqué l’article 3 de la Convention devant les juridictions nationales.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas démontré, aux fins de la recevabilité, qu’il y avait matière à plainte, étant donné que l’agression ne peut être qualifiée d’acte de discrimination raciale au sens de la Convention. Le Comité estime toutefois que la question de savoir si l’agression a constitué ou a entraîné un acte de discrimination à l’égard des auteurs, en raison de leur origine nationale ou de leur appartenance ethnique, et, si tel était le cas, de savoir s’ils ont eu accès à un recours utile, a trait à l’essence même de la communication et doit donc être examinée au fond. En conséquence, le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé leurs griefs de violation du paragraphe 1 d) de l’article 2 ainsi que des articles 4 et 6 de la Convention aux fins de la recevabilité, et procède à leur examen quant au fond, en l’absence d’autres objections concernant la recevabilité de la communication.

Examen au fond

7.1Agissant en vertu du paragraphe 7 a) de l’article 14 de la Convention, le Comité a examiné les informations soumises par les auteurs et par l’État partie.

7.2La question qui se pose au Comité est de savoir si l’État partie s’est acquitté de son obligation d’enquêter en bonne et due forme sur l’agression dont les auteurs ont été victimes le 21 juin 2004 et de poursuivre les responsables, compte tenu également de son obligation, en vertu de l’article 2 de la Convention, de prendre des mesures efficaces contre les incidents signalés de discrimination raciale. Le Comité rappelle que ce n’est pas son rôle d’examiner la manière dont les juridictions internes interprètent les faits et la législation nationale, à moins que les décisions aient été manifestement arbitraires ou aient constitué un déni de justice. En l’espèce, le Comité constate qu’à la suite de l’enquête menée par la police, le parquet a demandé que les quatre suspects soient jugés selon une procédure accélérée, en se fondant sur les aveux de culpabilité des accusés, et a décidé de requalifier les chefs d’accusation pour ne plus invoquer une violation de l’article 245 l), qui pénalise les actes d’agression particulièrement sauvage, brutale ou dangereuse passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de six ans, mais une violation de l’article 244 du Code pénal, qui pénalise les actes de violence en général et prévoit une peine plus clémente pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement. Les accusés ont finalement été condamnés à cinquante jours de prison (avec sursis). Le Comité constate qu’en raison de la procédure accélérée et de la requalification des chefs d’accusation le caractère éventuellement raciste de l’infraction avait déjà été écarté au stade de l’enquête pénale et n’a pas été examiné lors du procès. Le Comité observe en outre que le 11 septembre 2007, le tribunal de district de Naestved a rejeté la demande d’indemnisation des auteurs pour préjudice moral, au motif qu’ils n’avaient pas suffisamment fourni la preuve que l’agression commise avait une motivation raciale ou était expressément liée à des motifs de race, de nationalité ou d’origine ethnique.

7.3Le Comité observe que nul ne conteste que 35 agresseurs ont lancé une attaque contre le domicile des auteurs le 21 juin 2004, et que ceux-ci ont été à plusieurs reprises victimes d’insultes à caractère raciste dans le contexte ou non de leur agression. Nul ne conteste non plus que la police a signalé l’incident au Service de la sécurité et du renseignement en application du mémorandum sur la notification des infractions pénales pouvant avoir une motivation raciale ou religieuse. Le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune information sur le résultat de cette notification, ce qui aurait permis en particulier de savoir si une enquête avait été menée pour déterminer si l’agression constituait une incitation à la discrimination raciale ou un acte de cette nature.

7.4Le Comité estime que dans des circonstances aussi graves que celles de la présente affaire, où les auteurs ont été victimes, à leur domicile, d’une agression violente de la part de 35 personnes, parmi lesquelles certaines étaient armées, il existait suffisamment d’éléments pour justifier une enquête approfondie des autorités publiques sur le caractère éventuellement raciste de l’agression. Or, cette possibilité a été écartée au stade de l’enquête pénale et la question n’a pu être examinée lors du procès. Le Comité estime que l’État partie était tenu de procéder à une enquête pénale efficace, au lieu de transférer la charge de la preuve aux auteurs dans le cadre d’une procédure civile. Le Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle lorsque des menaces de violence sont proférées, en particulier en public et par un groupe de personnes, l’État partie a le devoir d’enquêter rapidement et avec diligence. Cette obligation est applicable a fortiori à la présente affaire, dans laquelle 35 personnes ont effectivement pris part à l’agression de la famille.

7.5Si, compte tenu des informations dont il dispose et étant donné que les faits sont contestés entre les parties, le Comité ne peut conclure qu’il y a eu une violation distincte de l’article 4 a) de la Convention, il est d’avis que l’enquête menée a été incomplète. Étant donné que les auteurs n’ont pas été efficacement protégés contre un acte allégué de discrimination raciale, et qu’aucune enquête en bonne et due forme n’a été menée, ce qui a privé les auteurs de leur droit à une protection efficace et à des recours utiles contre l’acte de discrimination raciale dénoncé, le Comité conclut que l’article 6 et le paragraphe 1 d) de l’article 2 ont été violés.

8.Dans les circonstances de l’espèce et compte tenu de sa Recommandation générale XXXI (2005) sur la discrimination raciale dans l’administration et le fonctionnement du système de justice pénale, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, agissant en vertu du paragraphe 7 a) de l’article 14 de la Convention, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 d) de l’article 2 et de l’article 6 de la Convention par l’État partie.

9.Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale recommande à l’État partie d’octroyer aux auteurs une indemnisation adéquate pour le préjudice matériel et moral causé par la violation susmentionnée de la Convention.

10.Le Comité recommande en outre à l’État partie de revoir sa politique et ses procédures concernant les poursuites dans les cas d’allégation de discrimination raciale ou d’actes de violence à caractère raciste à la lumière de ses obligations au titre de l’article 4 de la Convention. L’État partie est également prié de diffuser largement l’opinion du Comité, y compris auprès des procureurs et des organes judiciaires.

11.Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de quatre-vingt-dix jours, des renseignements sur les mesures qu’il aura prises pour donner effet à la présente opinion.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]