Nations Unies

CCPR/C/101/D/1470/2006

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. restreinte*

21 avril 2011

Français

Original: anglais

C omité des droits de l’homme

101 e session

14 mars-1er avril 2011

Constatations

Communication no 1470/2006

Présentée par:

Nurbek Toktakunov (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Kirghizistan

Date de la communication:

12 avril 2006 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 9 mai 2006 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

28 mars 2011

Objet:

Refus de donner accès à des informations d’intérêt public détenues par l’État

Questions de procédure:

Degré de fondement des griefs

Questions de fond:

Droit de rechercher et de recevoir des informations; recours utile; accès à la justice; droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial

Articles du Pacte:

2, lu conjointement avec 14 (par. 1); 19 (par. 2)

Article du Protocole facultatif:

2

Le 28 mars 2011, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, concernant la communication no1470/2006.

[Annexe]

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (101e session)

concernant la

Communication no 1470/2006 **

Présentée par:

Nurbek Toktakunov (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Kirghizistan

Date de la communication:

12 avril 2006 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 28 mars 2011,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1470/2006 présentée au nom de M. Nurbek Toktakunov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est M. Nurbek Toktakunov, de nationalité kirghize, né en 1970. Il se déclare victime de violations par le Kirghizistan de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 14, et du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1.Le 3 mars 2004, le Groupe des jeunes pour les droits de l’homme, association publique pour laquelle l’auteur travaille comme consultant juridique, a demandé à la Direction générale de l’administration pénitentiaire du Ministère de la justice de lui communiquer des informations sur le nombre de personnes condamnées à mort au Kirghizistan au 31 décembre 2003, ainsi que sur le nombre de condamnés à mort alors détenus dans le système pénitentiaire. Cette demande a été présentée en vertu de l’article 17.8 du Document de la Réunion de Copenhague de la Conférence sur la dimension humaine de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, adopté le 29 juin 1990 (Document de Copenhague), dans lequel les États participants sont convenus de rendre publiques les informations sur l’application de la peine de mort. Le 5 avril 2004, la Direction générale de l’administration pénitentiaire a refusé de communiquer ces informations parce qu’elles avaient été classées «confidentielles» et «ultrasecrètes» en vertu de règlements administratifs du Kirghizistan.

2.2.Le 26 juin 2004, l’auteur a adressé une plainte au Ministère de la justice, contestant le refus de la Direction générale de l’administration pénitentiaire de lui communiquer les renseignements et invoquant l’article 5 de la loi du 14 avril 1994 sur la protection des secrets d’État. En vertu de cet article, sont classés «confidentiels» et «ultrasecrets» les renseignements qui constituent des secrets d’État, des secrets militaires et des secrets de service:

«[…] Les renseignements dont la divulgation peut avoir de graves conséquences pour les capacités de défense, la sécurité ou les intérêts économiques et politiques du Kirghizistan sont classés secrets d’État.

Les renseignements classés secrets d’État sont assortis des cachets “très important” et “ultrasecret”.

Les renseignements de nature militaire dont la divulgation peut être préjudiciable aux forces armées et aux intérêts de la République kirghize sont classés secrets militaires.

Les renseignements classés secrets militaires sont assortis des cachets “ultrasecret” et “confidentiel”.

Les renseignements dont la divulgation peut nuire aux capacités de défense, à la sécurité ou aux intérêts économiques et politiques du Kirghizistan sont classés secrets de service. Ils contiennent certaines données relevant de la catégorie des secrets d’État ou des secrets militaires, sans dévoiler ces secrets dans leur intégralité.

Les renseignements classés secrets de service sont assortis du cachet “confidentiel” […]».

2.3.L’auteur faisait valoir que les informations sur les condamnés à mort avaient un rapport avec les droits de l’homme et les libertés fondamentales et que leur divulgation ne pouvait nuire aux capacités de défense, à la sécurité ou aux intérêts économiques et politiques du pays. Par conséquent, elles ne répondaient pas aux critères énoncés à l’article 5 de la loi sur la protection des secrets d’État, qui auraient permis de les classer comme secrets d’État. L’auteur se référait aux résolutions 2003/67 et 2004/60 de la Commission des droits de l’homme sur la question de la peine de mort, dans lesquelles tous les États qui maintiennent la peine de mort étaient engagés à rendre publics les renseignements concernant l’application de la peine de mort et toute exécution prévue. L’auteur se référait aussi à l’article 17.8 du Document de Copenhague (voir plus haut le paragraphe 2.1) et rappelait que, conformément à l’article 10.1 du Document, les États participants s’étaient engagés à respecter le droit de chacun, à titre individuel ou en association avec d’autres, de demander, recevoir et communiquer librement des opinions et des informations concernant les droits de l’homme et les libertés fondamentales. À une date non précisée, la plainte présentée par l’auteur le 26 juin 2004 a été transmise par le Ministère de la justice à la Direction générale de l’administration pénitentiaire pour suite à donner.

2.4.Le 9 septembre 2004, la Direction générale de l’administration pénitentiaire a réaffirmé sa position antérieure. Le 7 décembre 2004, l’auteur a introduit devant le tribunal interdistricts de Bichkek une plainte pour violation du droit de rechercher et de recevoir des informations, en invoquant le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Dans sa plainte, l’auteur affirmait qu’il avait demandé ces informations au nom d’une association publique et en son nom propre, en tant que citoyen du Kirghizistan. Il déclarait douter que les règlements administratifs concernant le caractère secret des informations sur le nombre de condamnés à mort soient conformes au paragraphe 9 de l’article 16 de la Constitution et à la loi sur les garanties et la liberté d’accès à l’information du 5 décembre 1997. L’article 3 de cette loi dispose que toute restriction imposée à l’accès à l’information et à la diffusion de l’information doit être prévue par la loi. Se fondant sur les articles 262 à 266 du Code de procédure civile, l’auteur demandait au tribunal interdistricts de Bichkek de donner pour instruction au Ministère de la justice de lui communiquer les informations demandées et de mettre les dispositions et autres textes réglementaires de la Direction générale de l’administration pénitentiaire en conformité avec la législation kirghize.

2.5.Le 17 décembre 2004, le tribunal interdistricts de Bichkek a rejeté la plainte au motif que son objet ne relevait pas de sa compétence en matière civile. Le 25 décembre 2004, l’auteur a introduit une plainte individuelle auprès du tribunal municipal de Bichkek, contestant la décision du tribunal interdistricts. Outre qu’il réaffirmait son droit de rechercher et de recevoir des informations, il invoquait l’article 262 du Code de procédure civile, qui garantit à quiconque estime que ses droits et ses libertés ont été violés le droit de contester en justice une action ou omission d’un organe ou d’un agent de l’État. En particulier, l’auteur contestait l’inaction du Ministère de la justice, qui n’avait pas ordonné à la Direction générale de l’administration pénitentiaire de lui communiquer les informations demandées et de mettre les règlements administratifs et autres dispositions réglementaires en conformité avec la législation kirghize. L’auteur faisait aussi observer qu’il n’avait pas pu mettre directement en cause la compatibilité des règlements administratifs avec la législation kirghize parce que le paragraphe 5 de l’article 267 du Code de procédure civile fait obligation au requérant de fournir une copie de l’acte normatif contesté, ce qui n’était pas possible dans son cas en raison du caractère confidentiel des règlements administratifs en question.

2.6.Le 24 janvier 2005, le tribunal municipal de Bichkek a confirmé la décision du tribunal interdistricts au motif que les informations concernant les condamnés à mort étaient considérées comme confidentielles par le Ministère de l’intérieur et que l’accès à ces informations était restreint. Par conséquent, les décisions du Ministère de la justice relatives au refus de communiquer des informations ne pouvaient pas être contestées dans le cadre de procédures administratives et civiles. Conformément à l’article 341 du Code de procédure civile, les décisions rendues par la cour d’appel au sujet de plaintes individuelles sont définitives et ne sont pas susceptibles de recours.

2.7.Une nouvelle demande d’informations sur les personnes condamnées à la peine de mort, présentée le 7 juin 2005 par l’auteur, a là encore été rejetée par le Ministère de la justice, le 27 juin 2005. Le Ministère invoquait l’article premier de la loi sur la protection des secrets d’État, qui dispose qu’une information constitue un secret d’État si elle est «contrôlée par l’État et à diffusion restreinte en vertu de listes et de réglementations spéciales élaborées sur la base de la Constitution et en conformité avec celle-ci». Le Ministère de la justice précisait en outre que, conformément aux dispositions de la résolution du Gouvernement 267/9 du 7 juillet 1995 relative à l’approbation de la liste des données les plus importantes constituant des secrets d’État et aux directives concernant la procédure de détermination du degré de confidentialité des données contenues dans des dossiers, documents et objets (le document est lui-même classé «ultrasecret»), le Ministère de l’intérieur avait adopté un décret interne confidentiel relatif à l’approbation de la liste des données relevant du Ministère de l’intérieur à classer en tant que secrets. Ce décret a été entériné par le Service national de la sécurité.

2.8.Le Ministère de la justice expliquait de plus que, d’après le décret confidentiel du Ministère de l’intérieur, les informations concernant le nombre des personnes condamnées à mort étaient classées «ultrasecrètes». En vertu de la résolution 391 du Gouvernement, en date du 20 juin 2002, l’administration du système pénitentiaire, qui relevait du Ministère de l’intérieur, a été transférée au Ministère de la justice. Par conséquent, le décret du Ministère de l’intérieur restait en vigueur pour le Ministère de la justice jusqu’à ce que ce dernier rédige et adopte un décret sur la question. Le Ministère de la justice indiquait de plus que, à cette époque, il avait entrepris d’élaborer de nouveaux règlements administratifs portant sur le système pénitentiaire, qui comprenaient une liste des données relevant de la Direction générale de l’administration pénitentiaire du Ministère de la justice à classer secrètes. La nouvelle liste devait être entérinée ultérieurement par les organes compétents de l’État. Le Ministère de la justice concluait donc que le refus de communiquer des informations sur le nombre de condamnés à mort était justifié et conforme à la législation en vigueur.

Teneur de la plainte

3.1.L’auteur fait valoir que le refus des autorités de communiquer au Groupe des jeunes pour les droits de l’homme des informations sur le nombre de condamnés à mort le touchait aussi en tant que membre de cette association publique, et restreignait son droit individuel d’avoir accès à l’information. En outre, dans la plainte qu’il a adressée le 7 décembre 2004 au tribunal interdistricts de Bichkek, il a expressément signalé qu’il s’intéressait aux informations demandées non seulement en sa qualité de membre d’une association publique mais aussi en tant que citoyen. L’auteur considère qu’en lui refusant l’accès à des informations d’intérêt public l’État partie a commis une violation du droit de rechercher et de recevoir des informations, garanti par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Pour les motifs qu’il a invoqués devant les autorités nationales (voir plus haut les paragraphes 2.3 et 2.4), l’auteur estime que la restriction du droit de rechercher et de recevoir des informations ne se justifie pas au titre du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, parce que la classification en tant qu’informations «secrètes» des données concernant le nombre de personnes condamnées à mort n’est pas prévue par la législation et n’est pas nécessaire. L’auteur ajoute que les règlements administratifs régissant l’accès à ce type d’information sont aussi classés confidentiels et, pour cette raison, ne peuvent être contestés devant les tribunaux.

3.2.L’auteur fait valoir en outre qu’en ne lui assurant pas un recours juridictionnel utile pour la violation du droit d’accéder à des informations les autorités de l’État partie ont aussi violé les droits qu’il tient de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1.En date du 26 juillet 2006, l’État partie fait valoir que, d’après les informations communiquées par la Direction générale de l’administration pénitentiaire du Ministère de la justice, les données générales sur les taux de mortalité en détention, ainsi que les données sur les condamnés à mort, ont été déclassifiées et, conformément aux règlements administratifs, peuvent désormais être utilisées exclusivement «pour les besoins du service». Ces informations restent confidentielles pour la presse.

4.2.L’État partie fournit les données statistiques suivantes, communiquées par la Direction générale de l’administration pénitentiaire: a) au 20 juin 2006, 164 personnes avaient été condamnées à mort; b) 16 personnes ont été condamnées à mort en 2003, 23 en 2004, 20 en 2005 et 6 en 2006; c) 309 personnes sont décédées en détention en 2003, 233 en 2004, 246 en 2005 et 122 en 2006.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1.En date du 25 septembre 2006, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Se référant à l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, il note que l’État partie était censé présenter des observations sur la recevabilité et sur le fond de sa communication, mais s’est en fait contenté de transmettre au Comité des informations très contradictoires provenant de la Direction générale de l’administration pénitentiaire du Ministère de la justice.

5.2.L’auteur fait valoir que les informations sur les condamnés à mort ne peuvent pas être considérées comme déclassifiées tant que les règlements administratifs en restreignent l’accès au grand public et à la presse. Il affirme que, conformément à l’article 9 de la loi sur la protection des secrets d’État, les décisions concernant la déclassification d’informations sont adoptées par le Gouvernement sur proposition des organes de l’État compétents. L’auteur fait observer qu’aucune information relative à l’adoption par le Gouvernement de telles décisions ne figure dans la base de données des actes normatifs adoptés par le Kirghizistan. Il ajoute que, dans ses observations du 26 juillet 2006, l’État partie ne donne pas non plus de références qui permettraient au Comité de savoir de quelle décision il s’agit. L’auteur conclut que soit la Direction générale de l’administration pénitentiaire a communiqué au Comité des informations non fiables soit elle tente délibérément de brouiller la situation.

5.3.L’auteur fait valoir que l’État partie n’a pas répondu à ses griefs, qui sont les suivants: a) des informations sur le nombre de condamnés à mort se rapportent à la question des droits de l’homme et des libertés fondamentales et ne pouvaient pas nuire aux capacités de défense, à la sécurité ou aux intérêts économiques et politiques du Kirghizistan et, par conséquent, ne devraient pas être classées comme secrètes; b) il n’a pas disposé d’un recours juridictionnel utile contre la violation du droit d’avoir accès à des informations détenues par l’État et en lui refusant la protection des tribunaux l’État partie a restreint son accès à la justice.

5.4.L’auteur conclut qu’en ne réfutant aucun de ses griefs l’État partie les a en fait acceptés. D’après lui, en se contentant de présenter au Comité des données statistiques sur le nombre de condamnés à mort, l’État partie ne lui a pas offert de recours utile puisque les règlements administratifs en vertu desquels ces données sont classées secrètes restent en vigueur et que son droit d’accès à la justice n’a pas été reconnu.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1.Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2.Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. En l’absence d’objection de l’État partie, le Comité considère que les conditions posées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

6.3.En ce qui concerne la qualité pour agir au titre de l’article premier du Protocole facultatif, le Comité note que les informations précises que l’auteur recherche, c’est-à-dire le nombre de condamnés à mort au Kirghizistan, sont considérées comme étant d’intérêt public dans les résolutions 2003/67 et 2004/60 de la Commission des droits de l’homme, sur la question de la peine de mort, et dans le Document de Copenhague, que l’État partie a signé. Le Comité note à ce sujet que le Document de Copenhague impose aux autorités de rendre publiques les informations concernant l’application de la peine de mort et que l’État partie a accepté cette obligation. Il note aussi qu’en général les jugements rendus en matière pénale, y compris les condamnations à mort, sont rendus publics. Le Comité note en outre que le droit de «rechercher» et de «recevoir» «des informations» consacré au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte inclut le droit de chacun de recevoir des informations détenues par l’État, sauf dans les cas où des restrictions peuvent être imposées pour les motifs prévus par le Pacte. Il fait observer que les informations devraient être obtenues sans qu’il soit nécessaire de faire la preuve d’un intérêt direct ou d’une implication personnelle, sauf dans les cas où une restriction légitime est appliquée. Le Comité rappelle également sa position concernant la presse et les médias, dont les acteurs doivent avoir un droit d’accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. Il note en outre que la presse et les médias ont notamment pour fonction de créer des forums pour le débat public et de permettre au public ou, du reste, à toute personne de se forger une opinion sur des questions qui préoccupent légitimement les citoyens, telles que l’application de la peine de mort. Le Comité estime que l’exercice de ces fonctions ne se limite pas aux médias ou aux journalistes professionnels et qu’elles peuvent aussi être assumées, par exemple, par des associations publiques ou des particuliers. Se référant à ses conclusions dans l’affaire S. B. c. Kirghizistan, le Comité note également que l’auteur, en l’espèce, est consultant juridique dans une association publique de défense des droits de l’homme et qu’on peut considérer qu’à ce titre il exerce une vigilance particulière sur des questions intéressant légitimement le public. Compte tenu des considérations qui précèdent, dans la présente communication, le Comité a la conviction que, vu la nature particulière des informations recherchées, l’auteur a montré, aux fins de la recevabilité, qu’en tant que simple citoyen il était directement touché par le refus des autorités de l’État partie de lui communiquer, à sa demande, des informations sur l’application de la peine de mort.

6.4.Le Comité a pris en outre note du grief de violation de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 14. Il estime toutefois que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations aux fins de la recevabilité. Par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5.Le Comité considère par ailleurs que les autres griefs de l’auteur, qui fait valoir qu’en violation du paragraphe 2 de l’article 19 on lui a refusé l’accès à des informations d’intérêt public, ont été suffisamment étayés, aux fins de la recevabilité et déclare cette partie de la communication recevable.

Examen au fond

7.1.Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2.Le Comité relève que, dans sa réponse aux allégations de l’auteur, l’État partie n’a répondu à aucun des arguments avancés dans la communication adressée au Comité relativement au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. L’État s’est contenté de déclarer que «les données concernant les condamnés à mort ont été déclassifiées» et que, «conformément aux règlements administratifs, elles peuvent être utilisées exclusivement pour les besoins du service» mais qu’elles restaient confidentielles pour la presse. En l’absence d’autres informations pertinentes de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux griefs formulés par l’auteur, dans la mesure où ceux-ci ont été dûment étayés.

7.3.En ce qui concerne l’article 19 du Pacte, l’auteur a expliqué que le refus des autorités de l’État partie de lui communiquer des informations sur le nombre de condamnés à mort constituait une violation du droit de rechercher et de recevoir des informations, garanti par le paragraphe 2 de l’article 19. Il a fait valoir en particulier que la classification comme informations «secrètes» des données sur le nombre de condamnés à mort n’était pas «prévue par la loi» et ne répondait à aucune nécessité et à aucun objectif légitime au sens du paragraphe 3 de l’article 19. Le Comité doit par conséquent déterminer en premier lieu si le droit, protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, qu’a toute personne de recevoir des informations détenues par l’État a pour corollaire une obligation pour l’État de communiquer ces informations, afin que les intéressés puissent y avoir accès ou recevoir une réponse comportant une justification lorsque, pour un motif permis par le Pacte, l’État est autorisé à en restreindre l’accès dans un cas précis.

7.4.À ce sujet, le Comité rappelle sa position concernant la liberté de la presse et des médias et réaffirme que le droit d’accès à l’information inclut le droit des organes d’information d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. Le Comité estime que l’exercice de ces fonctions ne se limite pas aux médias ou aux journalistes professionnels, et qu’elles peuvent aussi être assumées par des associations publiques ou des particuliers (voir par. 6.3). Lorsque, pour exercer cette vigilance sur des questions intéressant légitimement le public, des associations ou des particuliers ont besoin d’accéder à des informations détenues par l’État, comme dans le cas d’espèce, il est légitime que de telles demandes d’information bénéficient d’une protection analogue à celle que le Pacte garantit à la presse. La communication d’informations à un particulier permet du même coup de les diffuser dans la société, afin que celle-ci en prenne connaissance, en dispose et les évalue. En ce sens, le droit à la liberté de pensée et d’expression inclut la protection du droit d’avoir accès à des informations détenues par l’État, qui englobe à l’évidence les deux dimensions, individuelle et sociale, du droit à la liberté de pensée et d’expression, que l’État doit garantir simultanément. Dans ces circonstances le Comité est d’avis que l’État partie avait l’obligation soit de fournir à l’auteur les informations demandées soit de justifier toute restriction apportée au droit de recevoir des informations détenues par l’État, en vertu du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

7.5.Le Comité doit ensuite déterminer si, en l’espèce, de telles restrictions sont justifiées au regard du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, qui admet certaines restrictions, à condition qu’elles soient prévues par la loi et nécessaires: a) au respect des droits et de la réputation d’autrui; et b) à la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.

7.6.Le Comité prend note de l’argument de l’auteur, corroboré par les pièces versées au dossier, selon lequel les règlements administratifs régissant l’accès aux informations demandées par l’auteur sont classés confidentiels et lui sont par conséquent inaccessibles en tant que simple citoyen et consultant juridique d’une organisation publique de défense des droits de l’homme. Il note aussi l’affirmation de l’État partie qui indique que «les données sur les condamnés à mort ont été déclassifiées» et que, «conformément aux règlements, elles peuvent être utilisées exclusivement pour les besoins du service» mais demeurent confidentielles pour la presse. Le Comité estime que dans ces circonstances les règlements régissant l’accès à l’information sur les condamnations à mort dans l’État partie ne peuvent pas être considérés comme des «lois», selon les critères établis au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

7.7.Le Comité a relevé le grief de l’auteur qui fait valoir que les informations concernant le nombre de condamnés à mort ne pouvaient pas nuire aux capacités de défense, à la sécurité ou aux intérêts économiques et politiques du Kirghizistan et, partant, ne remplissaient pas les critères énoncés dans la loi sur la protection des secrets d’État qui auraient permis de les classer comme secrets d’État. Le Comité regrette que les autorités de l’État partie n’aient pas répondu à cet argument précis soulevé par l’auteur tant devant les autorités nationales que dans sa communication au Comité. Il réaffirme la position exposée dans les résolutions 2003/67 et 2004/60 de la Commission des droits de l’homme et dans le Document de Copenhague (voir plus haut par. 6.3), selon laquelle le grand public a un intérêt légitime à accéder aux informations sur l’application de la peine de mort, et conclut qu’en l’absence d’explications pertinentes de la part de l’État partie les restrictions à l’exercice du droit de l’auteur d’obtenir des informations détenues par des organismes publics ne peuvent pas être réputées nécessaires à la sauvegarde de la sécurité nationale ou de l’ordre public ou au respect des droits et de la réputation d’autrui.

7.8.Le Comité conclut par conséquent que les droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte ont en l’espèce été violés, pour les raisons exposées aux paragraphes 7.6 et 7.7.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 2 de l’article 19.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Le Comité estime que dans le cas d’espèce on peut considérer que les informations communiquées par l’État partie et consignées au paragraphe 4.2 constituent un recours utile pour l’auteur. L’État partie devrait également prendre toutes les dispositions nécessaires pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir et pour garantir l’accessibilité de ces informations.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

Opinion individuelle de M. Gerald L. Neuman

Je suis d’accord avec le Comité qui a conclu à une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, en ce qui concerne les renseignements qu’il recherchait. Je préférerais toutefois expliquer cette constatation d’une façon légèrement différente.

Dans l’affaire Gauthier c. Canada, le Comité a conclu que l’exclusion d’un journaliste de la tribune réservée à la presse dans l’enceinte du Parlement constituait une violation du droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations consacré au paragraphe 2 de l’article 19. Le Comité a noté que le droit de prendre part à la direction des affaires publiques établi à l’article 25 du Pacte, lu conjointement avec l’article 19, impliquait que les citoyens devraient «notamment grâce aux médias, avoir largement accès aux informations et avoir la possibilité de diffuser des informations et des opinions au sujet des activités des organes élus et de leurs membres». Parallèlement, le Comité a reconnu qu’un tel accès «ne doit pas perturber l’exercice des fonctions des organes élus et que, par conséquent, un État partie a le droit de limiter cet accès», à condition que la restriction imposée soit compatible avec les dispositions du Pacte. En réponse à l’argument de l’État canadien, qui avait objecté que les contraintes étaient justifiées pour établir un équilibre entre le droit à la liberté d’expression et la nécessité de garantir «le fonctionnement efficace et digne du Parlement ainsi que la sécurité et la protection de ses membres», le Comité a convenu que «la protection du déroulement des activités du Parlement peut sembler être un but légitime d’ordre public» au sens du paragraphe 3 de l’article 19. Cependant, les restrictions imposées à cette fin doivent être «nécessaires et proportionnées à l’objectif en question, et non pas arbitraires». Les critères retenus pour déterminer l’accès devraient être «précis, justes et raisonnables et leur application doit être transparente». Les restrictions imposées dans l’affaire Gauthier ne satisfaisaient pas à ce critère. Les restrictions imposées dans la présente communication ne satisfont pas non plus à ce critère.

Au paragraphe 7.4 de ses constatations dans la présente affaire, le Comité relève que «le droit d’accès à l’information inclut le droit des organes d’information d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias». Je n’ai pas d’objection à cette rédaction mais j’ajouterais que le droit des journalistes d’accéder à l’information détenue par les autorités de l’État et le droit du public de lire ce que les journaux publient ont des fondements différents dans le Pacte.

Je pense que le droit d’accès à l’information détenue par le Gouvernement découle d’une interprétation de l’article 19 à la lumière du droit à la participation politique garanti par l’article 25 et d’autres droits reconnus dans le Pacte. Il ne découle pas d’une simple application des mots «droit … de recevoir … des informations» au paragraphe 2 de l’article 19, comme si ces termes renvoyaient à un droit positivement reconnu de recevoir toute l’information qui existe.

Le paradigme central du droit à la liberté d’expression garanti au paragraphe 2 de l’article 19 est le droit de communiquer entre quelqu’un qui s’exprime de son propre gré et quelqu’un qui écoute de son propre gré. L’article 19 prévoit une protection importante (encore que non absolue) du droit des particuliers d’exprimer des informations et des idées volontairement et du droit corollaire du public de rechercher des communications données volontairement et de les recevoir. Ce droit essentiel a trop souvent été violé par les gouvernements qui cherchaient à réprimer des vérités déplaisantes pour eux et des idées non orthodoxes. Parfois, les gouvernements réalisent cette répression directement en faisant obstacle aux communications transmises par le biais des moyens techniques, anciens ou nouveaux. Parfois ils punissent les citoyens qui détiennent des textes interdits ou qui reçoivent des communications interdites. L’article 19 protège le droit des individus de lire des écrits même quand l’auteur ne relève pas de la juridiction de l’État partie, y compris quand il vit dans un autre pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Pacte, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, énonce explicitement un droit de «rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées …, sans considération de frontières…».

Il ne faut pas diluer le droit traditionnel de recevoir des informations et des idées d’une personne qui s’exprime volontairement en le fondant dans le droit, plus nouveau, d’accès à des informations détenues par le gouvernement. Cette forme moderne de «liberté de l’information» soulève des questions complexes et des difficultés qui peuvent justifier des restrictions à l’exercice du droit, motivées par des considérations comme le coût ou l’entrave aux fonctions du gouvernement, dans des circonstances où la répression d’une communication analogue faite volontairement ne se justifierait pas. Pour expliquer et appliquer le droit d’accès à l’information, il importe de bien respecter cette distinction et de veiller à ne pas amoindrir des aspects plus fondamentaux de la liberté d’expression.

(Signé) Gerald L. Neuman

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]