Nations Unies

CCPR/C/108/D/1928/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

26 septembre 2013

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1928/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 108e session(8-26 juillet 2013)

Communication présentée par:Shingara Mann Singh (représenté par un conseil, Christine B. Bustany, O’Melveny & Myers)

Au nom de:L’auteur

État partie:France

Date de la communication:15 décembre 2008 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 22 février 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:19 juillet 2013

Objet: Obligation d’apparaître tête nue sur les photographies de passeport

Question de procédure: Non-épuisement des voies de recours internes

Questions de fond: Liberté de manifester sa religion; droit à la liberté de circulation; discrimination indirecte

Articles du Pacte: 2, 12, 18 et 26

Article  du Protocole facultatif: 5, paragraphe 2 b

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (108e session)

concernant la

Communication no 1928/2010*

Présentée par:Shingara Mann Singh (représenté par un conseil, Christine B. Bustany, O’Melveny & Myers)

Au nom de:L’auteur

État partie:France

Date de la communication:15 décembre 2008 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 19 juillet 2013,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1928/2010 présentée par Shingara Mann Singh, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est M. Shingara Mann Singh, citoyen français originaire de la région du Penjab en Inde. Il affirme être victime de violations, par la France, de ses droits au titre des articles 2, 12, 18 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 17 mai 1984. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur a émigré en France en 1970 et a été naturalisé en 1989. Parl’obtention de la citoyenneté française, il a immédiatement obtenu un passeport français. Pour son premier passeport, la préfecture du Val d’Oise, où l’auteur résidait, l’a autorisé à porter son turban pour les photographies d’identité. Au cours des 15 années suivantes, l’auteur a obtenu trois passeports successifs, délivrés le 8 décembre 1989, le 21 octobre 1991 et le 15 décembre 1995, et une extension pour le passeport de 1995 délivrée le 16 novembre 2000. Chaque passeport comportait une photographie montrant l’auteur avec son turban.

2.2Le 8 décembre 2005, l’auteur a essayé de renouveler son passeport pour la quatrième fois et a soumis une photographie sur laquelle il portait son turban. Toutefois, la préfecture du Val d’Oise a rejeté la demande au motif que la photographie n’était pas conforme aux dispositions du décret no 2001-185 du 26 février 2001 relatif aux conditions de délivrance et de renouvellement des passeports. Selon l’article 5 de ce décret, les photographies d’identité doivent être «de face, tête nue, de format 35 x 45 mm, récentes et parfaitement ressemblantes». Ce décret a été remplacé par le décret no 2005-1726 du 30 décembre 2005 relatif aux passeports électroniques, mais les exigences requises pour les photographies demeurent identiques.

2.3Le 16 février 2006, l’auteur a contesté le refus du préfet devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, qui a rejeté la requête le 29 juin 2006. L’auteur a alors interjeté appel de cette décision devant la cour administrative d’appel de Versailles, laquelle a rejeté la requête dans un arrêt du 24 janvier 2008.

2.4L’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles fait référence aux articles 9 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après «Convention européenne des droits de l’homme»), ainsi qu’à l’article 18 du Pacte et signale que ces dispositions «prévoient elles-mêmes que les libertés qu’elles garantissent puissent faire l’objet de restrictions, notamment dans l’intérêt de la sécurité publique et de la protection de l’ordre; que les dispositions de l’article 5 du décret du 26 février 2001 […], qui visent à limiter les risques de fraude ou de falsification des permis de conduire, en permettant une identification par le document en cause aussi certaine que possible de la personne qu’il représente, ne sont ni inadaptées ni disproportionnées par rapport à cet objectif; que la circonstance que, par le passé, la production de photographies avec port de couvre-chef ait été tolérée, ne fait pas obstacle à ce que, face à l’augmentation du nombre de falsifications constatées, il ait été décidé de mettre fin à cette tolérance; que l’atteinte particulière invoquée aux exigences et aux rites de la religion sikhe, n’est pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi, compte-tenu notamment du caractère ponctuel de l’obligation faite de se découvrir afin de produire une photographie "tête nue" et n’implique pas qu’un traitement différent aurait dû être réservé aux personnes de confession sikhe par rapport aux autres demandeurs; que par suite, l’exception d’illégalité invoquée par le requérant à l’encontre du décret du 26 février 2001 doit être écartée». L’arrêt signale également que la décision du sous-préfet «n’a procédé à aucune discrimination et n’a pas non plus méconnu […] le principe d’égalité, tel qu’il est invoqué dans les dispositions de l’article 19 de la loi du 30 décembre 2004 [portant création de la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité], les dispositions des articles 9 et 14 de la convention européenne […] et celles des articles 1er et 12 du pacte».

2.5L’auteur affirme ne pas avoir porté l’affaire devant le Conseil d’État du fait que, le 15 décembre 2006, le Conseil d’État a rendu un jugement contre l’auteur dans une affaire identique mais concernant la photographie de son permis de conduire. Le Conseil d’État avait jugé que les dispositions contestées, notamment la circulaire no 2005-80 du 6 décembre 2005 relative à l’apposition des photographies d’identité sur le permis de conduire, visaient à limiter les risques de fraude ou de falsification des permis de conduire, en permettant une identification par le document en cause aussi certaine que possible de la personne qu’il représente; et que l’atteinte invoquée aux exigences et aux rites de la religion sikhe, n’était pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi, compte tenu notamment du caractère ponctuel de l’obligation faite de se découvrir afin de produire une photographie «tête nue». Cette atteinte n’impliquait pas qu’un traitement différent aurait dû être réservé aux personnes de confession sikhe par rapport aux autres demandeurs.

2.6L’auteur a porté l’affaire précédente relative au permis de conduire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui, par une décision du 13 novembre 2008, l’a déclarée irrecevable, comme manifestement mal fondée. En particulier, la CEDH, par rapport à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, a tenu compte de la marge d’appréciation des États en la matière et a conclu que l’ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé.

2.7Compte tenu de ces deux décisions, l’auteur a jugé vain de porter la présente affaire devant le Conseil d’État et la CEDH, car ses arguments sont les mêmes. Il estime donc avoir épuisé les recours internes. De plus, la violation par l’État partie de sa liberté religieuse dans la présente affaire le prive de la possibilité de voyager en dehors de son pays, ce qui rend le besoin d’une solution encore plus urgent.

2.8L’auteur affirme que le port du turban est intimement lié à la foi et l’identité de l’individu sikh. Le premier commandement de la foi sikhe est que les cheveux ne doivent jamais être coupés et doivent rester propres, soignés et cachés de la vue du public. Le fait de retirer son turban peut être considéré comme une renonciation à la foi et le mauvais maniement du turban par d’autres est profondément insultant. Obliger un sikh à retirer son turban est humiliant, comme l’est le fait d’obliger quelqu’un à retirer son pantalon en public. Un certain nombre de pays reconnaissent le double sens religieux et personnel du turban et l’importance de se couvrir les cheveux. Ces pays ont adopté des mesures concrètes pour protéger la dignité et la liberté religieuse de sikhs fervents.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’application de l’article 5 du décret no 2001-185 à son égard viole les articles 2, 12, 18 et 26 du Pacte.

3.2Bien que le décret soit apparemment neutre, l’exigence de poser tête nue est humiliante pour la minorité de citoyens français qui sont des pratiquants sikhs. L’application de cette disposition à l’auteur constitue donc une discrimination indirecte, fondée sur son origine ethnique et ses convictions religieuses. Le traitement identique de personnes se trouvant dans des situations très différentes peut constituer une forme de discrimination. Ce qui importe c’est que les personnes aient la possibilité de jouir également des mêmes droits. Cet effet discriminatoire viole les articles 2 et 26 du Pacte. À cet égard, l’observation générale no 18 (1989) du Comité note que le principe d’égalité requiert parfois que les États adoptent des mesures en faveur de groupes désavantagés afin d’atténuer ou de supprimer les conditions qui font naître ou contribuent à perpétuer la discrimination interdite par le Pacte. La France doit traiter la population sikhe différemment de la majorité lorsque cela est nécessaire afin d’éviter un effet discriminatoire.

3.3L’auteur affirme être victime d’une violation de son droit à manifester sa religion ou ses convictions. Les autorités françaises soutiennent que l’exigence de «proportionnalité» est remplie parce que l’atteinte à la liberté de religion de l’auteur est «temporaire». Or, une photographie «tête nue» de l’auteur conduira très probablement à des injonctions répétées de retirer son turban pour procéder à une meilleure comparaison avec sa photographie. Cette humiliation répétée n’est pas proportionnée aux buts de l’identification. Le Pacte n’autorise pas les États à restreindre le droit de manifester sa religion lorsque les restrictions auraient pour seules fins d’être utiles, souhaitables ou opportunes ou lorsque les restrictions ne produisent un impact que sur une minorité religieuse ou ethnique. Toute restriction doit être nécessaire. Il ne doit y avoir aucune autre solution proportionnelle à l’objectif recherché.

3.4Les fonctionnaires de l’immigration et les systèmes informatiques sont capables d’identifier la personne titulaire du passeport même si ses cheveux sont recouverts. Une telle conclusion est d’autant plus convaincante que, pour les sikhs, la personne n’apparaît jamais en public sans avoir ses cheveux couverts et son visage reste clairement visible, ce qui est le cas dans les trois photographies d’identité des précédents passeports de l’auteur sur lesquelles il portait son turban.

3.5L’État partie autorise actuellement des citoyens d’autres pays à entrer sur son territoire en utilisant des passeports qui les représentent tête couverte. Il est donc difficile de comprendre en quoi les restrictions apportées uniquement à la liberté de religion des citoyens français sont nécessaires pour rendre la France plus sûre.

3.6Les faits dénoncés constituent également une violation du droit à la liberté de circulation garantie par l’article 12 du Pacte. L’auteur se voit contraint de choisir soit de préserver sa dignité soit de voyager hors de France, mais il ne peut pas faire les deux. Selon l’observation générale no 27 (1999), toute restriction à la liberté de circulation doit être compatible avec tous les autres droits reconnus dans le Pacte. L’auteur fait donc valoir que, lorsqu’ils mettent en œuvre des règles de sécurité qui ont un impact sur la liberté de circulation comme celles sur les passeports, les États doivent s’assurer que les restrictions apportées ne violent pas les autres dispositions du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 26 avril 2010, l’État partie a présenté des observations sur la recevabilité. Il signale que la communication est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

4.2L’auteur n’a pas estimé nécessaire de saisir le Conseil d’État dès lors que celui-ci avait, dans un arrêt du 15 décembre 2006, Association United Sikhs et M.  Mann  Singh, affaire dans laquelle il était requérant, substantiellement tranché la question en litige. Or, ce litige concernait exclusivement les conditions de délivrance des permis de conduire et non les documents à fournir à l’appui d’une demande de renouvellement de passeport. En outre, dans cette affaire, le Conseil d’État n’avait statué que sur de prétendues violations des articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et non sur les dispositions du Pacte.

4.3Le choix de saisir le Comité plutôt que la CEDH, alors que l’auteur avait également soulevé devant les juridictions internes des moyens tirés de la violation des articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, est en l’espèce motivé par le souhait d’obtenir du Comité une solution différente de celle retenue par la CEDH. C’est donc, soit qu’il estime que la jurisprudence de la CEDH n’est pas transposable devant le Comité en raison d’une spécificité du Pacte, soit que la solution apportée à un litige portant sur les conditions de délivrance des permis de conduire n’est pas transposable à une contestation portant sur les conditions de délivrance des passeports. Il ne peut, dans ces conditions, soutenir en même temps que le Conseil d’État, en statuant sur les conditions de délivrance des permis de conduire sur le seul fondement des articles de la Convention européenne des droits de l’homme, aurait substantiellement tranché la question portée devant le Comité.

4.4En toute hypothèse, le Conseil d’État, dans son arrêt du 15 décembre 2006, n’était saisi d’aucun moyen relatif à la liberté de circulation, alors que cette question est également invoquée par l’auteur dans la présente communication.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 3 janvier 2011, l’auteur a contesté les observations de l’État partie sur la recevabilité. Pour ce qui est de l’épuisement des voies de recours internes, l’auteur réitère que le Conseil d’État avait déjà statué sur la question dans l’affaire décidée le 15 décembre 2006. Le fait que dans les procédures internes l’auteur a, dans le cas de 2006, invoqué les articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme tandis que, devant le Comité, il invoque les articles équivalents du Pacte est sans importance. D’un autre côté, le fait que, dans le premier cas, l’auteur a décidé d’aller devant la CEDH tandis que dans le deuxième il a choisi de porter l’affaire devant le Comité est également sans importance et le Comité n’est pas tenu de suivre la jurisprudence de la CEDH.

5.2L’affaire de 2006 n’est pas la seule dans laquelle le Conseil d’État s’est prononcé sur la même question. Dans une autre affaire, décidée le 14 avril 2009, le Conseil a rejeté l’appel interjeté par un autre citoyen sikh contre le décret no 46-1574, qui exige l’utilisation de photographies tête nue sur les permis de résidence. Le Conseil a estimé que cette exigence n’était pas contraire aux articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.

5.3Compte tenu de ces deux décisions, il aurait été futile de porter la question dans la présente affaire devant le Conseil d’État. Quant à l’argument de l’État partie relatif au fait que l’affaire de 2006 n’a pas soulevé la question de la liberté de circulation, rien ne donne à penser que la décision du Conseil d’État aurait été différente s’il avait eu à se prononcer sur ce sujet. D’un autre côté, la violation de la liberté de circulation découle de la violation de la liberté de religion et les deux sont intimement liées. S’il est futile de saisir le Conseil d’État à l’égard de la liberté de religion, il l’est également à l’égard de la liberté de circulation.

5.4L’auteur signale que la présente affaire n’est pas la même que celle qu’il a présentée à la CEDH en 2006, car la législation interne visée était différente. L’argument tiré de l’irrecevabilité prononcé par la CEDH est inopérant dans la présente affaire. En conséquence la présente communication ne peut pas être déclarée irrecevable au regard de l’article 5, paragraphe 2 a du Protocole facultatif.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 20 août 2010, l’État partie a présenté des observations sur le fond de la communication. Il fait valoir que les principes d’égalité et de non-discrimination sont protégés dans la Constitution de 1958. Quant à la liberté d’aller et venir, le Conseil constitutionnel a affirmé son existence en tant que principe constitutionnel dès 1979.

Sur le grief relatif à l’article 18

6.2L’État partie rappelle que la liberté de manifester sa religion est soumise aux restrictions du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte et que, conformément à l’observation générale no 22 (1993) du Comité, relative à l’article 18, ces restrictions doivent être interprétées au sens strict.

6.3La CEDH a eu l’occasion de se prononcer sur des cas d’ingérence dans la liberté de porter des vêtements ou tenues religieux pour des motifs de protection de l’ordre et de la santé publics ou de protection des droits et libertés d’autrui. Bien plus, dans l’affaire très similaire à la présente portée par l’auteur devant la CEDH en 2007, la CEDH, faisant application de sa jurisprudence et sans même la communiquer à l’État, a estimé que l’affaire était «manifestement mal fondée».

6.4La CEDH a admis que la photographie d’identité «tête nue», apposée sur le permis de conduire, était nécessaire aux autorités chargées de la sécurité publique et de la protection de l’ordre public, notamment dans le cadre des contrôles effectués pour identifier le conducteur et s’assurer de son droit à conduire le véhicule concerné. De tels contrôles étaient nécessaires à la sécurité publique au sens de l’article 9, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme. La CEDH a souligné, à cet égard, que la réglementation litigieuse s’était montrée plus exigeante en la matière en raison de l’augmentation des risques de fraude et de falsification des permis de conduire. Elle a précisé que les modalités de la mise en œuvre de tels contrôles entraient dans la marge d’appréciation de l’État, d’autant plus que l’obligation de retirer son turban à cette fin ou, initialement, pour faire établir le permis de conduire, est une mesure ponctuelle. La CEDH a donc conclu que «l’ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé».

6.5L’État partie considère que les conditions fixées au paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte sont en l’espèce satisfaites. Tout d’abord, la mesure contestée est prévue par la loi, c’est-à-dire le décret du 26 février 2001.

6.6Deuxièmement, la mesure poursuit un but légitime. Elle répond au souci de limiter les risques de fraude ou de falsification des passeports en permettant une identification par le document en cause aussi certaine que possible de la personne qu’il représente. Cette préoccupation se conçoit d’autant plus pour les passeports que ces documents, qui permettent le franchissement des frontières, sont soumis à des exigences de sécurisation importantes, notamment dans le cadre de la sécurité publique. L’obligation posée par la réglementation permet, par l’instauration d’une règle simple, d’éviter à l’autorité administrative de se livrer à une difficile appréciation de la question de savoir si tel ou tel couvre-chef couvre plus ou moins le visage et rend plus ou moins aisée l’identification certaine de la personne. Sont ainsi davantage assurés tant la sécurité et l’ordre publics que l’égalité de tous les citoyens devant la loi.

6.7Troisièmement, la mesure contestée est proportionnée au but poursuivi. L’obligation de produire des photographies d’identité tête nue peut constituer pour certaines personnes une contrainte, voire susciter une certaine gêne. Or, cette contrainte est limitée. Il n’est pas imposé aux personnes attachées au port du turban d’y renoncer de manière définitive ni même répétitive, mais seulement de manière ponctuelle, pour le court laps de temps nécessaire à la prise d’une photographie. Les inconvénients pour le requérant doivent être mis en balance avec l’intérêt général qui s’attache à la lutte contre la falsification des passeports.

6.8L’auteur espère obtenir du Comité, s’agissant de son passeport, une satisfaction qu’il n’a pas obtenue auprès de la CEDH au sujet de son permis de conduire. Or, compte tenu des libellés proches de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 18 du Pacte, de l’étroite similitude entre les affaires et du haut niveau de protection des droits de l’homme assurée tant par la CEDH que par le Comité, l’État partie estime que la demande de l’auteur est dépourvue de justifications pertinentes.

Sur le grief relatif aux articles 2 et 26

6.9L’auteur n’a subi aucune discrimination puisque le décret du 26 février 2001 s’applique à tous sans aucune distinction. Il n’a pas davantage été victime d’une quelconque discrimination indirecte. La réglementation critiquée ne poursuit aucun objectif discriminatoire et n’est pas appliquée de manière discriminatoire. Le paragraphe 8 de l’observation générale no 18 signale que «la jouissance des droits et des libertés dans des conditions d’égalité n’implique pas dans tous les cas un traitement identique». Or, ce paragraphe ne signifie pas que les États doivent impérativement introduire des différences de traitement en fonction des opinions des uns et des autres, mais se borne à admettre, dans certains cas, l’existence de règles distinctes dans des cas où la situation des individus est objectivement différente. Dans le cas présent, il n’apparaît pas justifié de dispenser certaines personnes, en raison de leurs opinions religieuses, de règles qui s’imposent à tous les citoyens dans un but d’ordre public et de sécurité publique.

6.10De même, l’auteur ne saurait se prévaloir, pour justifier la nécessité des règles dérogatoires qu’il réclame, du paragraphe 10 de l’observation générale no 18, qui indique que «l’application du principe d’égalité suppose parfois de la part des États parties l’adoption de mesures en faveur de groupes désavantagés, visant à atténuer ou à supprimer les conditions qui font naître ou contribuent à perpétuer la discrimination interdite par le Pacte». Ce paragraphe, qui concerne les politiques volontaristes de réduction des discriminations de fait et évoque avec prudence la notion de «discrimination positive», n’implique en aucune manière l’adoption d’une législation différenciée en fonction des opinions ou croyances des uns et des autres. Il ne prévoit pas davantage que l’État devrait se livrer, dans l’application de la loi commune, à une casuistique hasardeuse (et, au demeurant, par elle-même discriminatoire) reposant sur sa compréhension de l’intensité des obligations philosophiques ou religieuses des différents individus relevant de sa juridiction.

Sur le grief relatif à l’article 12

6.11Ce grief ne soulève aucune question distincte des deux précédents. Les restrictions à la liberté d’aller et venir pouvant résulter de la non-délivrance à l’auteur d’un document de voyage sont dues exclusivement à son refus de respecter les règles générales de délivrance des passeports, lesquelles sont motivées par des raisons impérieuses de sécurité publique. Dans ces conditions, il ne saurait y avoir violation de l’article 12 du Pacte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur le fond

7.1L’auteur a répondu aux observations de l’État partie sur le fond le 3 janvier 2011.

Sur le grief relatif à l’article 18

7.2L’auteur ne conteste pas le fait que la réduction de la fraude et de la falsification est un objectif valable que l’État doit poursuivre. Cependant, l’État partie ne parvient pas à démontrer que la mesure contestée soit nécessaire pour atteindre cet objectif.

7.3L’État partie ne fournit pas de réponse aux arguments suivants: a) L’obligation d’utiliser des photographies tête nue sur les passeports est arbitraire parce qu’elle peut s’appliquer à un grand nombre de situations où un couvre-chef n’est pas un obstacle pour l’identification. b) Un turban ne cache pas les traits faciaux. À long terme, il pose même moins de difficultés à l’identification que d’autres changements, tels que ceux concernant des individus qui laissent pousser leurs cheveux ou barbe, ou qui les coupent, d’une manière exagérée; ou ceux qui changent la couleur de leurs cheveux, portent des perruques, perdent leurs cheveux ou utilisent un maquillage excessif. Dans le cas de l’auteur, compte tenu du fait qu’il porte toujours son turban en public, une photographie avec le turban faciliterait la vérification de son identité, plutôt que le contraire. D’ailleurs, dans tous ses documents d’identité depuis 1970 il apparaît avec son turban et cela n’a jamais posé de problème. c) L’État partie autorise l’entrée sur son territoire à des citoyens étrangers dont les photographies de passeport ne les montrent pas tête nue. d) L’État partie autorise les photographies pour les demandes de visas où les individus portent sur la tête des signes religieux qu’ils utilisent habituellement. e) La plupart des pays européens et autres tels que l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande ou les États-Unis d’Amérique, qui ont les mêmes préoccupations que la France en matière de sécurité et de lutte contre la fraude, autorisent le port de signes religieux sur la tête dans les photos d’identité. La France est le seul pays de l’Union européenne qui exige la tête nue sur les photos de passeport.

7.4L’absence de réponse dans les observations de l’État partie aux arguments précédents montre que la mesure contestée n’est ni nécessaire ni légitime au regard du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte.

7.5Selon l’auteur, il n’est pas crédible de suggérer que les autorités administratives rencontrent des difficultés lorsqu’elles doivent déterminer si un couvre-chef cache le visage ou pas et que, de ce fait, la mesure garantit le principe d’égalité devant la loi. De nombreux pays ont établi des règles à ce sujet. Aux États-Unis, par exemple, il est possible de porter des couvre-chefs dans les photos de visa ou passeport pour des motifs religieux, mais ils ne doivent assombrir aucune partie du visage et le front doit être découvert. En outre, l’État partie ne répond pas à la suggestion de l’auteur quant à l’utilisation d’autres moyens alternatifs pour prévenir la fraude, tels que la biométrie ou la reconnaissance digitale.

7.6Quant à la proportionnalité de la mesure, l’État partie maintient qu’elle est temporaire. Or, l’image de l’auteur tête nue sur une photographie aurait un caractère essentiellement permanent et constituerait une manière de l’identifier officiellement. La restriction ne serait donc pas un léger inconvénient, mais un affront à la religion sikhe, à l’identité ethnique de l’auteur et à sa place dans la société française. La photographie tête nue donnerait lieu à une multiplication des situations dans lesquelles il serait demandé à l’auteur d’ôter son turban pour comparer son image à la photo.

7.7Sur la base de ce qui précède, l’auteur conclut qu’il y a violation de l’article 18 car la mesure contestée n’est ni nécessaire ni proportionnelle et l’État partie n’a pas employé les moyens les moins restrictifs pour atteindre les objectifs qu’il invoque.

Sur le grief relatif aux articles 2 et 26

7.8L’auteur réitère que la mesure contestée constitue un affront pour la minorité de citoyens français de religion sikhe ainsi que d’autres groupes religieux non chrétiens. Les chrétiens, groupe religieux majoritaire en France, ne sont pas concernés par la mesure car ils ne couvrent pas leur tête pour des motifs religieux. En conséquence, il est clair que son application à l’auteur constitue an acte de discrimination indirecte. Même si la mesure contestée n’a pas, en soi, un but discriminatoire et qu’elle n’est pas appliquée de manière clairement discriminatoire, elle génère tout de même un effet discriminatoire.

7.9Le droit à l’égalité implique que les situations similaires doivent être traitées de la même manière et, lorsque cela s’avère nécessaire, les situations différentes doivent faire l’objet d’un traitement différent. Les arguments concernant la nécessité et la proportionnalité de la mesure exposés par rapport à l’article 18 sont également valables en ce qui concerne le grief relatif aux articles 2 et 26.

Sur le grief relatif à l’article 12

7.10L’auteur rejette les arguments de l’État partie à ce sujet car ils ne démontrent pas que les restrictions au droit de circulation imposées à l’auteur soient justifiées. Les critères de nécessité et de proportionnalité exposés sont également valables par rapport au grief concernant l’article 12.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note les arguments de l’État partie soutenant que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes du fait qu’il n’a pas saisi le Conseil d’État après le rejet de sa requête devant la cour administrative d’appel de Versailles. Le Comité note qu’en 2006 le Conseil d’État avait statué contre l’auteur dans un recours qu’il avait présenté contre la circulaire no 2005-80 du 6 décembre 2005 relative à l’apposition des photographies d’identité sur le permis de conduire. Dans une autre plainte présentée par un citoyen sikh, le Conseil d’État a également statué en faveur du décret no 46-1574, qui exige l’utilisation de photographies tête nue sur les permis de résidence. Compte tenu de ces précédents du Conseil d’État en matière de photographies d’identité et de la législation pertinente en vigueur en France à l’époque des faits, le Comité estime que le paragraphe 2 b de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication en ce qui concerne les griefs tirés des articles 2, 26 et 18, dont les éléments substantiels avaient été l’objet de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles.

8.4En ce qui concerne le grief tiré de la violation de l’article 12 du Pacte, le Comité observe que l’auteur n’a pas contesté l’argument de l’État partie sur le fait que la question relative à la violation de la liberté de circulation n’avait été posée auparavant devant le Conseil d’État. En conséquence, le Comité estime que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées en ce qui concerne la prétendue violation de l’article 12 du Pacte et déclare cette partie de la communication irrecevable en vertu du paragraphe 2 b de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité considère que tous les autres critères de recevabilité ont été remplis et déclare la communication recevable concernant les plaintes relatives aux articles 2, 18 et 26 du Pacte.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2Le Comité note l’allégation de l’auteur selon laquelle l’exigence d’apparaître tête nue sur la photographie d’identité de son passeport viole son droit à la liberté de religion prévue à l’article 18 du Pacte et ne serait ni nécessaire ni proportionnée au regard du paragraphe 3 de cet article. Le Comité prend note de ce que l’État partie estime que les conditions fixées au paragraphe 3 de l’article 18 sont en l’espèce satisfaites. En particulier, l’exigence répondrait au souci de limiter les risques de fraude ou de falsification des passeports, faciliterait l’appréciation de l’autorité administrative en matière d’identification du détenteur d’un passeport, et les contraintes qu’elle pourrait causer seraient ponctuelles.

9.3Le Comité rappelle son observation générale no 22 relative à l’article 18 du Pacte et considère que la liberté de manifester sa religion englobe le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs. Il n’est pas contesté que la religion sikhe impose à ses membres le port du turban en public. Le turban est considéré non seulement comme étant un devoir religieux, mais également comme lié à l’identité personnelle. Le Comité considère donc que le port du turban est un acte qui est motivé par la religion de l’auteur et que l’article 5 du décret no 2001-185 et de son équivalent no 2005-1726, qui exige d’apparaître «tête nue» sur les photographies du passeport est constitutif d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion. Le Comité doit donc déterminer si la restriction à la liberté de l’auteur de manifester sa religion ou sa conviction (art. 18, par. 1) est autorisée par le paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte.

9.4Il n’est pas contesté que l’obligation d’apparaître «tête nue» sur la photographie d’identité est prévue par la loi et qu’elle poursuit le but de la protection de la sécurité et de l’ordre public. Il incombe donc au Comité d’évaluer si la restriction est nécessaire et proportionnelle au but visé. Le Comité reconnaît la nécessité pour l’État partie de s’assurer et de contrôler à des fins de sécurité et d’ordre public que la personne apparaissant sur la photographie d’un passeport est bien le détenteur du document. Le Comité observe toutefois que l’État partie n’a pas expliqué pourquoi le port d’un turban sikh couvrant la partie supérieure de la tête et une partie du front, mais laissant le reste du visage clairement visible, rendrait l’identification de l’auteur moins aisée que s’il apparaissait «tête nue», alors même qu’il porte son turban à tout moment. Par ailleurs, l’État partie n’a pas expliqué dans des termes spécifiques comment une photographie d’identité «tête nue» d’une personne qui se montre toujours en public tête couverte servirait à faciliter son identification dans la vie de tous les jours et à combattre les risques de falsification et de fraude des passeports.

9.5Le Comité considère, par conséquent, que l’État partie n’a pas démontré que la restriction imposée à l’auteur serait nécessaire au sens du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte. Il observe également que même si l’obligation d’ôter son turban pour prendre une photographie d’identité peut être qualifiée comme une mesure ponctuelle, elle entraînera une ingérence potentielle à la liberté de religion de l’auteur qui apparaîtrait sans son couvre-chef religieux porté en permanence sur une photographie d’identité et donc pourrait être contraint à ôter son turban lors de contrôles d’identification. Le Comité conclut donc que la réglementation exigeant d’apparaître «tête nue» sur les photographies de passeport est une restriction disproportionnée portant atteinte à la liberté de religion de l’auteur et constitue en l’espèce une violation de l’article 18 du Pacte.

9.6Ayant constaté une violation de l’article 18 du Pacte, le Comité n’examinera pas le grief tiré de la violation distincte des articles 2 et 26 du Pacte concernant le principe de non-discrimination.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits qui lui ont été présentés font apparaître une violation de l’article 18 du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de fournir à l’auteur un recours utile, incluant un réexamen de sa demande de renouvellement de son passeport et la révision du cadre normatif pertinent et son application dans la pratique en tenant compte de ses obligations en vertu du Pacte. L’État partie est, en outre, tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus par le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 180 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité, en outre, à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en français (version originale), en anglais et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]