Nations Unies

CCPR/C/106/D/1932/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

30 novembre 2012

Français

Original: anglais

C omité des droits de l’homme

Communication no 1932/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 106e session(15 octobre-2 novembre 2012)

Communication p résentée par:

Irina Fedotova (non représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

10 février 2010 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 18 mars 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

31 octobre 2012

Objet:

Responsabilité administrative de l’auteur pour des «actions publiques visant à faire la propagande de l’homosexualité auprès de mineurs»

Questions de procédure:

Abus du droit de soumettre une communication; épuisement des recours internes

Questions de fond:

Droit de répandre des informations et des idées; restrictions licites; droit à une égale protection de la loi sans aucune discrimination

Articles du Pacte:

19 et 26

Articles du Protocole facultatif:

3 et 5 (par. 2 b))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatif aux droitscivils et politiques (106e session)

concernant la

Communication no 1932/2010 *

Présentée par:

Irina Fedotova (non représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

10 février 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 31 octobre 2012,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1932/2010 présentée au nom de Mme Irina Fedotova en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Mme Irina Fedotova, de nationalité russe, née en 1978. Elle se déclare victime d’une violation par la Fédération de Russie des droits garantis par les articles 19 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. L’auteur n’est pas représentée par un conseil.

1.2Le 20 mai 2010, l’État partie a demandé au Comité d’examiner la question de la recevabilité de la communication séparément du fond, conformément au paragraphe 3 de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité. Le 13 août 2010, le Président a décidé, au nom du Comité, d’examiner la recevabilité de la communication en même temps que le fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est une femme ouvertement lesbienne, militante des droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) en Fédération de Russie. En 2009, elle a tenté, avec d’autres personnes, d’organiser un rassemblement pacifique à Moscou (une Gay Pride), qui a été interdite par les autorités moscovites. Une initiative similaire visant à organiser un défilé et une manifestation destinés à promouvoir la tolérance à l’égard des gays et des lesbiennes a été interdite dans la ville de Riazan en 2009.

2.2Le 30 mars 2009, l’auteur a exposé des affiches portant les slogans «L’homosexualité est normale» et «Je suis fière de mon homosexualité» près d’un établissement d’enseignement secondaire de Riazan. Selon elle, le but de cette action était de promouvoir la tolérance à l’égard des gays et des lesbiennes en Fédération de Russie.

2.3L’auteur a été interrompue dans son action par la police et, le 6 avril 2009, elle a été reconnue coupable par le juge de paix d’une infraction administrative visée à l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan du 4 décembre 2008 relative aux infractions administratives (loi de la Région de Riazan) pour avoir exposé les affiches en question. Cette disposition prévoit que «toute action publique de propagande en faveur de l’homosexualité (acte sexuel entre hommes ou lesbianisme) auprès de mineurs est punie d’une amende administrative allant de 1 500 à 2 000 roubles». L’auteur a été condamnée à une amende de 1 500 roubles russes.

2.4À une date non précisée, l’auteur a fait appel de la décision du juge auprès du tribunal du district Oktyabrsky de Riazan (tribunal du district Oktyabrsky). Dans son recours elle demandait d’annuler la décision et de demander à la Cour constitutionnelle d’examiner la compatibilité de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan avec l’article 19, l’article 29 et le paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution de la Fédération de Russie du 12 décembre 1993 (la Constitution). Elle demandait aussi la suspension de la procédure la concernant en attendant que la Cour constitutionnelle se prononce.

2.5Dans l’appel formé auprès du tribunal du district Oktyabrsky, l’auteur indiquait qu’elle ne contestait pas les faits, mais qu’elle considérait que la décision du juge de paix était fondée sur une disposition de la loi contraire aux articles 19 et 29 de la Constitution qui, respectivement, interdisent la discrimination fondée sur la situation sociale et garantissent le droit à la liberté de pensée et d’expression. Elle affirmait en outre que la rédaction de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan ne permettait pas de comprendre ce qu’il fallait entendre par «propagande en faveur de l’homosexualité» parce que, d’un point de vue constitutionnel, la «propagande» était une composante essentielle de l’exercice du droit à la liberté d’expression. Par conséquent, l’auteur ajoutait qu’elle avait le droit de promouvoir certains points de vue en rapport avec l’homosexualité. Elle faisait valoir que l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan établissait une discrimination injustifiée à l’égard des personnes ayant une «orientation sexuelle hors normes» en interdisant toute diffusion d’informations les concernant. L’auteur affirmait que, en exposant des affiches, elle agissait conformément à l’article 29 de la Constitution dans le but de promouvoir parmi les mineurs la tolérance à l’égard de l’homosexualité et l’idée que l’homosexualité était «normale» du point de vue de la science médicale. Enfin, elle faisait observer que l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan imposait des restrictions à l’exercice du droit à la liberté d’expression alors que, en vertu du paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution, ce droit ne pouvait être restreint que par une loi fédérale.

2.6Le 14 mai 2009, la décision du juge de paix a été confirmée par le juge fédéral du tribunal du district Oktyabrsky. Le tribunal déclarait que, en vertu de l’article 55 de la Constitution, les droits et libertés individuels, notamment ceux qui sont garantis par les articles 19 et 29 de la Constitution, ne pouvaient être limités par la loi fédérale que dans la mesure nécessaire pour protéger les fondements de l’ordre constitutionnel, la moralité, la santé, les droits et les intérêts légitimes d’autrui ou garantir la défense et la sécurité de l’État. Il ajoutait que le Code des infractions administratives de la Fédération de Russie était une loi fédérale et que, selon l’article 1.1 du Code, la législation relative aux infractions administratives était composée du Code et des lois relatives aux infractions administratives adoptées conformément au Code par les entités de la Fédération de Russie. Le tribunal indiquait que la loi de la Région de Riazan était fondée sur la Constitution et sur le Code des infractions administratives et qu’elle faisait donc partie de la législation relative aux infractions administratives. Il concluait que l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan n’était pas contraire à la Constitution et apportait des restrictions (entraînant la responsabilité administrative) au droit à la liberté d’expression, notamment la liberté de répandre des informations, qui visaient à protéger la moralité, la santé et les droits et intérêts légitimes des mineurs.

2.7L’auteur affirme qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et utiles aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que la décision rendue par le juge de paix le 6 avril 2009 a porté atteinte au droit à la liberté d’expression qu’elle tient de l’article 19 du Pacte, parce qu’on lui a interdit de diffuser des idées visant à promouvoir une attitude de tolérance à l’égard des minorités sexuelles et qu’elle a été reconnue coupable d’une infraction administrative pour l’avoir fait. En vertu du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, ces restrictions ne peuvent être justifiées que si elles ont été «fixées par la loi» et sont «nécessaires» à la poursuite de l’un des buts légitimes énoncés.

3.2L’auteur déclare en outre qu’elle a été reconnue coupable d’une infraction administrative en vertu de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan et que par conséquent la restriction imposée à l’exercice de son droit à la liberté d’expression était de  jure «fixée par la loi». Elle fait observer toutefois qu’en vertu du paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution la liberté d’expression ne peut être limitée que par une loi fédérale. Étant donné que la loi de la Région de Riazan n’est pas une loi fédérale, les restrictions imposées à son droit à la liberté d’expression n’étaient pas conformes à la Constitution et ne peuvent donc pas être considérées comme «fixées par la loi» au sens du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

3.3L’auteur affirme que même si les restrictions étaient «fixées par la loi» elles n’étaient pas «nécessaires», parce qu’elles ne poursuivaient pas un des buts légitimes énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Elle reconnaît que le but de la restriction était de protéger la santé publique ou la moralité des mineurs (en Fédération de Russie, les personnes de moins de 18 ans) en interdisant le fait d’«inciter les mineurs à avoir des relations intimes entre personnes du même sexe». À ce sujet, l’auteur affirme qu’elle n’a pas cherché à inciter des mineurs à commettre de tels actes et que son objectif en exposant des affiches était de sensibiliser le public, notamment les mineurs, dans le sens d’une attitude tolérante à l’égard de l’homosexualité. Elle affirme en outre que le libellé de la loi de la Région de Riazan n’est pas suffisamment clair parce qu’elle prévoit l’interdiction absolue de la diffusion d’idées relatives à l’homosexualité, notamment d’informations objectives ou neutres visant à éduquer les mineurs et à leur permettre de développer une attitude tolérante à l’égard des homosexuels. L’auteur fait valoir que l’interdiction générale de la diffusion d’informations sur l’homosexualité à l’intention des mineurs rend sa liberté d’expression purement théorique et illusoire.

3.4En l’espèce, l’auteur a été condamnée à une amende pour avoir exposé des affiches portant le slogan «L’homosexualité est normale» «Je suis fière d’être homosexuelle», ce qui, en vertu de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan, constitue l’infraction administrative d’atteinte à la moralité publique, définie comme «propagande en faveur de l’homosexualité auprès de mineurs». À ce sujet, l’auteur affirme que la propagande implique toujours la diffusion de certaines idées ou la sensibilisation du public à certaines questions en vue de faire évoluer l’opinion publique. Au regard du Pacte la propagande est l’une des composantes de la liberté d’expression et chacun a donc le droit de plaider pour certaines idées en rapport avec l’homosexualité.

3.5L’auteur affirme en outre que l’homosexualité est une caractéristique objective d’un groupe nombreux de personnes dans toute société. Elle fait observer qu’en l’espèce la loi de la Région de Riazan interdit toute diffusion d’informations en rapport avec l’homosexualité, y compris d’informations à contenu neutre, auprès de mineurs. Étant donné que l’article 3.10 figure au chapitre 3 de la loi de la Région de Riazan (infractions administratives d’atteinte à la santé, au bien-être sanitaire et épidémiologique et à la moralité publique), le but de l’interdiction est de protéger la moralité des mineurs. Il s’ensuit que cette loi est fondée sur le postulat que l’homosexualité est immorale, ce qui va clairement à l’encontre de la conception moderne de l’homosexualité, vue comme une caractéristique fondée sur l’orientation sexuelle et non sur un choix conscient de comportement sexuel.

3.6L’auteur affirme par conséquent que la loi de la Région de Riazan est aussi contraire à l’article 26 du Pacte, qui dispose que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. Elle ajoute que la loi établit une discrimination à l’égard des personnes homosexuelles en interdisant de facto la diffusion auprès des mineurs de toute information les concernant et qu’il n’y a pas de raison objective justifiant une telle différence de traitement au titre du Pacte. À ce sujet, l’auteur renvoie aux observations finales du Comité concernant le sixième rapport périodique de la Fédération de Russie (CCPR/C/RUS/CO/6), dans lesquelles le Comité «prend note avec préoccupation de la discrimination systématique dont certaines personnes sont victimes dans l’État partie en raison de leur orientation sexuelle, notamment des propos haineux, des manifestations d’intolérance et des préjugés dont elles sont la cible de la part d’agents de l’État, d’autorités religieuses et des médias» (ibid., par. 27).

3.7L’auteur termine en demandant au Comité de conclure que la décision rendue le 6 avril 2009 par le juge de paix, qui l’a reconnue coupable d’une infraction administrative pour «propagande en faveur de l’homosexualité auprès de mineurs», était disproportionnée par rapport aux objectifs légitimes poursuivis et était par conséquent contraire aux articles 19 et 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations du 20 mai 2010, l’État partie rappelle les faits de la cause et conteste la recevabilité de la communication en faisant observer que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts. Il affirme que l’auteur aurait pu utiliser les procédures de recours ordinaires établies par l’article 30.9 du Code des infractions administratives et faire appel de la décision rendue le 14 mai 2009 par le juge fédéral du tribunal du district Oktyabrsky devant un autre juge du même tribunal ou devant le tribunal municipal de Riazan. En outre l’auteur aurait pu faire appel de la décision du tribunal du district Oktyabrsky, qui était déjà exécutoire, devant la Cour suprême de la Région de Riazan puis, si nécessaire, devant la Cour suprême de la Fédération de Russie au titre de la procédure de contrôle (nadzor) établie au paragraphe 1 de l’article 30.12 du Code des infractions administratives. L’État partie affirme que l’auteur ne s’est pas prévalue, délibérément, de ces voies de recours et que par conséquent quand elle affirme qu’elle a épuisé tous les recours internes «cela ne correspond pas aux faits».

4.2L’État partie considère aussi que la communication constitue un abus du droit de plainte parce que l’auteur n’a fait l’objet d’aucune discrimination. Il affirme que l’action administrative avait été engagée à raison du manquement à des dispositions précises de la loi − et l’auteur elle-même ne le conteste pas − et n’était pas liée à son orientation sexuelle. Par conséquent pour l’État partie la communication devrait être déclarée irrecevable au titre de l’article 3 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans sa réponse du 22 juillet 2010, l’auteur fait observer que l’argument de l’État partie concernant l’article 30.9 du Code des infractions administratives est fondé sur une «interprétation erronée des règles fondamentales de la procédure administrative russe». Elle fait valoir que, en vertu de l’article 30.1 du Code des infractions administratives, une décision rendue par un juge au sujet d’une infraction administrative (comme dans son cas) peut être contestée devant une juridiction supérieure. Pour cette raison, elle a contesté la décision du juge de paix en date du 6 avril 2009 devant une juridiction supérieure (de deuxième instance), c’est-à-dire devant le tribunal du district Oktyabrsky. L’auteur fait observer de plus que l’article 30.9 du Code des infractions administratives invoqué par l’État partie ne s’applique pas à son affaire puisque la disposition en question concerne les recours contre les décisions rendues au sujet d’infractions administratives par des autorités non judiciaires, c’est-à-dire par des agents de l’État.

5.2L’auteur indique que selon l’article 329 du Code de procédure civile la décision d’une juridiction supérieure (de deuxième instance) devient exécutoire dès son adoption. Elle ajoute que la Cour suprême de la Fédération de Russie a expliqué que l’article 30.9 du Code des infractions administratives ne prévoyait pas la possibilité de faire appel d’une décision rendue par une juridiction supérieure (de deuxième instance) et qu’une telle décision devenait par conséquent exécutoire dès son adoption. L’auteur maintient donc qu’elle a utilisé toutes les voies de recours ordinaires qui lui étaient offertes par la législation de l’État partie.

5.3Pour ce qui est de l’argument de l’État partie qui objecte qu’elle aurait pu former un recours au titre de la procédure de contrôle, l’auteur fait observer que cette procédure ne constitue pas un recours utile au sens du Protocole facultatif parce qu’elle ne garantit pas automatiquement le droit d’obtenir l’examen au fond du recours par un collège de juges (la présidence du tribunal régional de Riazan ou la Cour suprême de la Fédération de Russie). L’auteur indique que conformément à l’article 381 du Code de procédure civile les demandes de contrôle de la légalité des décisions sont examinées par un juge de l’organe de contrôle, qui peut les rejeter sans demander communication du dossier à la juridiction inférieure. Ce n’est que si ce juge estime que les arguments présentés dans le recours sont suffisamment convaincants qu’il peut décider de demander le dossier et, s’il estime bon de le faire, de transmettre l’affaire pour examen au collège de juges de l’organe de contrôle de la légalité.

5.4L’auteur dit qu’elle saurait gré au Comité de prendre en considération, pour décider de la recevabilité de la communication, la position de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a déclaré à de nombreuses reprises que la procédure de contrôle n’était pas un recours utile au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe (Convention européenne des droits de l’homme) car le Code de procédure civile n’énonçait pas clairement les motifs d’annulation des jugements définitifs rendus par les juridictions inférieures et la procédure n’était pas directement accessible aux requérants.

5.5L’auteur affirme en outre qu’elle-même et deux autres personnes ont fait une dernière tentative pour demander justice au niveau national en présentant un recours à la Cour constitutionnelle. Par décision du 19 janvier 2010 la Cour constitutionnelle a rejeté le recours et a déclaré que l’interdiction de la propagande en faveur de l’homosexualité en tant que «diffusion intentionnelle et incontrôlée d’informations susceptibles de porter atteinte à la santé publique, à la moralité et au développement spirituel, et de former chez des personnes qui en raison de leur âge n’ont pas la capacité d’évaluer ces informations de manière critique et indépendante», des conceptions corrompues accordant une égale valeur sociale aux relations familiales traditionnelles et non traditionnelles ne pouvait pas être considérée comme une violation des droits constitutionnels. Par conséquent, l’auteur demande au Comité de conclure que la position de la Cour constitutionnelle est contraire aux normes consacrées dans le Pacte, parce que dans une société démocratique moderne les relations «traditionnelles» (entre personnes de sexe opposé) et «non traditionnelles» (entre personnes du même sexe) devraient être considérées comme ayant la même valeur. À son avis la Cour constitutionnelle a effectivement confirmé l’approche suivie dans la loi de la Région de Riazan et dans la loi de la Région de Riazan relative à la protection de la moralité des enfants dans la Région de Riazan, selon laquelle toute information sur l’homosexualité est a priori immorale et préjudiciable au développement d’un enfant. L’auteur fait valoir qu’elle a le droit de diffuser des informations visant à promouvoir l’idée de l’égalité des homosexuels dans la société russe.

5.6Comme il ressort de sa décision du 19 janvier 2010, la Cour constitutionnelle a noté que l’article 38 de la Constitution protégeait expressément la maternité, l’enfance et la famille. De l’avis de la Cour les conceptions traditionnelles de la famille, de la maternité et de l’enfance sont des valeurs qui nécessitent une protection spéciale de l’État et le législateur a agi en partant du principe que les intérêts des mineurs constituaient une valeur sociale importante. L’un des objectifs de la politique de l’État relative à la protection de l’enfance est de protéger les mineurs contre des facteurs qui pourraient avoir une influence négative sur leur développement physique, intellectuel, mental, spirituel et moral. Plus précisément, la loi fédérale relative aux garanties fondamentales des droits de l’enfant en Fédération de Russie protège les enfants contre les informations et les activités de propagande et d’endoctrinement qui pourraient porter atteinte à leur «santé [et] à leur développement moral et spirituel». De l’avis de la Cour, les dispositions contestées ont été adoptées dans le but de garantir la sécurité intellectuelle, morale et psychologique des enfants.

5.7La Cour constitutionnelle a ensuite analysé la protection du droit à la liberté d’expression prévue par la Constitution. L’article 29 de la Constitution garantit le droit à la liberté de parole, ainsi que le droit de diffuser librement des informations par tout moyen légal. Toutefois, la Cour a relevé que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions, pour autant qu’elles soient prévues par la loi, aient un objectif légitime et soient nécessaires dans une société démocratique. Enfin, la Cour a déclaré que la loi de la Région de Riazan et la loi de la Région de Riazan relative à la protection de la moralité des enfants dans la Région de Riazan n’interdisaient pas l’homosexualité et ne la dénigraient pas. Ces textes n’établissaient pas de discrimination à l’égard des homosexuels et ne conféraient pas de pouvoirs excessifs aux autorités publiques. La Cour a conclu par conséquent que l’on ne pouvait pas considérer que les dispositions contestées des deux lois limitaient excessivement la liberté d’expression.

5.8L’auteur joint une copie de l’avis juridique qu’elle avait demandé à la Commission internationale de juristes et demande au Comité de le prendre en considération pour l’examen de la communication quant au fond.

5.9Dans son avis juridique la Commission internationale de juristes examine tout d’abord l’effet des constatations du Comité dans l’affaire Hertzberg et consorts c. Finlande, dans laquelle le Comité a accepté comme l’un des motifs de restriction visés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte la nécessité de protéger la moralité publique invoquée par le Gouvernement finlandais pour justifier les restrictions prévues au paragraphe 9 du chapitre 20 du Code pénal finlandais, qui dispose que quiconque encourage publiquement une conduite indécente entre personnes du même sexe encourt une peine d’emprisonnement de six mois ou une amende. D’après la Commission internationale de juristes les conclusions du Comité dans cette communication ne sont pas déterminantes pour la présente communication, parce que:

a)Le droit relatif à l’égalité a beaucoup évolué dans la jurisprudence du Comité et dans celle d’autres organes conventionnels depuis l’adoption par le Comité de ses constatations dans l’affaire Hertzberg et consorts c. Finlande, en avril 1982. À cette époque, l’orientation sexuelle n’était pas reconnue comme une situation devant être protégée contre la discrimination comme elle l’est aujourd’hui;

b)De plus, depuis 1982 le Comité et d’autres institutions ont reconnu que les restrictions imposées aux droits ne devaient pas aller à l’encontre de l’interdiction de la discrimination. Même une restriction ayant un but licite − comme la protection de la moralité publique − ne doit pas être discriminatoire;

c)La notion de moralité publique varie et ce qui était considéré comme justifiable eu égard à la moralité publique en 1982 ne l’est plus aujourd’hui. Des dispositions similaires à celles du paragraphe 9 du chapitre 20 du Code pénal finlandais ont depuis été abrogées dans des États comme l’Australie et le Royaume-Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande du Nord. En outre, la jurisprudence du Comité reflète l’évolution de la notion de «moralité publique», tout comme la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

5.10La Commission internationale de juristes affirme ensuite que les restrictions imposées à la liberté d’expression par la loi de la Région de Riazan ne sont pas admissibles parce qu’elles sont discriminatoires pour les raisons suivantes: a) l’orientation sexuelle est un motif de discrimination visé par les articles 2 et 26 du Pacte; b) les restrictions imposées aux droits ne peuvent pas être discriminatoires, ni en droit ni en pratique. Une loi qui établit des distinctions fondées sur l’orientation sexuelle est par conséquent discriminatoire et contrevient au Pacte, à moins qu’elle n’ait une justification raisonnable et objective et ne vise un but légitime; c) la moralité publique n’est pas une justification raisonnable et objective.

5.11La Commission internationale de juristes relève que l’exercice sans discrimination de tous les droits consacrés par le Pacte implique que la liberté d’expression des personnes LGBT ainsi que l’expression concernant l’orientation sexuelle et les relations homosexuelles ne peuvent pas être restreintes de manière discriminatoire. Toute restriction imposée à l’expression sur la sexualité doit être indépendante de l’orientation sexuelle. Les lois qui restreignent la liberté d’expression doivent être compatibles avec l’objet et le but du Pacte et ne doivent pas violer les dispositions du Pacte qui interdisent la discrimination. Il ne peut être imposé de restrictions à des fins discriminatoires ni d’une façon discriminatoire. La Commission internationale de juristes fait observer que même si elle est raisonnable et a un objectif admissible, comme la moralité publique, une restriction à la liberté d’expression ne peut pas être appliquée de façon discriminatoire. Par conséquent, en réprimant «les actions publiques de propagande en faveur de l’homosexualité» − par opposition à la propagande en faveur de l’hétérosexualité ou de la sexualité de manière générale − la loi de la Région de Riazan prévoit une différence de traitement qui ne peut pas être justifiée. Elle distingue un type particulier de comportement sexuel, pour lequel elle prévoit un traitement différent, alors même que les relations sexuelles entre adultes consentants du même sexe ne sont pas illégales en Fédération de Russie.

5.12En outre, bien que toute différence de traitement ne constitue pas une discrimination, cette différentiation doit être fondée sur des critères raisonnables et objectifs et le but visé doit être légitime au regard du Pacte. Étant donné que l’orientation sexuelle est un des motifs interdits, tout traitement différent fondé sur l’orientation sexuelle constitue une discrimination, en violation du Pacte, à moins qu’il n’existe une justification «raisonnable et objective». La moralité publique ne peut pas être qualifiée de telle. Depuis l’affaire Hertzberg et consorts c. Finlande, les arguments relatifs à la moralité publique n’ont plus autant de poids. La Commission internationale de juristes fait valoir que plusieurs tribunaux dans le monde ont déclaré que la moralité publique n’était pas un motif suffisant pour justifier une différence de traitement et ont établi que les considérations de moralité publique ne pouvaient pas servir à justifier un traitement différent fondé sur l’orientation sexuelle. Elle ajoute que la loi de la Région de Riazan vise clairement toute information autour de l’homosexualité, y compris des informations qui ne sont en aucune manière «obscènes» au regard de la législation pénale.

5.13La Commission internationale de juristes affirme que la loi de la Région de Riazan a aussi des incidences graves sur le droit des enfants de recevoir des informations. Par delà le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, le droit des enfants de recevoir des informations sur la sexualité est expressément protégé par l’article 13 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Le droit des enfants de recevoir une information sur la sexualité et sur l’orientation sexuelle est lié au droit à l’éducation et à la santé.

5.14Pour ces motifs, la Commission internationale de juristes conclut que l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan est contraire aux obligations qui incombent à l’État partie au titre du Pacte.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

6.1Dans sa réponse du 9 décembre 2010, l’État partie rappelle les faits de la cause et indique que l’amende administrative à laquelle l’auteur a été condamnée était la peine minimale prévue par l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan et qu’elle n’imposait pas à l’auteur une «lourde charge». Il ajoute que toutes les décisions judiciaires rendues dans l’affaire sont légales et dûment fondées et expose ses arguments, qui sont en substance les mêmes que ceux du tribunal du district Oktyabrsky (voir plus haut par. 2.6) et de la Cour constitutionnelle (voir plus haut par. 5.6). L’État partie affirme que les allégations de l’auteur qui dit avoir fait l’objet de poursuites administratives en raison de son attitude tolérante à l’égard de l’homosexualité et de la libre expression de ses opinions ne «correspondent pas aux faits». L’action administrative a été engagée pour propagande en faveur de l ’ homosexualité ( acte sexuel entre hommes et lesbianisme ) auprès de mineurs.

6.2L’État partie fait valoir en outre que l’auteur affirme que ses actions visaient à promouvoir au sein de la société, y compris chez les mineurs, une attitude de tolérance à l’égard de l’homosexualité. Par conséquent elle avait clairement l’intention de discuter de ces questions avec des enfants. C’est donc exclusivement du fait de l’auteur elle-même que ses opinions ont été rendues publiques. En outre, ses actions comportaient depuis le début un «élément de provocation». L’État partie ajoute que la vie privée de l’auteur n’intéressait ni la société ni les mineurs et n’avait pas fait l’objet d’immixtions de la part des autorités publiques. Pour ces raisons, il réitère son argument initial qui est que la communication constitue un abus du droit de plainte et qu’elle est par conséquent incompatible avec l’article 3 du Protocole facultatif.

6.3L’État partie rappelle que l’auteur a décidé de ne pas former de recours au titre de la procédure de contrôle comme elle en avait le droit et que par conséquent lorsqu’elle affirme qu’elle a épuisé tous les recours internes cela ne «correspond pas aux faits». En raison de ce qui précède, l’État partie conclut que les griefs de l’auteur sont sans fondement, que s’il y a eu restriction de ses droits, il s’agissait d’une restriction proportionnée, et que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteur sur les observations supplémentaires de l’État partie

7.1Dans sa réponse du 3 février 2011, l’auteur rappelle l’argument de l’État partie qui fait valoir que la condamnation administrative répondait à un objectif légitime, qui était de protéger les enfants contre la «propagande en faveur de l’homosexualité», c’est-à-dire contre des informations moralement préjudiciables. À ce sujet, elle affirme que cette vision est clairement discriminatoire car elle repose sur le postulat que l’homosexualité, contrairement à l’hétérosexualité, est immorale. L’auteur ajoute que cette vision ne repose pas sur des critères objectifs et raisonnables car à son avis elle empêche la diffusion de toute information relative à l’homosexualité, y compris des informations neutres, comme en l’espèce. Elle appelle l’attention du Comité sur les conclusions de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Alekseyev c. Russie , au sujet de l’interdiction par les autorités moscovites des «Gay Prides» en 2006-2008. L’auteur demande au Comité de bien vouloir prendre en considération la position de la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’il examinera les arguments de l’État partie fondés sur la moralité publique.

7.2En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui objecte qu’elle n’aurait pas épuisé les recours internes, l’auteur réaffirme la position qu’elle a déjà exposée dans ses commentaires du 22 juillet 2010, c’est-à-dire que la procédure de contrôle n’est pas un recours utile. En outre, les doutes qui auraient pu subsister à cet égard ont été écartés par la décision de la Cour constitutionnelle du 19 janvier 2010.

7.3Dans une lettre du 21 novembre 2011, l’auteur demande au Comité d’examiner sa communication en priorité car elle estime que celle-ci sera utile pour le développement de la jurisprudence dans le domaine des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres. Elle fait valoir que l’actualité récente montre que les droits fondamentaux de ces personnes, notamment la liberté d’expression, la liberté de réunion et la liberté d’association, sont menacés en Fédération de Russie et dans d’autres régions du monde.

Observations supplémentaires de l’État partie

8.1Le 17 août 2012, l’État partie a présenté des observations supplémentaires. Il affirme que les modifications aux lois des régions de Saint-Pétersbourg et d’Arkhangelsk sur les infractions administratives ont été introduites en vue de «combattre la propagande en faveur de l’acte sexuel entre hommes et du lesbianisme, de la bisexualité et de la transsexualité auprès des mineurs, ainsi que la propagande en faveur de la pédophilie, en raison des nombreuses demandes collectives émanant de représentants des différentes communautés qui protestaient contre cette propagande». L’État partie mentionne la loi type sur la protection des mineurs contre les informations préjudiciables à leur santé et à leur développement, qui a été adoptée par l’Assemblée interparlementaire des États membres de la Communauté d’États indépendants le 3 décembre 2009. Conformément à cette loi, on entend par «propagande» les «activités de personnes physiques ou morales qui diffusent des informations visant à conditionner le comportement des enfants ou à créer des stéréotypes, ou visant à encourager ou encourageant effectivement les destinataires de ces informations à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir certains actes».

8.2L’État partie ajoute que la loi en question considère comme «informations nuisibles à la santé et au développement des mineurs les informations dont la teneur, la présentation ou l’utilisation qui en est faite influencent le subconscient et sont capables de nuire à la santé physique ou mentale des mineurs ou de provoquer des dérèglements dans leur développement spirituel, mental, physique et social». Par «dérèglements» on entend le «développement de préférences et d’attitudes sociales perverses, l’incitation à commettre des faits et actes potentiellement dangereux, l’agression, la cruauté, la violence, d’autres actes antisociaux (y compris ceux qui sont réprimés par la loi pénale), le fait d’inculquer crainte et horreur pathologiques ou le fait de favoriser chez les mineurs un intérêt prématuré pour la sexualité et pour la précocité de la vie sexuelle».

8.3L’État partie mentionne également le paragraphe 1 de l’article 4, le paragraphe 2 de l’article 5 et l’article 14 de la loi fédérale sur les garanties fondamentales des droits de l’enfant en Fédération de Russie et explique que l’un des objectifs de la politique menée par l’État en faveur des enfants est de les protéger des facteurs susceptibles d’avoir une influence négative sur leur développement physique, intellectuel, mental, spirituel et moral.

8.4L’État partie ajoute que, pour protéger les mineurs des informations nuisibles à leur santé ou à leur développement, la loi fédérale sur la protection des mineurs contre les informations préjudiciables à leur santé et à leur développement du 29 décembre 2010 (en vigueur depuis septembre 2012) a défini les conditions à respecter pour la diffusion d’informations destinées aux enfants. Ces conditions sont notamment la classification des informations, leur évaluation par des experts ainsi que la supervision et le contrôle par l’État du respect de la loi sur la protection des mineurs contre les informations préjudiciables à leur santé ou à leur développement.

8.5L’État partie rappelle que les droits garantis par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte sont soumis à certaines restrictions prévues au paragraphe 3 du même article. Il mentionne dans ce contexte les articles 17 et 34 de la Convention relative aux droits de l’enfant, ainsi que le paragraphe 2 de l’article 4 de la loi fédérale sur les garanties fondamentales des droits de l’enfant en Fédération de Russie, qui énonce les normes à respecter pour la diffusion de matériels imprimés, audio, vidéo et autres déconseillés aux mineurs de 18 ans.

8.6L’État partie affirme que la Cour constitutionnelle a examiné minutieusement les faits de la cause présentés par l’auteur et deux autres personnes, ainsi que leurs arguments, avant de parvenir à la conclusion que les législateurs de la Région de Riazan ont adopté des mesures visant à garantir la sécurité intellectuelle, morale et mentale des mineurs dans la Région de Riazan, conformément aux prescriptions de la loi fédérale sur la protection des mineurs contre les informations préjudiciables à leur santé et à leur développement, en interdisant, entre autres, les actes publics visant à faire la propagande de l’homosexualité. L’État partie rappelle également la conclusion de la Cour constitutionnelle qui a relevé que l’interdiction de cette propagande en soi en ce qu’elle constitue «une diffusion intentionnelle et incontrôlée d’informations capables de nuire à la santé, à la moralité et au développement spirituel, ainsi que de faire naître des conceptions perverses concernant l’égalité de valeur sur le plan social entre les relations familiales traditionnelles et non traditionnelles, auprès d’individus qui, en raison de leur âge, n’ont pas la capacité de porter un jugement critique et indépendant sur de telles informations», ne saurait être considérée comme une violation des droits constitutionnels.

8.7L’État partie fait valoir que dans ses commentaires l’auteur n’avance aucun argument nouveau en ce qui concerne le fond de la communication mais interprète des dispositions du droit international. Il ajoute que ses propres observations en date du 20 mai 2010 et du 9 décembre 2010 portent à la fois sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Quant aux commentaires de l’auteur concernant l’adoption de lois interdisant la propagande en faveur de l’acte sexuel entre hommes, du lesbianisme, de la bisexualité et de la transsexualité chez les mineurs au niveau régional, l’État partie objecte que les lois en question sont entièrement conformes aux obligations internationales de la Fédération de Russie et visent à protéger le développement moral, spirituel, physique et mental des mineurs.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3En ce qui concerne l’obligation énoncée au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui fait valoir que l’auteur aurait pu utiliser les procédures de recours ordinaires établies par l’article 30.9 du Code des infractions administratives. À ce sujet, le Comité rappelle que l’État partie doit décrire en détail les recours dont l’auteur aurait pu se prévaloir en vertu de la loi dans les circonstances de l’espèce et apporter la preuve qu’il y avait raisonnablement lieu de s’attendre à ce que ces recours soient efficaces. Vu que l’article 30.9 du Code des infractions administratives ne semble pas être applicable à la présente affaire, ainsi que le fait valoir l’auteur, car il s’applique aux recours formés contre les décisions portant sur des infractions administratives rendues par des autorités non judiciaires, le Comité accepte l’argument de l’auteur − non contesté par l’État partie − selon lequel elle s’est prévalue de toutes les voies de recours ordinaires ouvertes en vertu de la législation de l’État partie.

9.4Le Comité note également que l’État partie affirme que l’auteur aurait pu former un recours contre la décision du tribunal du district Oktyabrsky, qui était déjà exécutoire, au titre de la procédure de contrôle établie au paragraphe 1 de l’article 30.12 du Code des infractions administratives. Il prend note en outre de l’argument de l’auteur qui objecte que cette procédure n’est pas un recours utile au sens du Protocole facultatif car elle ne garantit pas automatiquement le droit d’obtenir l’examen au fond du recours par un collège de juges. En outre, son recours en inconstitutionnalité contre la loi de la Région de Riazan en application de laquelle elle avait été reconnue coupable d’une infraction administrative a déjà été rejeté par la Cour constitutionnelle.

9.5À ce sujet, le Comité rappelle qu’il n’est pas nécessaire d’épuiser les voies de recours interne s’il n’y a objectivement aucune chance de les voir aboutir: lorsque, en vertu de la législation interne applicable, la plainte serait immanquablement rejetée, ou lorsque la jurisprudence des juridictions nationales supérieures exclut que le plaignant ait gain de cause. Le Comité relève que l’interdiction de la propagande en faveur de l’homosexualité ne serait pas considérée comme une violation des droits constitutionnels de l’auteur et que l’État partie ne fait pas valoir que les tribunaux qui auraient pu examiner la plainte dans le cadre de la procédure de contrôle seraient arrivés (ni même qu’ils auraient pu arriver) à une conclusion différente de celle de la Cour constitutionnelle. Le Comité estime par conséquent qu’il ne serait pas raisonnable d’exiger de l’auteur qu’elle utilise la procédure de contrôle car ce recours ne peut plus être considéré comme un recours utile au sens du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, c’est-à-dire un recours qui offrirait à l’auteur une chance raisonnable d’obtenir réparation en justice. Dans ces conditions, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication aux fins de la recevabilité.

9.6L’État partie fait valoir en outre que la communication est irrecevable en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif et constitue un abus du droit de plainte parce que l’auteur n’a été victime d’aucune discrimination quelle qu’elle soit, notamment fondée sur son orientation sexuelle, et les autorités publiques de l’État partie n’ont pas porté atteinte à sa vie privée. Le Comité estime toutefois que les arguments avancés par l’auteur − qui affirme qu’elle a été reconnue coupable d’une infraction administrative en application de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan, laquelle serait discriminatoire à l’égard des homosexuels − soulèvent des questions de fond et devraient être pris en considération dans le cadre de l’examen au fond.

9.7En conséquence, le Comité considère qu’il n’existe aucun autre obstacle à la recevabilité et déclare que les griefs tirés des articles 19 et 26 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

10.2En premier lieu, le Comité doit déterminer si l’application qui a été faite à l’auteur de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan, en vertu duquel elle a été reconnue coupable d’une infraction administrative et condamnée à une amende, constituait une restriction de sa liberté d’expression, au sens du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Le Comité note que l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan punit de sanctions administratives la «propagande en faveur de l’homosexualité (acte sexuel entre hommes ou lesbianisme) auprès de mineurs». Le Comité relève toutefois que le libellé de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan est ambigu et qu’il n’apparaît pas clairement si l’expression «homosexualité (acte sexuel entre hommes ou lesbianisme)» vise l’identité sexuelle ou l’activité sexuelle ou les deux. Quoi qu’il en soit il ne fait donc aucun doute que le droit à la liberté d’expression garanti à l’auteur par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte a été restreint. En fait, l’existence d’une restriction n’est pas l’objet de la contestation entre les parties.

10.3En deuxième lieu, le Comité doit déterminer si la restriction imposée à la liberté d’expression de l’auteur est justifiée au regard du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, c’est-à-dire si elle est fixée par la loi et nécessaire: a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui; et b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Le Comité rappelle à ce sujet son Observation générale no 34 (2011), relative à l’article 19 du Pacte (Liberté d’opinion et liberté d’expression), dans laquelle il est dit notamment que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Les restrictions imposées à leur exercice doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité et «doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire».

10.4Le Comité relève qu’en l’espèce l’auteur et l’État partie sont en désaccord sur le point de savoir si la restriction de l’exercice de la liberté d’expression est «fixée par la loi». L’auteur, se référant au paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution, fait en particulier valoir que la liberté d’expression ne peut être restreinte qu’en vertu d’une loi fédérale et que la loi de la Région de Riazan en application de laquelle elle a été condamnée pour «propagande en faveur de l’homosexualité auprès de mineurs» n’est pas une loi fédérale. De son côté l’État partie affirme que la loi de la Région de Riazan est fondée sur la Constitution et le Code des infractions administratives et qu’elle fait donc partie de la législation sur les infractions administratives. Le Comité peut se dispenser d’examiner ce point parce que, indépendamment de la conformité à la loi interne de la restriction imposée, les textes qui restreignent les droits énoncés au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte doivent non seulement être conformes aux conditions strictes du paragraphe 3 de l’article 19 mais aussi être elles-mêmes compatibles avec les dispositions, l’objet et le but du Pacte, y compris avec les dispositions interdisant la discrimination.

10.5À ce sujet le Comité rappelle, comme il l’a indiqué dans l’Observation générale no 34, que «“la conception de la morale découle de nombreuses traditions sociales, philosophiques et religieuses; en conséquence, les restrictions (…) pour protéger la morale doivent être fondées sur des principes qui ne procèdent pas d’une tradition unique”. Toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme et du principe de non-discrimination». Dans la présente affaire le Comité relève que l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan prévoit la responsabilité administrative pour «les actions publiques de propagande en faveur de l’homosexualité (acte sexuel entre hommes ou lesbianisme) auprès de mineurs» − par opposition à la propagande en faveur de l’hétérosexualité ou de la sexualité de manière générale. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’interdiction de la discrimination faite à l’article 26 inclut la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

10.6Le Comité rappelle aussi sa jurisprudence constante selon laquelle toute différence de traitement fondée sur les motifs énumérés à l’article 26 du Pacte ne constitue pas une discrimination pour autant qu’elle repose sur des critères objectifs et raisonnables et vise un but légitime au regard du Pacte. Le Comité note que l’État partie invoque la nécessité de protéger la morale, la santé, les droits et les intérêts légitimes des mineurs, mais il considère que l’État partie n’a pas montré qu’une restriction à la liberté d’expression dans le contexte de la «propagande en faveur de l’homosexualité auprès de mineurs» − par opposition à la propagande en faveur de l’hétérosexualité ou de la sexualité de manière générale − répondait à des critères raisonnables et objectifs. De plus aucun élément qui tendrait à montrer l’existence de facteurs justifiant une telle distinction n’a été avancé.

10.7En outre le Comité est d’avis que le fait d’exposer des affiches portant les slogans «L’homosexualité est normale» et «Je suis fière de mon homosexualité» près d’un établissement d’enseignement secondaire ne constitue pas une action publique visant à impliquer des mineurs dans une activité sexuelle particulière ou à faire l’apologie d’une orientation sexuelle particulière. L’auteur ne faisait qu’exprimer son identité sexuelle et cherchait simplement à la faire comprendre.

10.8Le Comité relève les arguments de l’État partie qui affirme que l’auteur avait l’intention de discuter des questions objet de ses actions avec des enfants; que c’est exclusivement du fait de l’auteur elle-même que ses opinions ont été rendues publiques; que ses actions comportaient dès le début un «élément de provocation» et que sa vie privée n’intéressait ni la société ni les mineurs et n’avait pas fait l’objet d’immixtions de la part des autorités (voir plus haut par. 6.2). Le Comité reconnaît le rôle des autorités dans la protection des mineurs, mais il note que l’État partie n’a pas montré pourquoi, au vu des faits de la cause, il était nécessaire aux fins de l’un des buts légitimes énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte de restreindre le droit à la liberté d’expression de l’auteur en application de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan pour avoir exprimé son identité sexuelle et cherché à la faire comprendre même si, comme le fait valoir l’État partie, elle avait l’intention de discuter avec des enfants de la question de l’homosexualité. Par conséquent le Comité conclut que la condamnation administrative de l’auteur pour «propagande en faveur de l’homosexualité auprès de mineurs», en application des dispositions ambiguës et discriminatoires de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan, a constitué une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 26.

11.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par la Fédération de Russie du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 26.

12.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, sous la forme notamment du remboursement de la valeur de l’amende au moment des faits, en avril 2009, et des frais de justice encourus par l’auteur, ainsi que d’une indemnisation. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir et devrait faire en sorte que les dispositions en cause de la législation interne soient modifiées de façon à être compatibles avec les articles 19 et 26 du Pacte.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus par le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie dans un délai de cent quatre-vingts jours des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations dans le pays, et à les faire diffuser largement dans la langue officielle du pays.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]