Nations Unies

CAT/C/68/D/882/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

2 janvier 2020

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre del’article 22 de la Convention, concernant la communication no 882/2018 * , **

Communication présentée par :

Flor Agustina Calfunao Paillalef (représentée par un conseil, Pierre Bayenet)

Au nom de :

La requérante

État partie :

Suisse

Date de la requête :

17 août 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en vertu de l’article 115 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 23 août 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

5 décembre 2019

Objet :

Expulsion vers le Chili

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Risque de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en cas d’expulsion (non‑refoulement)

Article(s) de la Convention :

3 et 22

1.1La requérante est Flor Agustina Calfunao Paillalef, de nationalité chilienne et intégrante du peuple autochtone mapuche, née le 28 août 1961. Elle fait l’objet d’une décision de renvoi vers le Chili et considère qu’un tel renvoi constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue au paragraphe 1 de l’article 22 de la Convention le 2 décembre 1986. La requérante est représentée par un conseil, Pierre Bayenet.

1.2Le 23 août 2018, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser la requérante vers le Chili tant que sa requête serait à l’examen. Le 27 août 2018, l’État partie a informé le Comité qu’aucune démarche ne serait entreprise en vue de l’exécution du renvoi de la requérante vers le Chili tant que sa requête serait en cours d’examen devant le Comité.

Rappel des faits présentés par la requérante

Défense des droits du peuple autochtone mapuche depuis la Suisse

2.1La requérante est née au Chili dans le territoire traditionnel du peuple autochtone mapuche, dans le village de Los Laureles de la communauté Juan Paillalef, commune de Cunco, région de l’Araucanie. La requérante est membre du peuple autochtone mapuche, qui revendique son droit au territoire traditionnel face aux concessions forestières, hydroélectriques et minières octroyées par le Chili à des entreprises nationales et internationales, face à la construction de routes sans le consentement du peuple autochtone et à l’occupation du territoire par de grands propriétaires terriens non autochtones. Les revendications des Mapuches donnent lieu à de violentes réactions aussi bien des autorités chiliennes, notamment la police militarisée connue sous le nom de carabineros, que de particuliers organisés en milices armées privées. Les Mapuches sont victimes d’assassinats, de tortures, de la criminalisation de leurs revendications, de montages juridico-policiers et de l’application à l’encontre de leurs dirigeants de la loi antiterroriste no 18314. Selon la requérante, la persécution qu’ils subissent n’est pas à cause de ce qu’ils font, mais à cause de ce qu’ils sont. En particulier, les maisons des membres de la famille de la requérante ont été brûlées à plusieurs reprises ; l’un de ses oncles a été tué et son cadavre a été jeté à l’intérieur d’une maison en flammes avant que l’enquête soit bouclée ; ils sont souvent détenus, puis relâchés ; ils font l’objet d’agressions ; et certains purgent de longues peines de prison en application de la loi antiterroriste. La requérante indique qu’il y a environ 80 procès contre sa communauté, qui vit par ailleurs en situation de violence permanente.

2.2En 1996, la requérante s’est installée à Genève. Depuis, elle mène sur le plan international des activités pour la défense et la promotion des droits du peuple mapuche. En ce sens, elle est active auprès des différents organes conventionnels de l’Organisation des Nations Unies, et participe aux sessions du Conseil des droits de l’homme et à celles du Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones afin de dénoncer les violations que subit le peuple mapuche. En 2011, la requérante a reçu des autorités traditionnelles mapuches le titre d’Ambassadrice des droits collectifs et individuels du peuple mapuche de la Mission permanente mapuche auprès des Nations Unies à Genève ; c’est en cette qualité qu’elle a continué de participer aux sessions des instances internationales.

2.3Depuis 1996, la requérante n’est retournée au Chili qu’à trois reprises, lors de courts séjours en 1998, en 2003 et en 2008. La dernière fois, elle était accompagnée de représentants des organisations non gouvernementales Paz y Tercer Mundo − Mundubat et Entrepueblos pour aller chercher sa nièce de 10 ans, Remultray Cadin Calfunao, dont les parents et les frères étaient emprisonnés.

Procédure de demande d’asile en Suisse

2.4Le 19 novembre 2008, la requérante a déposé une demande d’asile auprès de l’Office fédéral des migrations (devenu le Secrétariat d’État aux migrations en 2014), pour sa nièce et pour elle-même. Elle y joignait une vidéo, des photos, des dossiers judiciaires, des textes de loi et des rapports d’organisations internationales pour exposer la persécution politique vécue par leur famille en raison de leurs revendications des terres ancestrales du peuple mapuche. La demande contenait aussi des attestations de visite du Comité international de la Croix-Rouge aux prisonniers mapuches de sa famille, et un rapport de l’association Mapundial indiquant que la requérante ne pouvait retourner au Chili sans craindre pour sa liberté et son intégrité physique et psychique.

2.5Le 18 août 2010, l’Office fédéral des migrations a rejeté la demande d’asile de la requérante et prononcé son renvoi avant le 30 septembre 2010. Cette décision note que les Mapuches vivant au Chili et tentant d’y maintenir leur mode de vie traditionnel ont des affrontements violents avec l’appareil sécuritaire chilien ; cependant, elle indique que la requérante vit en Suisse depuis 1996 et qu’elle « aurait donc pu déposer une demande d’asile depuis longtemps si elle avait vraiment eu besoin de la protection de notre pays ». Par ailleurs, l’Office fédéral des migrations prend note des condamnations à tort, par le passé, de certains accusés par une justice militaire appliquée dans des cas de civils, mais estime qu’aujourd’hui les procédures sont menées publiquement, raison pour laquelle les médias peuvent dénoncer les vices de procédure. L’Office fédéral des migrations note aussi que le Chili est en principe capable d’octroyer une protection aux victimes, observant que dans l’incendie de la maison de la famille de la requérante, le juge a renoncé à une accusation faute d’indices et en l’absence de la notion de « plainte contre X » dans l’ordre juridique chilien. Finalement, l’Office fédéral des migrations considère qu’il n’y a pas d’indice concret que la requérante puisse subir le même sort que d’autres Mapuches torturés, et qu’il n’y a donc pas « de crainte fondée de persécution justifiant l’asile ».

2.6Le 20 septembre 2010, la requérante a recouru contre la décision de l’Office fédéral des migrations, au nom de sa nièce et d’elle-même ; cependant, le 21 juillet 2011, la nièce de la requérante étant retournée au Chili pour y retrouver sa mère sortie de prison, le recours présenté en son nom a été radié du rôle du tribunal. Par écrit du 6 février 2013, la requérante a informé les autorités suisses que ses activités en tant qu’Ambassadrice de la Mission permanente mapuche auprès des Nations Unies, dénonçant les agissements de l’État chilien, pourraient la mettre en danger en cas de renvoi.

2.7Le 11 juin 2013, le Tribunal administratif fédéral a rejeté le recours formé par la requérante, notant d’une part que, hormis quelques cas isolés de violences policières ou de dysfonctionnement de la justice militaire lors de jugements d’activistes mapuches, il n’y avait pas de répression systématique, et d’autre part, que la requérante n’alléguait aucune menace personnelle.

2.8Le 7 octobre 2013, la requérante a soumis à l’Office fédéral des migrations une demande de reconsidération de sa décision en raison de l’aggravation de la répression en Araucanie. Elle y joignait de nombreuses pièces justificatives provenant de professeurs universitaires, d’organisations non gouvernementales ou encore de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui a saisi la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour des poursuites pénales de sept dirigeants mapuches qui constitueraient un comportement répressif systématique à l’égard du mouvement politique mapuche.

2.9Pendant l’examen de ce dernier recours, à plusieurs reprises, la requérante a informé le Secrétariat d’État aux migrations d’épisodes de violence et de mauvais traitements subis par les membres de sa famille, en représailles à leurs revendications de droits fondamentaux. En ce sens, le 17 septembre 2015, la requérante a indiqué que sa sœur avait été grièvement blessée le 18 février 2015 dans un accident de voiture suspect, lequel avait fait l’objet d’une plainte avec signalement d’un individu qui, quelques mois auparavant, l’avait menacée ; et que son neveu avait été agressé par la police le 6 juillet 2015, puis par un particulier le 16 juillet 2015, frappé à la tête avec une bouteille en verre et resté inconscient quelques minutes. Le 4 novembre 2015, la requérante a également informé le Secrétariat d’État aux migrations que sa sœur avait été arrêtée et frappée par la police militarisée à son retour de Washington, où elle s’était rendue pour dénoncer le 19 octobre 2015, lors de la 156e session de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, la répression permanente à l’encontre de sa famille. Cela avait donné lieu à l’adoption par la Commission des mesures conservatoires no 46/14, le 26 octobre 2015, au bénéfice de la sœur de la requérante et de six autres personnes de sa famille, en raison de la gravité et de l’urgence de la situation quant au risque pour leur intégrité personnelle. La résolution adoptée demandait au Chili de prendre les mesures nécessaires pour préserver leur vie et leur intégrité personnelle. Le 6 juin 2016, la requérante a aussi informé les autorités de l’État partie que des hommes armés avaient dévasté les maisons de sa sœur et de son neveu dans la communauté Juan Paillalef, leur transmettant la plainte déposée par sa sœur. Finalement, le 28 février 2017, la requérante a indiqué que la communauté avait été victime de nouvelles violences en janvier 2017 : des tirs d’arme à feu avaient atteint les maisons de la communauté ; prévenue par téléphone, la police ne s’était pas déplacée, raison pour laquelle, suite à de nouveaux tirs, les membres de la famille avaient décidé d’abattre un arbre pour couper l’accès à leur communauté et ainsi se protéger. La police s’était alors déplacée pour retirer l’arbre et arrêter la sœur de la requérante pour blocage de la route. En voulant défendre sa mère, le neveu de la requérante avait reçu 38 éclats de balles. La requérante joignait en annexe la plainte déposée par sa famille, un rapport médical, ainsi qu’un accord de coopération conclu entre l’Organisation mondiale contre la torture, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme et la requérante, concernant la prise en charge en Suisse de l’opération chirurgicale de son neveu.

2.10Le 15 mai 2017, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande de la requérante et fixé son départ au 19 juin 2017. Bien qu’observant une « répression étatique, notamment de la part des carabineros, sous forme d’actes disproportionnés et, parfois, de gardes à vue policières », le Secrétariat d’État conclut que « de telles gardes à vue sont immédiatement contestées par des avocats et défenseurs des droits de l’homme auprès des tribunaux qui ordonnent régulièrement une libération immédiate ». Le Secrétariat d’État constate aussi que « ces actes disproportionnés semblent se manifester uniquement en Araucanie, dans la région d’origine des Mapuches. Ces actes sont donc de caractère régional. Dès lors, [la requérante] pourrait se soustraire à de tels actes de violence éventuels en s’établissant et en séjournant dans une autre partie du territoire ». Finalement, le Secrétariat d’État estime que la notoriété internationale des problématiques mapuches a « pour effet de protéger, en particulier, les dirigeants et les activistes des Mapuches » en ce que les autorités chiliennes « ne pourraient se permettre d’infliger des préjudices sérieux pour des motifs politiques sans provoquer des protestations véhémentes ».

2.11Le 13 juin 2017, la requérante a recouru contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations auprès du Tribunal administratif fédéral, indiquant que les pressions internationales n’avaient aucun effet protecteur, les persécutions dénoncées au plan international continuant malgré tout, et rappelant que les mesures conservatoires de la Commission interaméricaine des droits de l’homme n’avaient pas eu pour effet de protéger les membres de sa famille. En effet, ceux-ci sont toujours réprimés, arrêtés et emprisonnés, et leurs agresseurs ne sont jamais sanctionnés. Le 16 janvier 2018, la requérante a informé les autorités suisses que sa sœur avait été brutalement arrêtée et détenue suite à son opposition à la construction d’une route traversant le territoire traditionnel des Mapuches.

2.12Le 11 juillet 2018, le Tribunal administratif fédéral a rejeté le recours de la requérante, estimant que les membres du peuple mapuche n’étaient pas victimes de persécution collective et que les problèmes rencontrés par la famille de la requérante « attestent uniquement de mesures prises par les autorités chiliennes à l’encontre de membres de sa famille et découlant d’activités militantes, mais qui ne concernent en rien l’intéressée ». Par courrier du 19 juillet 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a notifié à la requérante l’échéance du 16 août 2018 pour quitter la Suisse. Le 14 août 2018, la requérante a reçu un refus à sa demande de prolongation du délai de départ, demande déposée dans l’espoir d’obtenir une régularisation de son statut.

Teneur de la plainte

3.1La requérante soutient avoir épuisé tous les recours internes utiles disponibles, ayant fait appel au Comité suite au jugement du Tribunal administratif fédéral du 11 juillet 2018 confirmant le rejet, le 15 mai 2017, par le Secrétariat d’État aux migrations de sa demande de reconsidération de la décision de l’Office fédéral des migrations datée du 18 août 2010, rejetant sa demande d’asile.

3.2La requérante soutient que son renvoi vers le Chili constituerait une violation de ses droits au titre de l’article 3 de la Convention, dans la mesure où, en raison de son engagement dans la défense des droits fondamentaux du peuple autochtone auquel elle appartient, elle risquerait d’être victime de tortures et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, aussi bien de la part des autorités chiliennes que de particuliers. Elle soutient qu’il existe aussi bien un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme à l’égard des Mapuches qui défendent leurs droits qu’une situation personnelle de risque.

3.3Concernant les violations systématiques des droits de l’homme à l’égard des Mapuches qui défendent leurs droits, la requérante soutient que le peuple autochtone dont elle fait partie fait l’objet de discriminations, de répressions et de violences de la part des autorités chiliennes et de milices armées privées. Elle indique que cet état de fait est connu de diverses instances internationales, et cite en ce sens les observations finales du Comité concernant le sixième rapport périodique du Chili, qui notaient aussi bien les aveux de militants mapuches obtenus par la contrainte que les brutalités policières et l’usage excessif de la force contre des manifestants, des détenus et des membres du peuple mapuche dans le cadre de perquisitions ou de descentes de police dans leur communauté. La requérante rappelle également la grande préoccupation exprimée par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, au sujet de l’usage excessif de la force par les carabineros et par la police judiciaire lors de fouilles ou de perquisitions dans les communautés mapuches, ainsi que de l’absence de mise en cause des auteurs de ces violations.

3.4En ce qui a trait à la situation particulière de l’application arbitraire par le Chili de la loi antiterroriste aux dirigeants mapuches afin d’écraser toute opposition politique, la requérante rappelle les travaux du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste suite à sa mission au Chili, lesquels portaient principalement sur le recours à la législation antiterroriste pour réprimer des manifestations organisées par des militants mapuches revendiquant la restitution de leurs terres ancestrales et faisant valoir leur droit à une reconnaissance collective en tant que peuple autochtone. Elle rappelle également deux communiqués de presse du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme à ce sujet, les 30 juillet 2013 et 6 octobre 2017. La requérante rappelle aussi que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu un arrêt ordonnant au Chili de laisser sans effet les condamnations pénales prononcées contre sept Mapuches et une militante des droits de l’homme qui avaient été déclarés responsables d’actes à caractère terroriste. Finalement, la requérante rappelle les observations finales du Comité concernant le sixième rapport périodique du Chili, selon lesquelles l’application abusive de la loi antiterroriste était particulièrement préoccupante, et dans lesquelles le Comité demandait instamment au Chili de revoir sa législation et sa pratique en la matière.

3.5Concernant le risque personnel que représenterait pour elle une expulsion vers le Chili, la requérante soutient qu’elle subirait le même sort que les membres de sa famille et de sa communauté militant pour la défense des droits du peuple mapuche, visés par des attaques disproportionnées, brutales et répétées de l’État chilien et de milices armées privées, et risquerait aussi d’être victime de l’application abusive de la loi antiterroriste. Elle indique ainsi que, même si elle n’a pas été personnellement visée par les attaques, les mesures conservatoires de la Commission interaméricaine des droits de l’homme attestent toutefois de la situation qui serait la sienne si elle se voyait contrainte de retourner au Chili. En effet, au vu de son engagement pour la défense des droits du peuple mapuche sur la scène internationale, la requérante subirait, en cas de retour forcé au Chili, ces mêmes violences.

3.6La requérante précise que sa famille est une cible particulière des actes de violence et de répression. Sa sœur, Juana Paillalef, est cheffe de la communauté ; ses neveux, Waikilaf Cadin Calfunao et Jorge Landero Calfunao, anciens étudiants en droit, sont également de fervents défenseurs des droits de leur peuple ; et tous les membres de sa famille sont souvent détenus et emprisonnés. En particulier, sa sœur a subi des violences sexuelles ; elle a également subi un avortement en raison des mauvais traitements infligés. Les Hôpitaux universitaires de Genève ont observé que Juana Paillalef, menacée de mort, soumise à des charges électriques, tailladée au moyen d’un petit couteau et dont les « cicatrices sont compatibles avec des séquelles de blessures par balles de caoutchouc, des séquelles de coups et des coupures par lames », souffrant par ailleurs d’une « amputation traumatique du cinquième orteil du pied droit », est victime de stress post-traumatique chronique et en état dépressif, avec un « ensemble de lésions somatiques et de troubles psychologiques constituant un tableau clinique classiquement retrouvé chez les victimes de violence organisée ». Ils ont également observé que Waikilaf Cadin Calfunao était lui aussi en état de stress post-traumatique, et que la mère de la requérante, Mercedes Paillalef Moraga, craignait énormément un retour de la requérante au Chili. La situation est reconnue par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui a sollicité du Chili, le 26 octobre 2015, l’adoption de mesures conservatoires au bénéfice de la sœur de la requérante et de six autres personnes de sa famille (voir paragraphe 2.9). Le 23 mai 2016, cette même commission a étendu ces mesures à trois autres personnes de la famille. Le Chili n’a donné aucune suite à ces recommandations et n’a mis en œuvre aucune mesure de protection, permettant que des mauvais traitements soient de nouveau infligés.

3.7La requérante précise aussi que les mauvais traitements proviennent aussi bien des forces étatiques que des propriétaires terriens. Ces derniers mettent notamment le feu aux maisons de leur communauté au point d’avoir entraîné le décès de l’un des oncles de la requérante, Basilio Coñuenao. Parmi les nombreux incidents déjà relatés (voir paragraphe 2.9), il existe aussi des menaces de mort réitérées en avril 2015, lorsque la famille a été menacée de nuit par des individus criant que la maison allait être incendiée et qu’ils allaient tous mourir. Ces menaces se sont répétées à deux reprises au cours de cette même année ; or, la police n’a pas voulu enregistrer les plaintes. Par ailleurs, en avril 2016, des hommes casqués et portant des gilets pare-balles ont forcé la porte de leur maison ; quelques jours plus tard, ils ont empoisonné leur chien, à mort. Ces menaces de la part de particuliers se poursuivent.

3.8La requérante rappelle également qu’en vertu de la jurisprudence du Comité, son origine ethnique est un facteur à prendre en compte, de même que son rôle et sa responsabilité dans un mouvement d’opposition aux autorités chiliennes ainsi que son engagement dans des activités visant la promotion et la protection des droits de l’homme, qui doivent attirer de manière significative l’attention des autorités. La requérante soulève également que le Comité considère aussi, dans sa jurisprudence, si des activités politiquement sensibles ont été menées dans le pays d’accueil, ce qui est son cas.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 19 février 2019, l’État partie a soumis ses observations concernant le fond de la requête, soutenant que rien n’indique qu’il existe des motifs sérieux de craindre que la requérante soit exposée à des risques prévisibles, actuels, personnels et réels de torture ou de mauvais traitements en cas de retour au Chili. L’État partie demande ainsi au Comité de constater que le renvoi de la requérante vers ce pays ne constituerait pas une violation des engagements internationaux de la Suisse au titre de l’article 3 de la Convention. L’État partie indique également que, depuis 1996, la requérante est retournée au Chili en 1998, en 2003 et en 2008, et qu’elle n’a déposé une demande d’asile que dans l’optique de protéger sa nièce.

4.2L’État partie mentionne l’observation générale no 4 (2017) du Comité sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, qui prévoit que l’auteur d’une communication doit prouver qu’il court un risque prévisible, actuel, personnel et réel d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers son pays d’origine, et qu’un tel risque doit apparaître comme sérieux, les allégations devant se baser sur des faits crédibles. L’État partie se réfère par ailleurs aux éléments qui doivent être pris en compte par le Comité pour conclure à l’existence d’un tel risque, énoncés au paragraphe 49 de l’observation générale no 4.

4.3En ce sens, en ce qui concerne les preuves de l’existence dans l’État concerné d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, l’État partie soutient qu’il s’agit toutefois, suivant la jurisprudence du Comité, de déterminer si la requérante risque personnellement d’être soumise à la torture, car l’existence d’un ensemble de violations ne constitue pas un motif suffisant pour conclure qu’un individu risquerait d’être victime de tortures à son retour dans son pays. En l’espèce, l’État partie est conscient que la situation en Araucanie à l’égard de certains militants mapuches est préoccupante à maints égards, mais estime que tout ressortissant chilien mapuche ne court pas de risque de persécution. L’État partie soutient ainsi, renvoyant à une émission diffusée sur France 24 le 26 octobre 2018, que les troubles concernent principalement des activistes autonomistes organisés en groupe de résistance qui ne représentent qu’une petite minorité et que, dès lors, il n’existe pas de préjudices visant l’ensemble des membres de la collectivité mapuche, ou la requérante en particulier.

4.4Par ailleurs, l’État partie soutient que la requérante ne fait aucune mention d’actes de torture ou de mauvais traitements qu’elle aurait directement subis. L’État partie estime que les raisons invoquées par la requérante pour justifier le fait qu’elle n’a pas été inquiétée par l’État chilien en 2008, soit le fait qu’elle était accompagnée de représentants d’organisations non gouvernementales, ne sont pas convaincantes car si elle avait effectivement été dans le collimateur des autorités chiliennes, il leur aurait été aisé de l’appréhender lors de ses séjours au Chili en 1998 ou en 2003. L’État partie conclut ainsi que les allégations de torture ou de mauvais traitements sont sans fondement.

4.5En ce qui concerne les activités politiques de la requérante à l’intérieur ou à l’extérieur de l’État concerné, l’État partie ne nie pas que les diverses actions de revendication des droits de la minorité mapuche menées par l’intéressée lui ont conféré une certaine visibilité sur la scène internationale. Cependant, l’État partie indique que la requérante ne démontre pas en quoi ses activités politiques en tant qu’Ambassadrice de la Mission permanente mapuche auprès des Nations Unies ou ses activités pacifiques exercées à ce titre l’auraient placée dans le viseur des autorités chiliennes. Par ailleurs, l’État partie observe la pratique du Comité selon laquelle les membres de la famille d’une personne ayant un profil politique susceptible de mettre sa sécurité en péril devraient se voir reconnaître la même protection lorsqu’ils mènent des activités comparables et sont exposés à des risques de la même nature, mais estime que la requérante est bien moins engagée politiquement que sa sœur, cheffe de la communauté et militante mondialement connue, ou que d’autres membres de sa famille qui, du fait de leurs activités militantes et politiques, ont notamment fait l’objet de mesures conservatoires de protection de la part de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. À ce sujet, l’État partie indique aussi que l’application discriminatoire de la loi antiterroriste aux militants de la communauté mapuche alléguée par la requérante est contestée par l’État chilien qui, dans sa prise de position du 11 mars 2014 sur un rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, a affirmé que la loi antiterroriste était utilisée au Chili de manière absolument exceptionnelle, et que son invocation n’était pas une pratique systématique, habituelle et discriminatoire contre le peuple mapuche ou tout autre peuple autochtone.

4.6Finalement, en ce qui concerne les preuves de crédibilité des allégations, l’État partie estime que la requérante a admis n’avoir jamais eu de problèmes avec les autorités chiliennes, qu’elle a pu renouveler son passeport chilien sans rencontrer de difficultés, et qu’elle a demandé à plusieurs reprises l’autorisation de voyager à l’étranger en vue de participer à des événements publics en faveur des droits de la communauté mapuche, ce qui constitue une forte présomption qu’elle ne craigne pas de faire l’objet d’un mandat d’arrêt ou d’autres mesures de poursuite de la part de l’État chilien.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 18 avril 2019, la requérante a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond, dans lesquels elle soutient que la liste des éléments du paragraphe 49 de l’observation générale no 4 du Comité est non exhaustive et que tout autre élément pertinent doit aussi être pris en compte.

5.2En ce qui concerne l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, la requérante rappelle d’abord que celui-ci peut comprendre le harcèlement et la violation des droits à l’égard des groupes minoritaires. Par ailleurs, elle indique que les sources citées (le Comité, des rapporteurs spéciaux ainsi que la Cour et la Commission interaméricaines des droits de l’homme) sont indépendantes et hautement fiables, et qu’elles font état de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme s’exerçant à l’encontre de communautés mapuches revendiquant leurs droits, y compris de manière pacifique.

5.3Quant à la violence de particuliers à l’encontre de sa famille, la requérante indique que cette dernière est abandonnée, isolée et sans défense contre les intrusions, les violences et les destructions, alors que les mesures conservatoires de la Commission interaméricaine des droits de l’homme du 23 mai 2016 insistent sur l’obligation des États de protéger les peuples autochtones contre les actes de violence et de harcèlement, ceux-ci ayant le droit d’être libres de toute interférence de personnes qui essaient de maintenir ou de prendre le contrôle de ces territoires par la violence ou par tout autre moyen au détriment des droits des peuples autochtones.

5.4En ce qui a trait aux facteurs de risque personnel d’être soumise à la torture en cas de renvoi forcé au Chili, la requérante rappelle non seulement que le paragraphe 28 de l’observation générale no 4 du Comité fait mention de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants auxquels « une personne ou sa famille ont été exposées », mais aussi que selon le paragraphe 45 de cette même observation générale, les facteurs de risque personnel peuvent inclure l’origine ethnique, l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille. La requérante rappelle qu’en dénonçant de manière systématique les violations des droits de l’homme devant les instances internationales, elle partage en cela les activités militantes de sa sœur. Elle précise aussi que si elle n’était pas visée par les mesures conservatoires de protection requises par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, c’est simplement car elle n’était pas au Chili à l’époque des faits, et que c’est justement le but de son séjour en Suisse que d’éviter qu’elle ne devienne victime des mêmes persécutions dont souffre sa famille.

5.5Quant aux preuves de cette mise en danger personnelle, la requérante indique que de nombreux experts et organisations demandent de reconsidérer l’ordonnance d’expulsion. Se sont prononcés en ce sens des communautés mapuches au Chili, des organisations de défense des droits de l’homme au Chili, un député du Parlement chilien, un expert du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme, le Coordonnateur pour le Chili au sein d’Amnesty International France, ou encore des chercheuses et enseignantes universitaires spécialisées sur la question mapuche.

5.6Plus précisément, la commission éthique chilienne contre la torture (Comisión Ética Contra la Tortura) notait que la notoriété de la requérante, qui a notamment reçu le 6 mars 2008 le prix Femme exilée, femme engagée décerné par la Ville de Genève, implique des risques concrets puisque l’animosité des autorités chiliennes, des organismes de police et de sécurité, ainsi que des paramilitaires organisés dans la région sous la dénomination de comando Hernán Trizano menace de faire disparaître tous les dirigeants mapuches. Ainsi, une mesure d’expulsion représenterait un risque réel pour sa liberté et sa vie. De même, selon l’ancien Coordonnateur pour le Chili au sein d’Amnesty International France, la requérante serait renvoyée dans un contexte d’assassinats, de tortures, de montages juridico-policiers et de criminalisation de la protestation sociale : « Un de ces prisonniers m’a raconté qu’il avait été torturé pour qu’il signe un document qui incriminait une autre personne pour des faits dont ils étaient absolument innocents. Ces personnes sont parfois en détention préventive de six mois à deux ans ! Les accusations contre elles sont souvent basées sur une loi antiterroriste datant de l’époque de la dictature. Les témoins sont souvent anonymes, cagoulés, voire déguisés, ce qui ne permet aucune défense […]. Les peines sont exagérées : quinze ans de prison ferme pour avoir brûlé un camion ou un coin de pré appartenant à des entreprises. Les accusés revendiquent ces terres car ils les considèrent comme usurpées par les gouvernements chiliens malgré la possession par des communautés mapuches de titres de propriété […]. Les policiers ont déjà tué plusieurs manifestants, presque toujours d’une balle dans le dos. Ils débarquent à 4-5 heures du matin dans un hameau et jettent des grenades lacrymogènes dans les habitations. Ils agissent de même dans les écoles. De nombreux enfants ont été atteints par des balles en caoutchouc. La région est occupée militairement par des troupes d’élite de la police militarisée (carabineros) ». Ainsi, la requérante « sera inévitablement victime des mêmes excès et harcèlements de la police que ceux subis par sa famille. Il est inconcevable que madame Calfunao soit renvoyée dans une situation clairement dangereuse pour son intégrité morale et physique. Je répète : c’est ma conviction intime qu’elle sera inévitablement poursuivie et harcelée par les forces répressives chiliennes, qui n’hésitent pas à tirer sur des femmes et des enfants ». Dans cette même optique, une anthropologue et sociologue de l’Université de Lausanne affirme : « Si je peux comprendre que le Chili ne figure plus sur la liste des pays où les droits humains sont bafoués de manière systématique comme ce fut le cas durant la dictature, je suis choquée par la décision de renvoi de Mme Calfunao. En effet, je dois malheureusement constater presque quotidiennement que les droits, la liberté et parfois même la vie des Mapuches souffrent de violations importantes de la part de l’État chilien […]. [I]l semblerait que le travail réalisé par Mme Calfunao, le fait qu’elle appartienne à une famille très active politiquement, et les dénonciations contre l’État chilien qu’elle réitère à l’Organisation des Nations Unies et d’autres organismes internationaux puissent être compris comme une mise en danger de la sécurité nationale chilienne, et de fait, relever du terrorisme comme le sont nombre d’interventions réalisées par les Mapuches. En effet, des personnes, qui revendiquent que le droit international ainsi que les droits collectifs particuliers inhérents à leur statut de peuple autochtone soient appliqués, sont détenues parce que soupçonnées d’être les auteurs d’actions violentes ou de les soutenir ». Ainsi, selon le point de vue de cette experte, « le renvoi de Mme Calfunao avant l’abrogation de la loi la mettra dans une situation périlleuse où son intégrité physique ou morale a de forts risques d’être mise en danger. Je comprends que ces allégations puissent susciter l’incompréhension pour des non-connaisseurs de la question mapuche au Chili qui ont de la peine à imaginer que cet État puisse encore user de témoins masqués et détenir abusivement des personnes au-delà des limites prévues par la loi pour les gardes à vue. Mais c’est malheureusement le cas, aussi longtemps que la loi antiterroriste sera en vigueur ».

5.7Quant à l’argument de l’État partie pour contrer ce risque personnel, selon lequel la requérante pourrait vivre ailleurs au Chili, la requérante cite le paragraphe 47 de l’observation générale no 4 du Comité, selon lequel « l’expulsion d’une personne ou d’une victime de torture vers une région d’un État où elle ne courrait pas de risque d’être torturée, contrairement à ce qui serait le cas dans d’autres régions du même État, n’est pas une option fiable ou utile ».

5.8En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel le fait que la requérante se soit rendue au Chili à trois reprises enlèverait toute crédibilité à ses craintes de subir des violences ou des persécutions, la requérante soutient que ce n’est qu’après les deux premiers voyages (1998 et 2003) qu’elle a développé son activité de représentante des communautés mapuches auprès des organisations internationales, et qu’en 2008, elle était accompagnée par des représentants d’organisations non gouvernementales. Elle rappelle également que la situation en Araucanie s’est détériorée de façon alarmante depuis 2009, raison pour laquelle l’attitude des autorités chiliennes lors de séjours remontant à plus de dix ans ne peut être considérée comme un élément prouvant qu’il n’y aurait aucun risque pour son intégrité aujourd’hui. Quant à l’argument de l’État partie selon lequel les demandes de passeport − qu’elle n’a au demeurant pas obtenus − démontreraient une absence de risque de faire l’objet d’un mandat d’arrêt de la part de l’État chilien, la requérante soulève que, qu’elle soit en Suisse, en Espagne ou en Argentine, cela ne change rien au risque de faire l’objet d’une telle mesure. Finalement, elle note aussi que sa nièce, une fois rentrée au Chili, a fait l’objet de violences et d’une arrestation arbitraire, et qu’elle a été visée par les mesures conservatoires de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Ainsi, l’argumentation développée par l’État partie pour remettre en question la crédibilité de la requérante n’est pas convaincante et doit être écartée.

5.9Finalement, il ressort également des pièces du dossier que de nombreuses organisations non gouvernementales ont toujours conseillé à la requérante de demander l’asile, mais que celle-ci a toujours ressenti de la résistance. Elle continuait simplement à vivre sa vie du mieux qu’elle le pouvait, n’ayant pas déposé de demande auparavant dans l’espoir de retourner au Chili.

Renseignements complémentaires fournis par la requérante

6.1Le 4 juin 2019, la requérante a transmis au Comité une lettre de soutien signée de plusieurs membres du Parlement européen, datée du 18 avril 2019, ainsi qu’une lettre de soutien de sa sœur, toutes deux destinées à l’État partie et défendant la menace que représenterait pour la requérante une expulsion dans son pays d’origine. Elles ont été transmises le même jour à l’État partie, pour information.

6.2Le 15 juillet 2019, la requérante a transmis au Comité une lettre de soutien de la Confédération générale du travail en Espagne, datée du 16 juin 2019. Cette lettre a été transmise le 19 juillet 2019 à l’État partie, pour information.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, le Comité doit s’assurer que la requérante a épuisé les voies de recours internes disponibles, cette règle ne s’appliquant pas lorsque les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou s’il est peu probable qu’elles donneraient satisfaction à la victime présumée. Le Comité observe que l’État partie n’apporte aucune observation relative à la recevabilité de la présente requête. Le Comité s’est toutefois assuré que la requérante a épuisé toutes les voies de recours internes disponibles, il déclare donc la communication recevable au titre de l’article 22 de la Convention et procède à son examen au fond, puisque, par ailleurs, les griefs que la requérante tire de l’article 3 de la Convention sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si, en renvoyant la requérante au Chili, l’État partie manquerait à son obligation issue du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État lorsqu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il risquerait d’y être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.

8.3Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que la victime présumée risquerait d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, les États parties doivent tenir compte de tous les éléments, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays de renvoi. À ce sujet, si le Comité ne considère pas qu’il existe actuellement au Chili un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, il prend tout de même note de la particularité de la présente espèce et des allégations de la requérante selon lesquelles il existerait une situation généralisée de violations systématiques des droits fondamentaux des Mapuches, de mauvais traitements et de persécution politique en représailles à leurs revendications de droits fondamentaux. Le Comité prend également note des arguments de l’État partie indiquant que tout ressortissant chilien mapuche ne court pas de risque de persécution, et que l’application discriminatoire de la loi antiterroriste aux militants mapuches est contestée par l’État chilien. Le Comité observe tout de même que l’État partie a aussi considéré que les Mapuches qui tentent de maintenir leur mode de vie traditionnel ont des affrontements violents avec l’appareil sécuritaire chilien, qu’il a existé un dysfonctionnement de la justice militaire lors de jugements d’activistes mapuches, de même que des violences policières en Araucanie avec une répression étatique sous forme d’actes disproportionnés, et que, de manière générale, la situation en Araucanie à l’égard de certains dirigeants mapuches est préoccupante à maints égards.

8.4En outre, le Comité observe que, selon le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, la situation actuelle des peuples autochtones au Chili est le produit d’une longue histoire de marginalisation, de discrimination et d’exclusion, liée principalement à diverses formes oppressives d’exploitation et de dépossession de leurs terres et ressources. Plus particulièrement, l’émission « Chili, la révolte mapuche » à laquelle renvoie l’État partie dans ses observations parle de « contrôle permanent » et de « répression systématique » dans les zones rurales où vivent les Mapuches, qui savent que « le moindre mot de travers pourrait les mener directement en prison ». Le Comité note qu’il s’agit d’une situation actuelle puisque le Président du Chili, selon cette émission mentionnée par l’État partie, aurait fait sa priorité de répondre par la force et de réprimer toute contestation mapuche. Par ailleurs, le Comité des droits de l’enfant a demandé au Chili de « prendre immédiatement des mesures pour mettre un terme à toutes les formes de violence exercées par la police à l’encontre d’enfants autochtones et de leur famille ». Dans le même sens, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes note les allégations d’usage excessif de la force par les agents de l’État chilien à l’égard des femmes mapuches de la région d’Araucanie, et demande au Chili de veiller à ce que toutes les formes de violence sexiste à l’égard des femmes mapuches infligées par des agents de l’État à tous les niveaux, y compris par des policiers, fassent systématiquement l’objet d’une enquête en bonne et due forme. Le Comité a lui-même préalablement constaté des aveux de militants mapuches obtenus par la contrainte, des brutalités policières et l’usage excessif de la force, l’impunité des violations des droits de l’homme ainsi que le recours à la législation antiterroriste pour réprimer des manifestations de dirigeants mapuches qui revendiquaient la restitution de leurs territoires ancestraux et la reconnaissance collective en tant que peuple autochtone. Le Comité note que ces constatations avaient également été faites par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste. De même, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale redit sa préoccupation en raison de l’application disproportionnée de la loi antiterroriste à l’égard de membres du peuple mapuche pour des faits survenus dans le contexte de revendications concernant leurs droits, ainsi que du recours indu et excessif à la force à l’encontre de membres de communautés mapuches, y compris des enfants, des femmes et des vieillards, par des carabineros et des membres de la police judiciaire à l’occasion de fouilles et d’autres opérations policières, s’inquiétant aussi de voir que les auteurs de ces actes restent impunis. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale recommande ainsi « avec un sentiment d’urgence » la révision de la loi antiterroriste afin de définir de façon précise les délits de terrorisme visés, et de veiller à ce qu’elle ne soit pas appliquée aux membres de la communauté mapuche pour des actes de revendication sociale. En outre, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a ordonné au Chili de laisser sans effet les condamnations pénales de Mapuches et activistes des droits des peuples autochtones pour des actes qualifiés à tort par le Chili de terroristes. Finalement, il a récemment été recommandé au Chili, dans le cadre de l’Examen périodique universel, d’enquêter « sur toutes les accusations d’homicides illicites, de recours excessif à la force, de violence, de traitements cruels, inhumains et dégradants par des agents des forces de l’ordre, y compris contre des Mapuches » et de s’abstenir « d’appliquer la loi antiterroriste dans le cadre des manifestations sociales des Mapuches voulant faire valoir leurs droits ». Suivant ainsi la qualification faite lors de l’Examen périodique universel du Chili, le Comité conclut à une situation généralisée de tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants à l’encontre des dirigeants mapuches, devant entrer sous la protection de l’article 3 de la Convention.

8.5Par ailleurs, il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressée court personnellement un risque d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants, dans les circonstances qui sont les siennes. Ainsi, en l’espèce, le Comité doit aussi déterminer si la requérante risque personnellement d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants en cas de renvoi au Chili. Le Comité rappelle son observation générale no 4, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ».

8.6Le Comité rappelle que le paragraphe 28 de son observation générale no 4 fait mention de tortures et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants auxquels « une personne ou sa famille ont été exposées ». En l’espèce, en raison de leurs actions de défense de leurs droits fondamentaux, la sœur de la requérante a été torturée et agressée à plusieurs reprises, de même que son neveu, qui a notamment eu besoin de recourir à une opération chirurgicale prise en charge en Suisse par l’Organisation mondiale contre la torture et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. Selon des professionnels de santé, les membres de la famille de la requérante présentent un ensemble de lésions somatiques et de troubles psychologiques constituant un tableau clinique classiquement retrouvé chez les victimes de violence organisée. Le Comité note également que divers membres de sa famille ont fait l’objet de mesures conservatoires de protection de la part de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Par ailleurs, le Comité prend note de l’argument de la requérante selon lequel son prix Femme exilée, femme engagée décerné par la Ville de Genève démontre ses activités politiquement sensibles, dans le pays d’accueil, de dénonciation systématique des violations des droits de l’homme devant les instances internationales, partageant en cela les activités militantes de sa sœur. Ainsi, son engagement dans la défense des droits fondamentaux des autochtones mapuches lui vaudrait de subir le même sort que les membres de sa famille et de sa communauté qui défendent les droits du peuple mapuche et sont visés par des attaques disproportionnées, brutales et répétées de l’État chilien et de milices armées privées. Le Comité note que la requérante craint aussi de se voir appliquer la loi antiterroriste, et constate que ses craintes sont confirmées par de nombreux experts qui observent notamment que ses dénonciations réitérées contre l’État chilien peuvent être interprétées comme une mise en danger de la sécurité nationale et, de fait, relever du « terrorisme » comme c’est le cas pour bon nombre d’interventions réalisées par les Mapuches. Le Comité prend note, finalement, de l’argument de la requérante selon lequel si elle n’était pas visée par les mesures conservatoires de protection de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, c’est car elle n’était pas au Chili à l’époque des faits.

8.7Le Comité prend note des arguments de l’État partie selon lesquels il n’existe pas de crainte fondée de persécution justifiant l’asile ni de menace personnelle, étant donné que les mesures prises par les autorités chiliennes à l’encontre de membres de sa famille et découlant d’activités militantes ne concernent en rien la requérante, et que celle-ci ne fait aucune mention d’actes de torture ou de mauvais traitements qu’elle aurait directement subis. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel, si les diverses actions de revendication de droits menées par la requérante lui ont conféré une certaine visibilité sur la scène internationale, elle ne démontre pas en quoi ses activités politiques en tant qu’Ambassadrice de la Mission permanente mapuche auprès des Nations Unies ou ses activités pacifiques exercées à ce titre l’auraient placée dans le viseur des autorités chiliennes. De même, le Comité prend note que l’État partie estime la requérante bien moins engagée politiquement que sa sœur ou d’autres membres de sa famille qui, du fait de leurs activités militantes et politiques, ont notamment fait l’objet de mesures conservatoires de protection de la part de la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

8.8Le Comité considère toutefois que l’origine ethnique de la requérante, la persécution des dirigeants mapuches en Araucanie − un fait reconnu par l’État partie −, les actes de persécution et de torture vécus par plusieurs membres de sa famille ainsi que les activités notoires de dénonciation menées par la requérante au niveau international sont des éléments suffisants, considérés globalement, pour établir que la requérante courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants si elle était renvoyée au Chili.

8.9Tenant compte des arguments développés par la requérante au paragraphe 3.7 ci-dessus, le Comité estime également nécessaire de rappeler que les États parties devraient aussi s’abstenir d’expulser des personnes vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elles risqueraient d’être soumises à la torture ou à d’autres mauvais traitements par des entités non étatiques. De même, les mauvais traitements infligés par des particuliers que le Chili n’est pas en mesure d’arrêter, ou qu’il permet par acquiescement ou laisser-faire, représentent également une responsabilité du Chili, qui consent ainsi tacitement à ces actes. En ce sens, l’impunité découlant de ces actes entraîne la répétition de la violence. Le Comité a clairement indiqué, comme le stipule le paragraphe 18 de son observation générale no 2 (2007) sur l’application de l’article 2, que si les autorités de l’État savent ou ont des motifs raisonnables de penser que des actes de torture ou des mauvais traitements sont infligés par des acteurs non étatiques ou du secteur privé, et n’exercent pas la diligence voulue pour prévenir de tels actes, mener une enquête ou engager une action contre leurs auteurs, l’État partie est tenu pour responsable et ses agents devraient être considérés comme les auteurs, les complices ou les responsables d’une quelconque autre manière, pour avoir consenti, expressément ou tacitement, à la commission d’actes interdits. Le fait que l’État n’exerce pas la diligence voulue pour mettre un terme à ces actes, les sanctionner et en indemniser les victimes, a en effet pour effet de favoriser ou de permettre la commission, en toute impunité, par des agents non étatiques, d’actes interdits par la Convention, l’indifférence ou l’inaction de l’État constituant une forme d’encouragement et/ou de permission de fait.

8.10Ainsi, dans le contexte personnel et familial de la requérante, il est raisonnable de penser qu’un renvoi au Chili l’exposerait à des actes de torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité rappelle que le principe du bénéfice du doute en tant que mesure préventive contre un préjudice irréparable doit également être pris en compte lors de l’adoption de décisions concernant les communications émanant de particuliers, étant donné que l’esprit de la Convention est de prévenir la torture et non de la réparer une fois produite. Le Comité réitère aussi que l’expulsion d’une personne ou d’une victime de torture vers une région d’un État où elle ne courrait pas de risque d’être torturée, contrairement à ce qui serait le cas dans d’autres régions du même État, n’est pas une option fiable ou utile, et qu’une telle mesure a encore moins de sens dans le contexte d’une victime autochtone, attachée à sa communauté et à son territoire.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante vers le Chili constituerait une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention.

10.Le Comité estime que l’État partie est tenu par l’article 3 de la Convention de réexaminer la demande d’asile de la requérante au regard de ses obligations en vertu de la Convention et des présentes constatations. L’État partie est également prié de ne pas expulser la requérante tant que sa demande d’asile sera à l’examen.

11.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.