Nations Unies

CAT/C/65/D/758/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

8 février 2019

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 758/2016*,**,***

Communication présentée par :Adam Harun (représenté par des conseils, Gabriella Tau et Boris Wijkström)

Au nom de :Le requérant

État partie :Suisse

Date de la requête :8 juillet 2016 (lettre initiale)

Date de la présente décision:6décembre 2018

Objet :Déportation vers l’Italie

Question(s) de procédure :Griefs insuffisamment étayés ; irrecevabilité ratione materiae

Question(s) de fond :Risque de torture ; droit à une réparation ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant

Article(s) de la Convention :3, 14 et 16

1.1Le requérant est Adam Harun, citoyen éthiopien, né le 28 septembre 1990. Il fait l’objet d’une décision de renvoi vers l’Italie et considère qu’un tel renvoi constituerait une violation, par la Suisse, des articles 3, 14 et 16 de la Convention. Il est représenté par Gabriella Tau et Boris Wijkström du Centre suisse pour la défense des droits des migrants.

1.2Le 13 juillet 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas déporter le requérant vers l’Italie pendant que sa requête était en cours d’examen par le Comité.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant s’est engagé politiquement pour la cause des Oromosà partir de l’année 2005, quand sa sœur a été tuée par pendaison à l’université de Mekele. En 2006, il a adhéré auFront de libération des Oromos, un parti politique qui milite pour les droits des Oromos en Éthiopie. Il sensibilisait les jeunes et les paysans, et lors de ses études de médecine, il a été le responsable du parti au sein de la section des étudiants de l’université d’Arat Kilo. Ennovembre 2006, il a été arrêté et incarcéré dans la prison de KalitKarchale, jusque fin janvier 2008.

2.2Lors de son emprisonnement, le requérant a subi de graves tortures qui ontaffecté principalement ses organes génitaux et son abdomen. Ses bourses ont été tailladées avec des ciseaux et ses testicules brûlés avec de l’eau chaude. Il a reçu des coups sur le bas-ventre et les parties génitales ; une lame lui a été enfoncée dans le flanc droit, de même que des bouteilles dans l’anus et le rectum. Il a aussi été frappé violemment sur le dos et sur la plante des pieds.

2.3À une date nonprécisée, le requérant a été relâché parce que son état de santé était très grave. Fin mars 2008, il a reçu une lettre du Gouvernement éthiopien annonçant qu’il serait remis en prison dès que son état de santé le permettrait.

2.4Le 29 juin 2008, le requérant a fuil’Éthiopie. En passant par le Kenya et le Soudan,il atraversé le désert deLibye et,ennovembre 2008, il a pris un bateauen Libye pour traverser la mer Méditerranée,avec 485autres personnes à bord. Seules 125 d’entre-elles ont survécu. Le requérant aété repêchépar des militaires italiens qui l’ont transporté par hélicoptère en urgence à un hôpital à Rome. Vu son état de déshydratation sévère et la contamination de sel dont il souffrait,ila été hospitalisé pendant trois mois. Lors de son hospitalisation, les médecins ne se sont pas occupés de ses autres problèmes de santé résultant des tortures qu’il avait subies en Éthiopie. Vers la fin de son séjour à l’hôpital, les autorités italiennes l’ont auditionné. Dès que son état de santé s’est un peu amélioré, il a été amené à Grosseto.

2.5Le 1er mai 2009, le requérant a obtenu le statut de réfugié et un permis de séjour italien valable cinq ans. Son dossier a été assigné au commissariat de Grosseto. Même s’il n’allait pas encore bien, à une date nonprécisée, le responsable du foyer lui a ordonné de partir. Comme il n’avait pas encore quitté le foyer une semaine plus tard, la police est venue et l’a sommé de sortir. Il a dû vivre pendant trois ans dans la rue et n’avaient pas la moindre possibilité de se procurer les médicaments etles couches protectrices dont il avait besoin. Àplusieurs reprises, il a demandé des soins à l’hôpital de Grosseto. Ceux-ci lui ont toutefois été refusés car il ne pouvait pas attester d’une adresse fixe. Il s’est également adressé à la police, qui lui a refusé toute aide.

2.6Vu son état de santé et réalisant qu’il ne pouvait pas vivre en Italie où toute aide lui était refusée, le requérant s’est rendu en Norvège en mars 2012 pour y déposer une demande d’asile. Immédiatement après son arrivée, il a reçu des soins médicaux intensifs en raison de son grave état de santé. Durant tout son séjour en Norvège, il a dû se rendre une à deux fois par semaine à l’hôpital. La Norvège a demandé à l’Italie de reprendre le requérant. Les autorités norvégiennes ont assuré au requérant que sa prise en charge en Italie serait garantie, tant aux niveaux médical que social.

2.7Lorsque le requérant est arrivé à Rome, les autorités l’ont envoyé à Grosseto, où la situation s’est révélée bien différente de ce qui lui avait été promis en Norvège : au lieu de l’accueillir, les autorités locales lui ont clairement signalé qu’il ne recevrait pas de soins, qu’il n’aurait ni logement, ni subsistance, et qu’il devait partir. Pire encore, la police lui a pris les papiers qui lui permettaient de résider en Italie et ne les lui a jamais rendus.

2.8Sans documents et sachant qu’il ne pourrait obtenir aucune aide, le requérant s’est rendu en Suissele 18 juillet 2012 et y a déposé une demande d’asile le lendemain. Dès son arrivée en Suisse, il a été suivi médicalement, comme l’exigeait son état fragile.

2.9Le 27 septembre 2012, l’ancien Office fédéral des migrations (OFM) – aujourd’hui Secrétariat d’État aux migrations – a soumis une requête d’admission aux autorités italiennes conformément au Règlement Dublin II. L’OFM n’a pas indiqué que le requérant avait été victime de torture, ni qu’il avait de graves problèmes de santé. Les autorités italiennes n’ont pas fait connaître leur décision dans le délai prévu. Le 25 octobre 2012, le requérant a fait parvenir à l’OFM un rapport médical du docteur B. daté du 23 octobre 2012. Le 9 novembre 2012, l’OFM a rendu une décision de non-entrée en matière et a prononcé le renvoi du requérant en Italie. Le recoursdu requérant a été rejeté par le Tribunal administratif fédéral le 22 novembre 2012.

2.10Le 14 mars 2013, l’OFM a informé le requérant que selon une information reçue le 13mars 2013, il avait obtenu le statut de réfugié en Italie. Par la suite, l’OFM a annulé sa décision du 9 novembre 2012 dans la mesure où le cas du requérant n’entrait plus dans le champ d’application du Règlement Dublin.

2.11Le 15 mars 2013, le docteur B. a transmis un certificat médical au Service de migration de Neuchâtel, qui attestait que le requérant suivait une série d’examens médicaux pour un « problème médical sérieux » et qu’il n’était pas en mesure de voyager. Un autre rapport médical d’un spécialiste en urologie, daté du 11 mars 2013, attestait que le requérant souffrait d’une micro-hématurie sévère nécessitant un contrôle plus approfondi. Le 26 mars 2013, en vertu de l’Accord européen sur le transfert de la responsabilité à l’égard des réfugiés, l’OFM a requis la réadmission du requérant par les autorités italiennes, qui l’ont acceptée le 22 avril 2013.

2.12Le 25 juillet 2013, l’audition à laquelle le requérant avait été convoqué par l’OFM a été annulée du fait de l’absence d’interprète. Le 13 mars 2014, Caritas Neuchâtel, qui représentait le requérant, a envoyé une lettre à l’OFM pour requérir la reprise de la procédure. Le 27 mars 2014, l’OFM a informé le requérant qu’il voulait rendre une décision de non-entrée en matière et le renvoyer en Italie, compte tenu du fait qu’il avait obtenu le statut de réfugié en Italie et que la possibilité lui avait été donnée de s’exprimer par écrit à cet égard. Le 24 avril 2014, Caritas Neuchâtel a transmis à l’OFM un récit personnel du requérant relatif à son parcours et à ses problèmes de santé, ainsi qu’une nouvelle attestation médicale du 21avril 2014.

2.13Selon cette attestation médicale délivrée par le docteur B., le requérant était suivi par le même médecin depuisoctobre 2012 et un fort lien thérapeutique s’était mis en place,permettant une stabilisation de l’état de santé du requérant. Le docteur attestait également que le requérant présentait un état de dépression sévère, quis’ajoutait à ses problèmes de santé physique. Le rapport indiquait que « l’épisode dépressif actuel a[vait] été déclenché par l’incertitude de sa situation de requérant d’asile et le constat de devoir vivre quotidiennement avec un corps mutilé » et précisait que le requérant devait impérativement se rendre fréquemment chez le médecin et prendre régulièrement des médicaments, au risque de voir son état de santé se dégrader rapidement. Le rapport indiquait également que le requérant souffrait de nombreuses allergies.

2.14Le 6 août 2014, l’OFM a rendu une décision de non-entrée en matière et de renvoi vers l’Italie, concluant que le requérant pouvait y obtenir des soins médicaux adaptés à ses besoins. L’OFM a retenu que puisque les autorités italiennes lui avaient octroyé le statut de réfugié, il était également de leur ressort de lui fournir le soutien nécessaire. En outre, les problèmes de santé du requérant faisaient suite aux mauvais traitements subis en Éthiopie avant son expatriation, il vivait dès lors avec ces problèmes depuis près de six ans et il ne ressortait pas de son dossier que son état de santé physique s’était aggravé depuis lors. Le requérant a fait recours, en soumettant un nouveau rapport médical et un certificat médical datés du 18 août 2014, tous les deux établis par le docteur B., ainsi qu’une liste de médicaments dont il avait besoin. Dans son préavis du 20 novembre 2014, l’OFM a indiqué que le recours ne contenait aucun élément ou moyen de preuve nouveau susceptible de modifier son point de vue et a conclu au rejet du recours.

2.15Le 19 décembre 2014, le requérant a fait parvenir ses observations au Tribunal administratif fédéral, en faisant valoir que son renvoi violerait, inter alia, l’article 14 de la Convention, vu que la Suisse empêcherait sa réhabilitation du fait qu’il n’aurait pas accès aux soins spécialisés dont il avait besoin en Italie. Il a réitéréce qu’il avait vécu en Italie, ses problèmes de santé, ainsi que le fait que l’Italie avait donné à la Norvège des garanties de prise en charge, promesses qui n’avaient pas été tenues lors de son retour en Italie en 2012. Le requérant a joint un nouveau certificat médical du docteur B., établi le 16 décembre 2014, ainsi que l’historique des médicaments prescrits pour 2015, en expliquant que sa situation médicale restait très complexe et qu’il avait dû se rendre d’urgence à l’hôpital après avoir pris un nouveau médicament qu’il n’avait pas supporté.

2.16Le 1er mars 2016, le Tribunal administratif fédéral a rejeté son recourset a confirmé son renvoi de la Suisse en considérant que l’Italie disposait de structures médicales similaires à celles qui existaient en Suisse et que rien ne permettaitde considérer que l’Italie refuserait ou renoncerait à une nouvelle prise en charge médicale adéquate du requérant.

2.17Le 24 avril 2016, le docteur B. a établi un nouveau rapport médical, faisant état de la dégradation de l’état de santé du requérant.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant allègue que même s’ila invoqué la violation de la Convention devant le Tribunal administratif fédéral, celui-ci ne s’est pas prononcé sur ces griefs. La commune de Grosseto lui a refusé tout soutien et il a dû vivre dans des conditions inhumaines, ce qui ne peut pas être démontré par des éléments de preuve. Les informations disponibles démontrent toutefois qu’il n’y a pas eu accès aux soins médicauxdont il a besoinet que sa vulnérabilité physique et psychologique ne sera pas prise en compte de façon adaptée par les autorités italiennes.

3.2Lerapport médical du 23 octobre 2012atteste que le requérant s’est fait agresser par les co-habitants de sa chambre dans le centre pour demandeurs d’asile en Suisse, qui ne supportaient plus qu’il se lève à tout moment la nuit en raison de ses troubles urinaires et mictionnels post-traumatiques. Il requiert des soins et un suivi auxquels il n’a pas accès en Italie. Sans ces traitements, il sera soumis à des conditions de vie contraires à la dignité humaine.

3.3Depuis sa prise en charge médicaleen Suisse, son état de santé s’est amélioré lentement grâce au suivi régulier d’un traitement adapté. La perte du lien thérapeutique qu’il a progressivement établi avec son médecin lui serait fatale. L’État partie aurait dû effectuer une évaluation personnalisée du risque et non se fonder sur des informations d’ordre général et sur l’hypothèse qu’il aurait en principe le droit de travailler et de recevoir des prestations sociales en Italie. De plus, les autorités suisses n’expliquent pas comment le permis de séjour qui lui a été accordé le protégerait des privations et de la misère qu’il a connues lors de ses précédents séjours en Italie.

3.4Au vu de ce qui précède, l’expulsion du requérant vers l’Italie serait contraire au principe de non-refoulement inhérent à l’article 3 de la Convention.

3.5S’il devait être renvoyé en Italie, le requérantserait livré à lui-même et risquerait à nouveau de se retrouver sans abri, dans le dénuement total et avec un accès très limité aux soins médicaux. Prenant en compte son statut de victime de torture et les affections physiques et psychiques dont il souffre, l’impossibilité d’hébergement et d’accès aux soins spécialisés équivaudrait à un traitement humiliant témoignant d’un manque de respect pour sa dignité. La décision de renvoi constitue donc une violation de l’article 14 de la Convention.

3.6Compte tenu de sa particulière fragilité, les conditions d’existence auxquelles il serait exposé en cas de renvoi en Italie seraient susceptibles de constituer une violation de l’article16 de la Convention.

3.7Au vu de la crise migratoire sans précédent en Méditerranée, l’Italie n’est plus en mesure de répondre aux besoins des demandeurs d’asile, ni même de garantir un accès aux services de base tels que l’hébergement et des soins médicaux essentiels. Cette situation est particulièrement dégradante pour les victimes de torture, qui ont des besoins médicaux spécifiques. Le Haut-Commissariatdes Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a reconnu cette situation, ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Tarakhel c. Suisse.

3.8L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) a conclu en 2013 que le système italien part du principe que les personnes qui bénéficient d’un statut de protection doivent se débrouiller et met donc peu de places d’accueil à leur disposition. La responsabilité en matière d’aide sociale relève de la commune et les prestations varient d’un lieu à l’autre. Les réfugiés n’ont pas droit à des allocations publiques et ceux qui n’ont pas de famille pour les soutenir restent livrés à eux-mêmes.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 26 août 2016, l’État partie a contesté la recevabilité.

4.2Selon leTribunal administratif fédéral,le requérant n’a pas démontré de manière concrète qu’il serait confronté à une situation de grave précarité et de dénuement matériel et que ses conditions de vie en Italie atteindraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement inhumain ou dégradant. Le Tribunal administratif fédéral a également tenu compte des rapports médicaux et a relevé que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le retour forcé des personnes touchées dans leur santé n’est susceptible de constituer une violation de l’article3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales(Convention européennedes droits de l’homme) que si l’intéressé se trouve à un stade de sa maladie avancé et terminal, au point que sa mort apparaît comme proche. Les problèmes de santé du requérant n’apparaissent manifestement pas d’une gravité telle que son renvoi en Italie serait constitutif d’un traitement inhumain ou dégradant.

4.3Ensuite, la requête devrait être déclarée irrecevableratione materiae. Le requérantne mentionne aucun motif et n’apporte aucun élément de preuve portant à considérer qu’il risque d’être soumis à la torture en cas de renvoi en Italie. Les traitements qu’il fait valoir n’entrent donc pas dans le champ d’application de l’article premier de la Convention.

4.4En outre, dans l’affaire Tarakhel c. Suissejugée par la Cour européenne des droits de l’homme, il n’était pas question d’actes de torture au sens de la Convention contre la torture. Dans cet arrêt, la Cour n’a nullement constaté qu’un renvoi en Italie n’était pas admissible pour les requérants d’asile, comme elle l’avait constaté dansl’affaire M. S. S. c. Belgique et Grèce. Il ressort de cette jurisprudence et de la pratique des autorités suisses que le système d’asile en Italie ne souffre pas de défaillances systémiques. En plus, l’arrêt Tarakhel concernait la situation particulière du renvoi d’une famille avec des enfants et n’est pas comparable au cas d’espèce. Ensuite, selon la jurisprudence de la Cour européennedes droits de l’homme, les non-nationaux qui sont sous le coup d’un arrêté d’expulsion ne peuvent en principe revendiquer un droit à rester sur le territoire d’un État contractant afin de continuer à bénéficier de l’assistance et des services médicaux, sociaux ou autres fournis par l’État qui expulse. Le fait qu’en cas d’expulsion la personne connaîtrait une dégradation importante de sa situation, et notamment une réduction significative de son espérance de vie, n’est pas en soi suffisant pour emporter violation de l’article 3.

4.5Pour ce qui est du grief tiré de l’article 16 de la Convention, au regard de la jurisprudence du Comité, un renvoi ne peut constituer en soi un traitement cruel, inhumain ou dégradant que dans des circonstances exceptionnelles, par exemple quand l’exécution de l’arrêté d’expulsion constituerait en soi une violation de l’article 16, compte tenu de la fragilité sur le plan psychiatrique et des troubles post-traumatiques graves dont le requérant souffresuite aux tortures auxquelles il a été soumis. Le Comité a en outre retenu que l’aggravation de l’état de santé physique ou mentale d’une personne due à l’expulsion est généralement insuffisante pour constituer, en l’absence d’autres facteurs, un traitement dégradant en violation de l’article 16. Dans le cas d’espèce, le requérant n’a pas attesté de circonstances qui permettraient de conclure que l’expulsion constituerait en soiun traitement cruel, inhumain ou dégradant. En conséquence, l’allégation au titre de l’article 16 est irrecevable ratione materiae.

4.6Pour ce qui est du grief tiré de l’article 14 de la Convention, l’application de cet article ne va pas au-delà des victimes d’actes de torture commis sur le territoire de l’État partie ou commis ou subis par un ressortissant de l’État partie.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 28 octobre 2016, le requérant a fait valoir que l’État partie n’avait pas contesté qu’il était une victime de torture, souffrant de graves problèmes de santé physique et psychique nécessitant des soins médicaux spécialisés. Sa vulnérabilité extrême doit donc être considérée comme établie. En outre, l’État partie ne s’est pas penché sur la situation intolérable que vivent les personnes bénéficiaires d’une protection internationale en Italie, ainsi que sur l’importance du maintien de la relation thérapeutique qu’entretient le requérant avec ses médecins en Suisse afin d’assurer une réadaptation efficace et d’éviter une aggravation de son état de santé.

5.2L’expulsion du requérant en Italie constituerait un traitement dégradant au sens de l’article 16 de la Convention et serait également contraire au principe du non-refoulement inhérent à l’article 3. En tant que requérant d’asile, il fait partie d’un groupe de population particulièrement vulnérable, qui a besoin d’une protection spécifique. La Cour européennedes droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme ont estimé que le fait d’exposer un demandeur d’asile à des conditions d’indigence peut constituer une violation de l’interdiction de commettre des actes de torture ou des traitements inhumains ou dégradants.

5.3La notion de vulnérabilité ne se limite pas aux familles avec des enfants en bas âge, mais peut s’appliquer à des jeunes hommes et victimes de torture. Même s’il ne s’agit pas d’une famille avec des enfants, le requérant est, comme déjà établi et non contesté par l’État partie, un individu extrêmement vulnérable en raison de sa situation de santé physique et psychique et des soins permanents dont il a besoin.

5.4L’État partie ne conteste pas que les conditions de vie pour les personnes avec une protection internationale en Italie sont intolérables. Un rapport publié par l’OSAR en août 2016 souligne les défaillances systémiques du système d’accueil en Italie, en particulier en termes d’hébergement.

5.5Le requérant conteste l’affirmation selon laquelle le Comité ne reconnaîtrait que l’expulsion ne constitue un traitement cruel, inhumain ou dégradant que dans des cas exceptionnels et considère que sa requête démontre clairement que son cas présente des circonstances « très exceptionnelles » qui rendrait son renvoi en Italie constitutif d’une violation de l’article 16 de la Convention. Il conteste également la pertinence de l’affaire M. M. K. c. Suèdecitée par l’État partie, puisque le requérant n’avait pas argué de la présence de « circonstances très exceptionnelles » et qu’il avait été renvoyé dans son pays d’origine où il disposait d’un réseau familial et où l’accès aux soins médicaux dont il avait besoin lui était garanti.

5.6Pour ce qui est de la violation de l’article 14, selon la jurisprudence du Comité et son observation générale no 3 (2012) sur l’application de l’article 14 par les États parties, cet article ne contient pas de limitation géographique. Selon cette jurisprudence, les services et programmes spécialisés de réadaptation doivent être disponibles pour les victimes qui demandent l’asile ou sont réfugiées, et tout État partie doit veiller à ce que les victimes de torture aient un accès à une réadaptation efficace, quel que soit le responsable de la torture. Le requérant a accès à un traitement régulier et spécialisé et l’État partie remplit donc pleinement ses obligations découlant de l’article14.Comme aucune réadaptation efficace ne sera disponible pour le requérant en Italie, son renvoi constituerait une violation de l’article14 de la Convention.

5.7En conclusion, l’État partie n’a pas réalisé d’évaluation individuelle suffisante dans le cas du requérant,car il n’a pas considéré nécessaire de prendre en compte les « circonstances exceptionnelles » qui le caractérisent.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 9 janvier 2017, l’État partie a soumis des observations sur le fond. Selon l’observation générale no1 (1997) du Comité sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention, le requérant devrait prouver l’existence de motifs « sérieux » de croire qu’il encourt « personnellement et actuellement » le risque d’être soumis à la torture en cas de retour dans le pays d’origine. L’existence d’un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. Il doit y avoir d’autres motifs pour qualifier le risque de torture de « sérieux » (par.6 et 7).

6.2L’article 14 de la Convention vise avant tout à garantir que la victime puisse retrouver sa dignité. Les États parties disposent d’une marge d’appréciation aux fins de la mise en œuvre de cette disposition. Ni l’article 14, ni l’observation générale no3 du Comité n’excluent la possibilité pour les États parties de coopérer entre eux pour assurer la réadaptation de la victime. Il suffit que la victime puisse commencer à suivre un programme de réadaptation dès que possible après avoir été diagnostiquée par des médecins spécialistes. Les victimes ne sont pas en droit d’obtenir une mesure particulière du prestataire de services de leur choix dans l’État de leur choix.

6.3Devant les autorités internes, le requérant a déjà fait valoir qu’il n’avait bénéficié en Italie d’aucune aide des autorités, qu’il avait été contraint de vivre dans la rue sans soins et que les autorités lui auraient en outre confisqué ses documents lui permettant de séjourner en Italie. Toutefois, aucun élément de preuve n’a été fourni pour étayer ces allégations. Elles ne constituent que de simples affirmations et sont contredites par le fait que l’Italie a donné son accord exprès de réadmission à trois reprises : le 22 avril 2013, le 12 mai 2014 et le 19 mai 2016. À cela s’ajoute le fait que les rapports et autres documents cités par le requérant relatifs à la situation des réfugiés en Italie décrivent des événements d’ordre général et ne se réfèrent pas à lui explicitement.

6.4L’État partie estconscient de ce que l’Italie peine à assurer l’accès des demandeurs d’asile à un hébergement. Toutefois, cette situation ne constitue pas une violation systémique de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, même pour les personnes vulnérables ayant fait l’objet d’une mesure de renvoi. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme confirme ainsi les décisions des autorités suisses dans le cas d’espèce, selon lesquelles il n’existe pas de motifs suffisants contre l’admissibilité du transfert en Italie en ce qui concerne les conditions d’hébergement. La Cour a régulièrement rappelé que l’article3 de la Convention européenne des droits de l’homme ne saurait être interprété comme obligeant les parties contractantes à garantir un droit au logement et une assistance financière à toute personne relevant de leur juridiction pour leur garantir un certain niveau de vie.

6.5L’Italie a considérablement augmenté sa capacité d’accueil au cours des dernières années. Un nombre élevé d’organisations caritatives offrent une assistance matérielle ou des prestations de conseils en vue des démarches à entreprendre auprès des autorités. Enfin, le requérant a obtenu le statut de réfugié le 1er mai 2009 ainsi qu’un titre de séjour valable cinq ans. De par ce statut, il pourra en obtenir le renouvellement.

6.6Même si son renvoi en Italie devait conduire à une modification de son niveau de vie actuel, le requérant n’a pas démontré de manière objective et concrète qu’il serait confronté à une situation de grave précarité et de dénuement matériel, qu’il serait privé durablement de toute aide adéquate de la part d’institutions étatiques ou privées, qu’il serait exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits de manière durable et que ses conditions de vie en Italie atteindraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire aux articles 3, 14 et/ou 16 de la Convention.

6.7Si le requérant devait être contraint à mener une existence non conforme à la dignité humaine, ou s’il devait estimer que ce pays viole ses obligations d’assistance à son encontre, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités italiennes en usant des voies de droit adéquates, et/ou, le cas échéant, auprès du Comité en introduisant une requêteindividuelle conformément à l’article 22 de la Convention.

6.8Toute personne présente en Italie, quel que soit son statut, dispose d’un accès aux soins médicaux de base et d’urgence. Le système d’accueil et de prise en charge des personnes qui bénéficient d’une protection garantit des prestations comparables à celles mises à la disposition des ressortissants italiens. Il faut cependant admettre que le système italien fournit des prestations moins étendues que d’autres États européens, mais la Convention n’oblige pas la Suisse à pallier les disparités qui pourraient exister entre son système national de santé et celui de l’Italie.

6.9D’après les rapports médicaux, l’état de santé du requérant nécessite un traitement relativement complexe. Toutefois, même si cesproblèmes de santé sont sérieux, ils ne sont pas d’une gravité qui permettrait de conclure à une vulnérabilité extrême qui ferait obstacle à son renvoi en Italie.L’Italie dispose des infrastructures médicales nécessaires pour traiter les problèmes du requérant de manière adéquate. Il incombera aux autorités suisses chargées de l’exécution du renvoi du requérant de transmettre aux autorités italiennes tous les renseignements permettant une telle prise en charge du requérant dès sa descente d’avion.

6.10En conclusion,le requérant n’a pas apporté d’éléments individualisés de nature à faire admettre qu’il existe des motifs sérieux de craindre qu’il soit exposé concrètement et personnellement à un traitement constituant une violation des articles 3, 14 ou 16 de la Convention en cas de renvoi en Italie.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur le fond

7.1Le 22 mai 2017, le requérant a transmis des commentaires, ainsi qu’un rapport médical établi le 12 septembre 2016. Le requérant affirme que l’État partie n’a requis aucune coopération des autorités italiennes pour assurer sa réadaptation efficace au sens de l’article 14 en cas de renvoi en Italie. En tout état de cause, l’État partie est tenu, selon l’observation générale no 3 du Comité, de ne pas se décharger sur l’Italie de l’obligation d’assurer que le requérant puisse avoir accès à des services et des programmes spécialisés de réadaptation pour les victimes de torture qui demandent l’asile ou sont réfugiées.

7.2L’État partie n’a cité aucun rapport à l’appui de son argument selon lequel l’Italie dispose des infrastructures médicales nécessaires pour lui permettre de se faire soigner. Il s’est contenté de se fonder sur les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme. Selon plusieurs rapports, les demandeurs d’asile en Italie n’ont accès ni à des lieux d’hébergement ni à des traitements médicaux. Selon le rapport régional du Conseil international de réhabilitation pour les victimes de torture (CIRT), l’Italie n’a pas instauré de procédures particulières permettant de repérer les victimes de torture.

7.3Même s’il n’est pas en mesure de fournir des preuves pour ses allégations selon lesquelles la commune de Grosseto lui a refusé tout soutien, le requérant a toutefois donné un récit très détaillé et cohérent aux autorités suisses de ce qu’il a dû supporter en Italie. Le fait que les autorités italiennes aient accepté sa réadmission à trois reprises ne remet pas en cause son vécu, ni les informations qui démontrent que le système d’accueil italien est surchargé.

7.4Selon les conclusions du rapport d’OSAR d’août 2016, il existe des défaillances systémiques dans le système d’accueil en Italie. Les conditions d’hébergement y sont particulièrement problématiques et la loi ne prévoit aucune période de permanence dans le système d’accueil une fois que la protection internationale ou humanitaire a été obtenue. Selon le Représentant spécial du Secrétaire général du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés, il n’y a pas suffisamment de programmes d’intégration pour les personnes avec un statut de protection en Italie ; l’hébergement reste un des grands problèmes dans le système d’accueil italien et les droits fondamentaux des requérants sont violés en raison des conditions de vie déplorables dans certains foyers.

7.5Selon des rapports de Médecins sans frontières, un grand nombre de centres d’hébergement destinés aux demandeurs d’asile n’offrent pas de services de soutien psychologique. En outre, l’exclusion sociale des demandeurs d’asile et le manque de services d’interprétation et de traduction réduisent considérablement les possibilités des intéressés de bénéficier de services de santé. En tout état de cause, les services médicaux fournis dans le cadre du système italien de santé publique ne sont pas adaptés au traitement des troubles dont souffrent habituellement les demandeurs d’asile et les réfugiés, lesquels sont tout à fait différents de ceux qui touchent la population italienne.

7.6Les défaillances du système d’accueil italien sont particulièrement problématiques pour les requérants d’asile et réfugiés vulnérables. Le Danish Refugee Council et l’OSAR ont publié le 9 février 2017 un rapport conjoint sur la situation des personnes vulnérables transférées vers l’Italie en vertu du Règlement Dublin III. En s’appuyant sur six études de cas, ce rapport démontre clairement que les personnes transférées vers l’Italie sont exposées à des risques de violations de leurs droits et que la manière dont les familles et les personnes vulnérables sont reçues par les autorités italiennes est très arbitraire.

7.7En ce qui concerne les affaires D. c. Royaume-Uni et N. c. Royaume Uni invoquées par l’État partie, le requérant note que la Cour européenne des droits de l’homme a clarifié sa jurisprudence concernant l’éloignement des étrangers gravement malades. Il réitère qu’aucune garantie de prise en charge médicale n’a été ni demandée ni obtenue des autorités italiennes, cela en violation du droit européen. Il invoque également un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne qui considère qu’un État membre « doit pouvoir également s’assurer que le demandeur d’asile concerné bénéficie de soins dès son arrivée dans l’État membre responsable ».

7.8En conclusion, l’État partie n’a pas entrepris d’évaluation individuelle suffisante du cas du requérant. Ce dernier a clairement démontré que sa situation est « très exceptionnelle » au sens de la jurisprudence internationale du fait qu’il est une victime de torture ayant besoin de soins médicaux spécifiques, pour lui non accessibles en Italie, et qu’une interruption du lien thérapeutique avec ses médecins en Suisse aurait des conséquences irréparables en raison de son état de santé très critique. Vu l’absence de garanties de prise en charge médicale, et vu les graves manquements en matière d’accès aux soins médicaux pour les demandeurs d’asile et les bénéficiaires d’un statut de protection en Italie, aucune réadaptation efficace ne sera mise en place pour lui. Par conséquent, son expulsion en Italie constituerait une violation des articles 3, 14 et 16 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe5a) de l’article22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.2Le Comité rappelle que conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il ne peut examiner aucune requête d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que l’État partie, en l’espèce, n’a pas contesté que le requérant avait épuisé toutes les voies de recours internes disponibles, ni la recevabilité de la requête.

8.3Le Comité observe que le requérant a soumis sa requête pour ne pas être expulsé vers l’Italie, premier pays d’asile, et qu’à cette fin il avance qu’en l’expulsant l’État partie manquerait aux obligations mises à sa charge par l’article 3 de la Convention. Le Comité estime que les allégations du requérant au titre des articles 14 et 16 de la Convention ne sont pas des griefs à part entière, mais s’inscrivent dans le cadre des allégations formulées par celui-ci concernant sa situation personnelle, à l’appui du grief tiré de l’article 3.

8.4Il ressort en outre des arguments de l’État partie que celui-ci conteste la recevabilité ratione materiae de la plainte, en ce que les traitements que fait valoir le requérant sortiraient du champ d’application de l’article 3 de la Convention.

8.5Le Comité relève à titre liminaire que l’article 25, alinéa 3, de la Constitution fédérale de la Confédération suisse dispose que « [n]ul ne peut être refoulé sur le territoire d’un État dans lequel il risque la torture ou tout autre traitement ou peine cruels et inhumains ». Le Comité constate que l’argument d’irrecevabilité présenté par l’État partie diffère de l’énoncé retenu dans sa propre Constitution qui consacre explicitement une extension du principe de non-refoulement aux traitements ou peines cruels et inhumains. Le Comité relève d’ailleurs que l’article 25 de la Constitution suisse est en conformité avec l’interprétation prévalant dans le cadre de l’ensemble des conventions internationales ratifiées par l’État partie qui doivent être reprises par le Comité aux fins d’interprétation de l’article 3 de la Convention.

8.6Le Comité tient à rappeler que le préambule de la Convention proclame que tout acte de torture, ou de peine ou traitement inhumain ou dégradant est un outrage à la dignité humaine. Ainsi, les traitements cruels, inhumains et dégradants sont visés par le préambule, par référence à l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi qu’à l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces références explicites ont permis au Comité, dans son observation générale no2 (2007) sur l’application de l’article 2 par les États parties, de clarifier le fait que les obligations en vertu de la Convention, y compris à l’égard de l’article 3, s’étendent aux actes de torture ainsi qu’aux autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et que, tel que l’a déjà déclaré le Comité, il ne peut être dérogé à l’article 16 de la Convention. Le Comité observe que cette interprétation est corroborée par la majorité des conventions internationales qui, si elles distinguent sur le plan terminologique les deux notions, confirment, pour chacune, le caractère absolu de leur interdiction. Le Comité constate qu’il en est ainsi dans le cadre des Conventions de Genève de 1949 ainsi que du premier Protocole additionnel de 1977. Il en est de même pour le Statut de Rome de la Cour pénale internationale – tant dans la définition des crimes contre l’humanité, que dans celle des crimes de guerre – ainsi que dans le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. La Convention relative au statut des réfugiés, de 1951, va plus loin, puisque son article 33 (Défense d’expulsion et de refoulement) vise à prévenir toute menace à la vie, englobant ainsi les deux notions dans une seule formule générale. Le Comité note en outre que la Convention n’enlève rien aux obligations qui incombent à l’État partie en vertu d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme auxquels il est partie, notamment la Convention européenne des droits de l’homme à laquelle l’État défendeur est partie, qui ne fait pas exception et associe également les deux notions dans le cadre de l’interprétation de son article 3. Dans ce contexte, le Comité souligne que la Cour européenne des droits de l’homme rappelle systématiquement le caractère impératif du principe de non-refoulement, et par conséquent de l’interdiction de transférer un demandeur vers un État où il risque d’être soumis à la torture et aux mauvais traitements. L’ensemble de ces règles clarifie que le droit international étend désormais l’application du principe de non-refoulement aux personnes exposées à des risques autres que la torture.

8.7Au regard de ces éléments, le Comité considère donc que l’exception d’irrecevabilité soulevée par l’État partie doit être rejetée et que le requérant n’a pas démontré que les faits, tels qu’il les a présentés, soulevaient des questions distinctes relevant des articles 14 et 16 de la Convention, et décide de procéder à l’examen au fond des allégations présentées au titre de l’article 3 de la Convention.

Examen au fond

9.1Le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention.

9.2À titre liminaire, le Comité rappelle que le Règlement Dublin IIIrepose sur le principe selon lequel une demande d’asile doit être examinée par les autorités de l’État membre de l’Union européenne ayant accueilli la première demande d’asile (la demande est examinée par un seul État membre). L’article 3, paragraphe 2, dudit règlement précise toutefois qu’il peut être impossible de transférer un demandeur vers “le premier pays d’asile « parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant ». Au regard de ces éléments et à la lumière de l’article 3 de la Convention, le Comité relève que la marge d’appréciation laissée aux États dans le cadre de l’application du Règlement Dublin impose de procéder à un examen individuel de chaque situation et d’exclure l’adoption et l’application de toute décision individuelle de renvoi dans les cas où celle-ci placerait l’individu dans une situation de risque réel et sérieux de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou d’actes de torture. Une interprétation similaire a d’ailleurs été retenue par plusieurs organes de protection des droits de l’homme. Ainsi, le Comité des droits de l’homme, dans sa décision Jasin c. Danemark, a conclu qu’une décision individuelle prise en application du Règlement Dublin emportait violation des droits des requérants consacrés à l’article 7 du Pacte. Le Comité rappelle également la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui, dans un arrêt du 21 janvier 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme du fait d’une décision de renvoi adoptée par l’État partie en application du Règlement Dublin. Dès lors, les décisions adoptées par les autorités nationales sont susceptibles de faire l’objet d’un examen devant le Comité en ce qu’elles peuvent contrevenir à l’article 3 de la Convention.

9.3Dans le cas présent et conformément aux éléments qui précèdent, le Comité doit donc déterminer si, en renvoyant le requérant en Italie, l’État partie manquerait à l’obligation mise à sa charge par l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État s’il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’y être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

9.4Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture ou à de mauvais traitements en cas de renvoi en Italie. Pour ce faire, il doit, en application du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, tenir compte de tous les facteurs pertinents, notamment de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives.

9.5Le Comité rappelle son observation générale no4 (2017) sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination, et que le Comité a pour pratique de déterminer qu’il existe des « motifs sérieux » chaque fois que le risque est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Il rappelle également que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments circonstanciés montrant que le risque d’être soumis à la torture est prévisible, personnel, actuel et réel. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner de détails sur son cas, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État partie concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les informations sur lesquelles est fondée la requête. Le Comité accorde un poids considérable aux conclusions des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces conclusions et il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque cause.

9.6Le Comité rappelle en outre que les États parties devraient étudier la question de savoir si d’autres formes de mauvais traitements que risquerait de subir une personne faisant l’objet d’une mesure d’expulsion seraient susceptibles de changer et de devenir constitutives de torture avant d’examiner la question du non-refoulement. À cet égard, une douleur ou des souffrances aiguës ne peuvent pas toujours être évaluées objectivement et elles dépendent des conséquences physiques et/ou psychologiques négatives que les actes de violence ou les mauvais traitements infligés ont sur la personne concernée, compte tenu des circonstances propres à chaque cas, y compris la nature du traitement, le sexe, l’âge, l’état de santé et la fragilité de la victime ou tout autre état ou facteur.

9.7En l’espèce, le Comité prend note de l’argument du requérant selon lequel, en cas de renvoi en Italie, il n’aurait probablement pas la possibilité d’être hébergé, de recevoir les traitements médicaux et psychiatriques spécialisés dont il a besoin, étant entendu que tout cela lui est nécessaire en tant que victime de torture. Le requérant a produit de nombreux rapports décrivant les conditions déplorables dans lesquelles les demandeurs d’asile sont accueillis en Italie, en particulier la capacité d’accueil insuffisante des centres d’hébergement destinés aux demandeurs d’asile, notamment aux personnes ayant fait l’objet d’une mesure de renvoi en application du Règlement Dublin, les conditions de vie médiocres observées dans ces centres, et l’accès très limité des demandeurs d’asile aux traitements médicaux et aux traitements psychiatriques spécialisés. Cette situation est encore aggravée par le fait qu’il n’existe aucune procédure adéquate permettant de repérer systématiquement les victimes de torture. Bien que l’État partie ait affirmé qu’il informerait les autorités italiennes de l’état de santé du requérant avant de procéder à son renvoi, le Comité note que la demande présentée par les autorités suisses en application du Règlement Dublin II, datée du 27 septembre 2012, ne comportait aucune information concernant l’état de santé du requérant et les soins qu’il requérait, et ne précisait pas que le requérant avait été victime de torture.

9.8Bien que le Tribunal administratif fédéral suisse n’ait pas contesté que le requérant avait été victime de torture et qu’il ait admis que son état de santé nécessitait un traitement médicamenteux relativement complexe ainsi que des mesures d’accompagnement, il a estimé qu’il ne disposait pas d’informations suffisantes permettant d’établir que l’Italie refuserait ou renoncerait à une nouvelle prise en charge médicale adéquate du requérant. Il a également considéré que le requérant n’avait pas démontré de manière concrète qu’il serait confronté à une situation de grave précarité et de dénuement matériel ou qu’il serait privé durablement de toute aide adéquate de la part d’institutions étatiques ou privées.

9.9Le Comité estime qu’il appartenait à l’État partie de procéder à une évaluation individualisée du risque personnel et réel auquel le requérant serait exposé en Italie, compte tenu, en particulier, de sa vulnérabilité particulière en tant que victime de torture et demandeur d’asile, au lieu de se fonder sur le postulat que le requérant serait en mesure d’obtenir un traitement médical adapté.

9.10Le Comité prend note que le requérant a dû vivre en Italie dans la rue pendant trois ans et qu’il s’est ensuite rendu en Norvège où, immédiatement après son arrivée, compte tenu de son mauvais état de santé, il a reçu d’intenses soins médicaux. Ensuite, alors que les autorités norvégiennes lui avaient assuré qu’il bénéficierait d’une bonne prise en charge à son retour en Italie, le requérant n’a reçu aucune aide ou assistance de la part des autorités italiennes. Le Comité observe que l’État partie reconnaît la gravité des problèmes de santé du requérant, laquelle a été attestée par plusieurs rapports médicaux fournis au cours de la procédure. Le Comité observe également l’argument du requérant selon lequel, en l’absence, en Italie, de l’hébergement et du traitement médical et psychiatrique spécialisé dont il a besoin, il lui sera impossible, en tant que victime de torture, de se réadapter pleinement.

9.11Le Comité note, par ailleurs, que l’État partie s’est contenté de dire que l’Italie avait déjà donné son accord de réadmission à trois reprises – sans pour autant analyser l’expérience concrète du requérant en Italie – et de considérer que, le cas échéant, le requérant aurait la possibilité de se plaindre contre l’État récepteur en cas de non-respect de ses droits. En outre, le Comité note que l’État partie n’a pris en compte à aucun moment que l’Italie avait déjà donné des assurances à la Norvège, mais qu’elle ne les avait pas respectées lorsque le requérant y était retourné en 2012, et qu’il n’a pris aucune mesure pour s’assurer de ce que le requérant ait accès à des services de réadaptation adaptés à ses besoins en Italie lui permettant d’exercer son droit à la réadaptation en tant que victime de torture. Au vu de ce qui précède, le Comité estime que l’État partie n’a pas examiné de façon individualisée et suffisamment approfondie l’expérience personnelle du requérant en tant que victime de torture et les conséquences prévisibles de son renvoi forcé en Italie. Il considère donc que le renvoi du requérant vers l’Italie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

10.En conséquence, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 2 de la Convention, conclut que l’expulsion du requérant vers l’Italie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

11.Le Comité estime que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de s’abstenir de renvoyer de force le requérant en Italie. En application du paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de la transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) d’Abdelwahab Hani

1.Le requérant a démontré que les faits soulevaient des questions distinctes relevant des articles 3, 14 et 16. L’État partie fonde son raisonnement sur l’ancienne observation générale no1 (1997) sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention, devenue caduque, étant annulée et remplacée par l’observation générale no4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22. Le Comité a depuis élargi l’étendue de la protection accordée par le principe absolu de non-refoulement (art. 3) au risque de traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 16) et d’atteinte au droit à réparation (art. 14), en rejetant l’argument d’irrecevabilité ratione materiae, sur la base de ses observations générales nos 4, 2 et 3.

2.Il était peu judicieux dès lors de faire référence à une décision précédente, au sens contraire et à l’effet antagoniste, prise sous l’empire de l’ancienne observation générale no1. D’autant plus que son dispositif n’est pas pertinent dans sa reprise, sans fondement, dans la présente référence erronée au paragraphe 8.3.

3.Il est d’autant plus erroné qu’absurde d’élargir l’étendue du principe de non-refoulement, en concluant à une violation de l’article 3, sur la base du risque de mauvais traitements (art. 16) et d’atteinte au droit à réparation (art. 14), sans conclure pour autant à une violation de ces mêmes articles, qui renferment des dispositions substantielles autonomes.

4.Le principe absolu de non-refoulement vise à « prévenir [le préjudice irréparable] et non pas [à] réparer ce mal une fois qu’il a été fait ». Il en va de même pour ce qui est de prévenir toute autre violation des articles 14 et 16. « [I]l ne serait certainement pas raisonnable d’attendre la survenance d’une violation pour en prendre note ».

5.Le Comité doit interpréter la Convention « compte tenu de l’évolution des menaces, problèmes et pratiques ». Il fonde son interprétation, entre autres, sur les règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités, de 1969. Avant de rechercher d’autres normes pertinentes nationales et internationales, il aurait été plus judicieux de commencer par interpréter le paragraphe 1 de l’article 16.

6.Le « sens ordinaire », dans les six langues authentiques du texte, du terme « en particulier » du paragraphe 1 de l’article 16, élargissant son étendue à l’application des « obligations énoncées aux articles 10, 11, 12 et 13 », ne se limite pas à cette liste qui n’est ni exhaustive ni restrictive. Le Comité considère que les obligations énoncées dans les articles 2à 15s’appliquent indifféremment à la torture et aux mauvais traitements.

7.Par ailleurs, le préambule de la Convention renvoie à quatre références, ayant toutes une valeur interprétative, ce qui implique pour le Comité de prendre en considération la jurisprudence y relative du Comité des droits de l’homme. Le Comité doit aussitenir compte dela Déclaration de 1975 sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

8.Les travaux préparatoires permettent de consacrer le lien entre torture et mauvais traitements en matière de non-refoulement. En cas de conflit entre les obligations conventionnelles universelles de l’État partie et ses arrangements réglementaires régionaux, la Convention de Vienne sur le droit des traités renvoie à la Charte des Nations Unies, établissant la primauté hiérarchique aux obligations se rapportant à ses principes, notamment ici à son Article 55, consacré dans le préambule. La Convention établit par ailleurs sa primauté sur tout autre traité d’extradition conclu ou à conclure entre États parties. Le Comité a constamment critiqué des accords et règlements bilatéraux et régionaux qui affectent négativement la mise en œuvre de la Convention.

9.Sous l’article 14, le requérant n’invoque pas une atteinte à son droit à réparation en Suisse, mais un risque de violation par la Suisse en cas de renvoi en Italie et tire un grief de prévention, eu égard à sa situation personnelle extrêmement fragileet vu la situation critique qui y prévaut pour les demandeurs d’asile, notamment les victimes de torture. La Suisse ne doit pas se décharger sur un autre État partiede ses obligations conventionnelles nées de l’article 14.

10.Dans ces circonstances précises, l’État partie n’a pas démontré qu’il a effectué une évaluation individuelle de la situation du requérant, eu égard notamment à sa vulnérabilité, à son expérience passée et à ses besoins spécifiques de réparation ; ni à la situation y afférente dans le pays de renvoi. Par conséquent, en renvoyant le requérant en Italie, l’État partie violerait les articles 3, 14 et 16 de la Convention.

11.Le Comité aurait dû arriver à cette conclusion sans ambiguïté déraisonnable.