Nations Unies

CAT/C/65/D/784/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

5 avril 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22, concernant la communication no 784/2016 * , ** , ***

Communication présentée par :

F. K. A. (représentée par un conseil, Zoheir Snasni)

Victime(s) présumée(s) :

la requérante

État partie :

Canada

Date de la requête :

7 novembre 2016 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

15 novembre 2018

Objet :

Expulsion de la requérante vers le Pakistan

Questions de procédure :

Défaut de fondement des griefs; non-épuisement des recours internes; incompatibilité avec la Convention

Questions de fond :

Risque de torture en cas d’expulsion vers le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

3 et 22

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.1L’auteure de la communication est F. K. A., de nationalité pakistanaise, née le 3 juin 1985 au Pakistan. La requérante est sous le coup d’une mesure d’expulsion du Canada vers le Pakistan, les autorités canadiennes ayant rejeté sa demande de contrôle juridictionnel de la décision de rejet de sa demande d’asile rendue par la Section de la protection des réfugiés. Elle a demandé qu’il soit sursis à l’exécution de la décision d’expulsion à titre de mesure provisoire, estimant qu’en l’expulsant vers le Pakistan, le Canada commettrait une violation des articles 3 et 22 de la Convention contre la torture.

1.2Le 23 novembre 2016, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a demandé à l’État partie de ne pas expulser la requérante vers le Pakistan tant que la requête serait à l’examen. Le 18 mai 2017, l’État partie a prié le Comité de retirer sa demande de mesures provisoires. Le 24 juillet 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a rejeté la demande de l’État partie. La requérante est représentée par un conseil, M. Zoheir Snasni.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1En janvier 2009, après ses études, la requérante a intégré l’antenne locale du journal britannique le Sunday Times, à Lahore. En sa qualité de rédactrice adjointe du journal, elle était chargée de faire des reportages et d’éditer et de rédiger des articles de presse. Ses articles portaient sur des sujets tels que la mode féminine et s’accompagnaient de photographies de mannequins « de type occidental ». La requérante affirme que le journal était connu pour son franc-parler et son progressisme jugés excessifs, les extrémistes et les Taliban pakistanais ayant une idée très conservatrice de la position et du rôle des femmes au sein de la société.

2.2Parce qu’elle a contribué à la parution de ces articles et surtout parce qu’elle a été choisie pour représenter le Sunday Times dans le cadre de différentes manifestations afin d’accroître la renommée du journal, la requérante se trouve désormais dans la ligne de mire des Taliban et autres extrémistes. Bien qu’au départ, elle n’ait pas été personnellement visée, certains de ses collaborateurs, notamment sa superviseuse, Masuma Malhi, ont reçu des menaces. Les membres du personnel ont reçu pour consigne de la part de la direction du journal de porter des « vêtements orientaux » et de se couvrir le visage pour se rendre au bureau et en partir, et ils se faisaient escorter par des gardes pendant tous leurs déplacements.

2.3En août 2009, la requérante a commencé à recevoir des menaces qui lui étaient personnellement adressées. On a d’abord crevé les pneus de sa voiture. Ensuite, son chauffeur a reçu une enveloppe contenant des photos d’elle défigurée au marqueur rouge. L’enveloppe contenait également une lettre de menace dans laquelle on la prévenait qu’elle serait victime d’une attaque à l’acide et qu’elle ne pourrait pas continuer de se cacher éternellement. Le journal recevait aussi fréquemment différents types de menace. Fin août 2009, il a publié un article concernant une manifestation organisée par une fondation caritative, dont le fondateur, homme politique progressiste, était détesté et recherché par les Taliban. L’article s’accompagnait de photographies représentant la requérante aux côtés de cette personne. À la suite de la parution de l’article, la requérante a reçu de nouvelles menaces, sous la forme de SMS et d’appels sur son téléphone portable personnel. Elle a changé de numéro deux fois, en vain. On l’a une nouvelle fois menacée de la défigurer ou de lui jeter de l’acide pour avoir « montré son visage aussi impudemment aux hommes ».

2.4En janvier 2010, la requérante a commencé à recevoir de plus en plus de menaces à la suite de la parution dans le journal d’une photographie scandaleuse représentant un mannequin et prise pendant la Semaine de la mode, à Karachi. Elle a été suivie plusieurs fois par des inconnus à vélo et, un jour, alors qu’elle se trouvait à bord d’une voiture à l’arrêt à un feu de circulation en compagnie d’un agent de sécurité du journal, qui conduisait le véhicule, quelqu’un a frappé à la vitre et lui a crié de sortir. Elle a décidé de quitter le pays lorsque, fin 2009, ses parents ont eux aussi commencé à recevoir des menaces.

2.5Le 22 juin 2010, la requérante est arrivée au Canada munie d’un visa d’étudiant. Après son départ, ses parents recevaient fréquemment des appels téléphoniques d’individus qui leur demandaient où elle se cachait. Craignant pour leur vie, ils sont même partis s’installer à Dubaï pendant une période. Par la suite, ils étaient contraints de déménager de temps à autre pour échapper aux menaces.

2.6Le 17 août 2012, dès l’expiration de son visa d’étudiant, la requérante a présenté une demande d’asile. Le 30 mars 2016, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté sa demande. Si elle n’a pas contesté que la requérante avait travaillé comme journaliste au Sunday Times, la Section de la protection des réfugiés a estimé que celle-ci n’était pas crédible, que son comportement ne cadrait pas avec la crainte qu’elle disait éprouver et qu’elle n’avait pas demandé aux autorités locales de la protéger. Elle a indiqué que la requérante avait modifié la première version des faits qu’elle avait donnée le 18 septembre 2012 en y ajoutant de nouveaux éléments. Elle n’a en outre pas jugé crédibles les explications données par la requérante quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas porté plus tôt ces éléments à l’attention des autorités, compte tenu des pressions auxquelles elle se sentait soumise, puisqu’elle a rédigé sa première déclaration au Canada alors qu’elle n’était plus menacée. La Section de la protection des réfugiés a jugé incohérent le comportement de la requérante qui, selon ses propres dires, avait pris la décision de quitter le Pakistan fin 2009, mais n’était effectivement partie qu’en juin 2010. En ce qui concerne les preuves produites, elle a constaté que les déclarations écrites fournies par les anciens collègues de la requérante, qui attestaient les difficultés que celle-ci disait avoir rencontrées, étaient identiques et, comme la requérante n’était pas en mesure d’expliquer cette similitude, elle n’a pas accordé de valeur probante à ces déclarations. La Section de la protection des réfugiés a également jugé peu plausible que les parents de la requérante reçoivent encore des menaces, l’intéressée ayant quitté le pays plusieurs années auparavant. Enfin, elle a estimé que la requérante manquait de crédibilité, puisqu’elle n’avait jamais sollicité la protection des autorités de son pays, et a jugé insuffisantes les allégations de la requérante selon lesquelles son « chef haut placé » était mieux à même d’assurer sa protection.

2.7 La requérante a déposé auprès de la Cour fédérale une demande de contrôle juridictionnel de la décision de la Section de la protection des réfugiés, qui a été rejetée le 25 août 2016. Elle dit avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes puisque le sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion qui peut être accordé par la Cour fédérale ne constitue pas un recours utile.

Teneur de la plainte

3.1 La requérante affirme qu’en la renvoyant au Pakistan, le Canada violerait les droits qu’elle tient de l’article 3 de la Convention. Elle craint d’être exposée au risque de subir des actes de torture ou des peines ou traitements cruels ou inhumains de la part des Taliban du fait de son activité de journaliste et de sa condition de femme émancipée. Au Pakistan, des individus l’ont menacée, lui disant qu’ils lui jetteraient de l’acide ou qu’ils finiraient par la tuer.

3.2La requérante insiste sur le fait qu’elle recevait des menaces sous différentes formes et devait être escortée par des agents de sécurité du journal pour tous ses déplacements, et souligne que ses parents reçoivent encore des menaces qui lui sont adressées.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 18 mai 2017, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication, dans lesquelles il a notamment prié le Comité de retirer sa demande de mesures provisoires.

4.2L’État partie considère que la communication est irrecevable pour deux raisons. En premier lieu, la requérante n’a pas épuisé les recours internes, puisqu’elle n’a pas présenté de nouvelle demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire. L’État partie avance que, si elle avait présenté une demande de résidence permanente depuis l’étranger, la requérante aurait pu être autorisée à séjourner au Canada en tant que résidente permanente, sur la base de l’évaluation réalisée par le Ministère de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté du Canada. Il rappelle que le Ministère a reçu une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire présentée par la requérante le 27 janvier 2017. Cette demande a toutefois été rejetée le 13 février 2017 en application du paragraphe 1.2 de l’article 25 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, nul ne pouvant présenter ce type de demande dans les douze mois qui suivent le rejet d’une demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés. Sa demande d’asile ayant été rejetée le 30 mars 2016 et la Cour fédérale l’ayant déboutée, le 25 août 2016, de sa demande de contrôle juridictionnel de la décision de rejet rendue par la Section de la protection des réfugiés, la requérante ne remplissait pas les conditions requises pour pouvoir présenter une demande de résidence permanente. Le Ministère de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté a notifié à la requérante le rejet de sa demande par courrier électronique le 28 février 2017. D’après l’État partie, le délai de douze mois s’étant écoulé depuis le rejet de sa demande d’asile, la requérante remplit les conditions requises pour pouvoir déposer auprès du Ministère une nouvelle demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire. L’État partie fait néanmoins observer qu’elle ne l’a pas fait.

4.3En deuxième lieu, l’État partie constate que la requérante n’a pas non plus présenté de demande d’examen des risques avant renvoi. Il rappelle qu’au Canada, à l’exception des personnes protégées ou des personnes reconnues comme réfugiées au titre de la Convention par un autre pays dans lequel elles peuvent être renvoyées, tout individu peut présenter une demande d’examen des risques avant renvoi s’il fait l’objet d’une mesure d’expulsion exécutoire. L’intéressé peut déposer une demande de protection auprès du Ministre dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la décision d’expulsion. L’État partie rappelle que l’examen des risques avant renvoi est réalisé par des agents spécialisés, indépendants et impartiaux placés sous l’autorité du Ministère de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté. Les agents qui procèdent à l’examen des risques avant renvoi sont chargés de déterminer si un renvoi exposerait le demandeur à un risque de persécution au sens de la Convention relative au statut des réfugiés, ou au risque d’être torturé, tué ou soumis à des peines ou traitements cruels ou inhumains dans son pays d’origine. Sur la base de leur évaluation, ils peuvent décider que le demandeur a qualité de réfugié au titre de la Convention ou qu’il s’agit d’une personne à protéger. L’État partie affirme que la requérante remplit les conditions requises pour pouvoir déposer une demande d’examen des risques avant renvoi depuis le 29 mars 2017, mais qu’elle n’a pas usé de ce recours. Il affirme en outre que, si le Comité consentait à retirer sa demande de mesures provisoires, comme le lui a demandé le Canada, l’Agence des services frontaliers du Canada pourrait engager les procédures voulues pour notifier à la requérante son droit de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi. Il fait observer que, si elle avait présenté une telle demande, la requérante aurait pu bénéficier d’un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion dont elle fait l’objet. Il relève toutefois qu’en application de l’article 113 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, un demandeur d’asile débouté ne peut fonder sa demande d’examen des risques avant renvoi que sur des éléments de preuve qui sont apparus depuis le rejet de sa demande d’asile, ou dont il n’aurait pas pu raisonnablement disposer auparavant, ou encore dont on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il les ait présentés, dans les circonstances, au moment du rejet de sa demande. La requérante serait donc tenue de présenter aux agents chargés de l’examen des risques avant renvoi de nouveaux éléments permettant de démontrer qu’elle court un risque à titre personnel. L’État partie ajoute qu’en cas de rejet de sa demande d’examen des risques avant renvoi, la requérante pourrait présenter une demande d’autorisation d’introduire une demande de contrôle juridictionnel de la décision de rejet auprès de la Cour fédérale du Canada. Il fait observer que, dans l’affaire Aung c. Canada, le Comité a estimé que le requérant, dont la demande d’examen des risques avant renvoi était en cours de traitement par les autorités canadiennes et qui s’était vu accorder un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion dont il faisait l’objet, disposait d’un recours utile et efficace qu’il n’avait pas épuisé. Il rappelle en outre qu’en l’affaire B. M. S . c. Suède, le Comité a estimé que la communication était irrecevable pour non-épuisement des recours internes : la décision concernant l’expulsion du requérant étant frappée de prescription et n’étant donc plus exécutoire, celui-ci n’était en effet plus menacé d’être expulsé vers son pays d’origine et avait encore la possibilité de se prévaloir, sur place, d’un autre recours utile puisqu’il pouvait soumettre de nouvelles demandes d’asile et former des recours contre d’éventuelles décisions de rejet de ces demandes. L’État partie rappelle également qu’en l’affaire L. Z. B . c. Canada, le Comité a estimé que les requérantes n’avaient pas épuisé les recours internes puisqu’elles n’avaient pas présenté de demande d’autorisation d’introduire une demande de contrôle juridictionnel de la décision défavorable rendue à leur égard dans le cadre de l’examen des risques avant renvoi et que « ce type de recours ne constitu[ait] pas une simple formalité ».

4.4D’autre part, l’État partie affirme que les allégations de la requérante sont incompatibles avec les dispositions de la Convention puisque les mauvais traitements dont la requérante dit avoir été victime ne sont pas constitutifs de « torture » aux fins de la Convention. L’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité, dont il ressort que la question de savoir s’il a l’obligation de s’abstenir d’expulser quiconque risque de subir un préjudice physique ou moral de la part d’une entité non gouvernementale, sans le consentement exprès ou tacite du Gouvernement, n’entre pas dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Il avance que la requérante n’a pas démontré en quoi le Gouvernement pakistanais avait expressément ou tacitement consenti, de quelque manière que ce soit, au préjudice physique ou moral susceptible de lui être causé par des acteurs non étatiques ni en quoi les faits allégués concernant des groupes extrémistes et islamistes constitueraient des circonstances exceptionnelles étendant le champ d’application de l’article 3 de la Convention aux actes d’acteurs non étatiques. La requérante a au contraire déclaré à plusieurs reprises qu’elle était menacée et recherchée par des extrémistes opposés au Gouvernement pakistanais.

4.5L’État partie affirme en outre que la requérante n’a pas suffisamment étayé ses allégations ni produit d’éléments de nature à démontrer qu’elle serait personnellement exposée à un risque de torture prévisible et réel de la part des autorités pakistanaises ou de groupes paramilitaires au Pakistan, et que son renvoi au Pakistan constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. Il fait observer que la requérante n’a à aucun moment sollicité la protection des autorités pakistanaises. Il rappelle qu’au cours de son entretien avec les agents de la Section de la protection des réfugiés, la requérante a fait savoir qu’elle n’avait pas porté plainte, estimant que son « chef haut placé » était la personne la plus à même d’assurer sa protection. L’État partie fait observer, toutefois, que la requérante n’a pas démontré que la police pakistanaise n’était pas en mesure de la protéger ni qu’elle ne pourrait pas bénéficier d’une protection policière à son retour au Pakistan si les mêmes difficultés se posaient de nouveau.

4.6L’État partie rappelle, en outre, que les allégations de la requérante ont été examinées par des autorités internes compétentes et impartiales qui n’ont pas estimé que l’intéressée serait exposée à un risque personnel si elle était renvoyée au Pakistan, et que le Comité n’a pas pour rôle d’apprécier les éléments de preuve ni de réexaminer les constatations de fait des juridictions nationales. Il fait observer que la requérante n’a produit aucun élément de preuve à l’appui de ses allégations, notamment qu’elle n’a pas fourni de copies des menaces qu’elle aurait reçues sur son téléphone portable ou de courriers qu’elle aurait adressés à son opérateur téléphonique pour prouver qu’elle avait bel et bien changé de numéro de téléphone, etc. L’agent de la Section de la protection des réfugiés a donc estimé que le comportement de la requérante ne cadrait pas avec ses allégations, puisqu’elle avait communiqué de nouvelles informations la veille même de son audition, qu’elle n’avait jamais pris contact avec les services de police et qu’elle n’avait pas apporté la preuve que la police ne serait pas en mesure d’assurer sa protection. En outre, la requérante a attendu deux ans après son arrivée au Canada pour demander l’asile. L’État partie estime qu’elle n’a pas démontré aux autorités canadiennes compétentes qu’elle courrait personnellement un risque de torture prévisible et réel si elle était renvoyée au Pakistan, et que sa communication est donc incompatible avec le paragraphe 2 de l’article 22 de la Convention et l’article 113 du règlement intérieur du Comité.

4.7L’État partie conteste également les arguments de la requérante qui affirme que son renvoi au Pakistan constituerait une violation de l’article 16 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, que le contrôle juridictionnel ne constitue pas un recours utile au sens de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et que les procédures en vigueur sont inadaptées. Il estime que les griefs précités sont incompatibles avec le paragraphe 1 de l’article 22 de la Convention contre la torture. Il fait observer, en outre, que la requérante a eu la possibilité de faire usage de tous les recours disponibles pour pouvoir contester les décisions de rejet de sa demande d’asile. Il affirme que la requérante demande au Comité d’examiner l’appréciation des faits et des preuves et l’interprétation du droit interne par les autorités canadiennes. La requérante n’a pas démontré, au demeurant, que les juridictions nationales ont agi arbitrairement, qu’elles ont été partiales ou qu’elles ont commis, d’une manière ou d’une autre, un déni de justice à son égard. Elle n’a donc pas étayé ses griefs, même par un commencement de preuve.

4.8Enfin, l’État partie estime que la communication est totalement dénuée de fondement puisque rien ne porte à croire que la requérante courrait personnellement le risque prévisible et réel d’être torturée au Pakistan.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 19 juillet 2017, la requérante a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond.

5.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, la requérante conteste l’argument de l’État partie en faisant valoir qu’elle n’a pas déposé de nouvelle demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire en raison de la durée de la procédure, laquelle peut prendre six mois et n’a pas d’effet suspensif. Elle considère par conséquent que cette procédure ne constitue pas un recours utile puisqu’elle ne lui éviterait pas d’être expulsée vers le Pakistan. Elle ajoute qu’une demande d’examen des risques avant renvoi devait se fonder sur des éléments de preuve apparus après le rejet de sa demande d’asile. Or, elle ne disposait d’aucun nouvel élément de preuve qu’elle aurait pu présenter à l’Agence des services frontaliers du Canada. Elle affirme également que les agents chargés de l’examen des risques avant renvoi ne sont ni indépendants ni impartiaux et qu’ils ne sont pas compétents pour traiter les questions concernant les droits de l’homme. Elle fait en outre observer que la Cour fédérale du Canada a estimé à plusieurs occasions que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada jouissait d’un pouvoir discrétionnaire quant aux questions ayant trait à l’asile. Ainsi, la Cour fédérale ne peut annuler une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada qu’en cas de vice de procédure ou d’erreur de droit. La requérante estime par conséquent qu’en l’espèce, il n’y aurait pas matière à réexamen. Elle estime donc avoir épuisé tous les recours internes ayant des chances d’aboutir.

5.3Pour ce qui est de l’argument de l’État partie concernant le défaut de fondement de ses griefs, la requérante dit avoir produit des éléments de preuve (des coupures de presse et des déclarations écrites) à l’appui de ses allégations. Elle affirme que ses allégations n’ont pas été pleinement examinées par les autorités et qu’elle a été persécutée par des membres de groupes islamistes au Pakistan pendant près de sept ans. Elle explique que ses parents ont été contraints de s’installer temporairement à Dubaï, craignant d’être harcelés ou attaqués. Les Émirats arabes unis n’accordant pas de droit de séjour permanent, ils sont rentrés au Pakistan, où sa mère est décédée des suites d’une maladie en 2014. La requérante affirme n’avoir même pas pu retourner au Pakistan pour assister à l’enterrement de sa mère. En tant que journaliste et femme moderne, elle craint d’être prise pour cible par des groupes islamistes, d’être victime de harcèlement et de violence, de recevoir des menaces de mort et de subir, de ce fait, un préjudice irréparable si elle devait retourner au Pakistan.

5.4En outre, la requérante conteste l’argument de l’État partie selon lequel elle n’a pas sollicité la protection de la police pakistanaise. Dans une déclaration écrite datée du 26 juillet 2017, elle affirme que le journal pour lequel elle travaillait avait officiellement déposé des plaintes auprès de la police, mais qu’elle-même n’a rencontré aucun policier disposé à ouvrir une enquête avant son départ au Canada. Elle affirme que les autorités, lorsqu’elle les a sollicitées, ne lui ont pas proposé d’assurer sa protection : la police a effectivement confirmé que les plaintes avaient été reçues et examinées, mais ne les a pas jugées suffisamment graves puisque aucun des faits en cause n’avait provoqué de préjudice physique. La requérante ne soumet toutefois aucun élément de preuve à l’appui de ses dires.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer si elle est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il a été établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable que le requérant obtienne une réparation effective par ce moyen.

6.3Le Comité note que la requérante a présenté une demande d’asile qui a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés le 30 mars 2016, qu’elle a présenté une demande de contrôle juridictionnel de cette décision de rejet auprès de la Cour fédérale, qui l’a déboutée le 25 août 2016, et qu’elle a déposé, le 27 janvier 2017, une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire, qui a également été rejetée le 13 février 2017. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la requête devrait être déclarée irrecevable au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention au motif que la requérante n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes, et en particulier qu’elle n’a pas présenté de nouvelle demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire ni de demande d’examen des risques avant renvoi.

6.4Le Comité rappelle sa jurisprudence dont il ressort que la demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire ne constitue pas un recours utile aux fins de la recevabilité au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, compte tenu de son caractère discrétionnaire et non judiciaire et parce qu’elle n’a pas d’effet suspensif sur l’expulsion du demandeur. Il estime donc qu’il n’est pas nécessaire, aux fins de la recevabilité, que la requérante présente une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire.

6.5Quant au fait que la requérante n’a pas déposé de demande d’examen des risques avant renvoi, le Comité note que, d’après l’État partie, l’Agence des services frontaliers du Canada examine les demandes d’examen des risques avant renvoi présentées par des personnes séjournant au Canada qui ont été déboutées de leur demande d’asile et font l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire et qui sont en mesure de présenter des éléments de preuve apparus après le rejet de leur demande d’asile ou dont ils n’auraient pas pu raisonnablement disposer auparavant, ou encore dont on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils les aient présentés au moment du rejet de leur demande. Le Comité note également que la requérante remplit les conditions requises pour pouvoir déposer une demande d’examen des risques avant renvoi depuis le 29 mars 2017 (par. 4.3) et qu’elle pourrait ensuite saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle juridictionnel de la décision défavorable qui serait éventuellement rendue à son égard, mais qu’elle ne l’a pas fait. Il note que, selon la requérante, les recours internes en question n’auraient aucune chance d’aboutir dans son cas étant donné qu’elle ne pourrait pas présenter de nouvel élément de preuve à l’Agence des services frontaliers du Canada, et que la requérante considère que l’examen des risques avant renvoi n’est pas réalisé en toute indépendance.

6.6Le Comité note que, conformément aux textes d’application de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, les personnes qui ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi ne sont pas menacées d’expulsion tant que la procédure est en cours puisqu’elles bénéficient d’un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion dont elles font l’objet (voir plus haut, par. 4.3). Il constate à ce propos que la requérante n’a cherché ni à présenter de nouveaux éléments de preuve pour respecter les dispositions de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ni à bénéficier de l’aide juridictionnelle aux fins de la présentation d’une demande d’examen des risques avant renvoi. Il note également que la requérante n’a pas indiqué qu’elle était représentée par un avocat commis d’office au moment des faits et rappelle que les erreurs ou omissions commises par un avocat engagé à titre privé ne peuvent pas en principe être imputées à l’État partie. Le Comité rappelle en outre que de simples doutes quant à l’utilité d’un recours interne ne dispensent pas l’auteur d’une communication de s’en prévaloir, en particulier si le recours en question lui est raisonnablement accessible et a un effet suspensif. Il prend note des arguments de la requérante qui affirme que la demande d’examen des risques avant renvoi ne constituerait pas un recours utile en l’espèce, mais il estime que la requérante n’a pas présenté suffisamment d’éléments de nature à justifier qu’elle ne se soit pas prévalue de la possibilité de déposer une telle demande et à démontrer qu’en l’espèce, la procédure d’examen des risques avant renvoi n’aurait pas eu de chances d’aboutir.

6.7Par conséquent, le Comité estime, comme l’État partie, qu’en l’espèce la requérante disposait de recours utiles qu’elle n’a pas épuisés. Compte tenu de cette conclusion, il considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication est également irrecevable parce qu’elle est incompatible avec la Convention ou manifestement dénuée de fondement.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la requête est irrecevable au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée à la requérante et à l’État partie.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de M. Abdelwahab Hani

[Original : f rançais]

1.L’État partie constate que « la requérante n’a pas non plus présenté de demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) ». Il rappelle « que tout individu peut présenter une demande d’ERAR s’il fait l’objet d’une mesure d’expulsion exécutoire » et il avance que « l’intéressée peut déposer une demande de protection auprès du Ministre dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la décision d’expulsion ». L’État partie conditionne la saisine de cette voie de recours par la notification de la décision d’expulsion exécutoire, qui serait elle-même conditionnée par son souhait de levée des mesures provisoires de protection (par. 4.3), qui ont été maintenues par le Comité.

2.Or, l’État partie ne mentionne aucune notification d’une quelconque décision d’expulsion, en application d’une mesure d’expulsion exécutoire. La requérante s’est contentée d’affirmer le risque d’expulsion « imminente », sans préciser à quelle date celle‑ci était prévue. L’absence de notification engendre une impossibilité pour la requérante de déposer une demande de protection, ce qui rend caduque cette voie de recours.

3.L’État partie affirme, par ailleurs, que la requérante remplit les conditions requises pour pouvoir déposer une demande d’examen des risques avant renvoi depuis le 30 mars 2016, date du rejet de sa demande d’asile, mais qu’elle n’a pas usé de ce recours.

4.L’État partie omet de préciser que la requérante n’est éligible à l’examen des risques avant renvoi qu’après l’expiration d’un délai de douze mois après cette date, pendant lesquels le demandeur d’asile débouté ne peut former aucun recours. Ces délais sont excessivement longs, eu égard à la vulnérabilité de la requérante étant une déboutée d’asile ayant entamée son parcours d’asile cinq années auparavant.

5.L’examen des risques avant renvoi, au détriment de son objet noble, reste néanmoins, en pratique, un mécanisme non indépendant d’examen discrétionnaire sur dossier, réalisé par des agents du Ministère. Un demandeur d’asile débouté ne peut fonder sa demande d’examen que sur des éléments de preuve nouveaux.

6.Le recours à l’examen des risques avant renvoi est conditionné par la notification par le ministre d’un avis invitant le requérant éligible à cet effet. Or, l’État partie ne fait état d’aucune notification de ce genre à l’adresse de la requérante et n’a donc pas démontré que l’examen lui était effectivement disponible.

7.La requérante fait observer le faible taux d’aboutissement de l’examen des risques avant renvoi. Ce constat est confirmé par l’État partie lui-même, lors de l’examen de son septième rapport périodique (CAT/C/CAN/7), indiquant que « le taux d’acceptation des demandes d’ERAR soumises pendant les cinq dernières années écoulées s’établit à 5.2 % ». Les statistiques officielles démontrent que « le taux d’acceptation de l’ERAR est resté assez faible », entre 1.4 % en 2010 et 3.1 % en 2014, pour une moyenne annuelle de seulement 2 %.

8.Dans ces conditions, les taux d’acceptation assez faibles de l’examen des risques avant renvoi relèvent plus de la recherche de la probabilité des événements rares et de leurs variables aléatoires, dans le sens de la loi de Poisson, que de la probabilité d’un recours utile assorti d’une probabilité raisonnable de réparation.

9.L’État partie estime enfin que la requérante pourrait présenter une demande d’autorisation d’introduire une demande de contrôle juridictionnel de la décision de rejet auprès de la Cour fédérale du Canada, qui n’est pas un appel interjeté à l’encontre d’une décision, mais une demande d’examen de la décision et du processus de prise de décision. La proportion de saisine était de « seulement 8 % de 2009 à 2011 ou 11 % de 2012 à 2014 ». Et « seulement 4 % des décisions de contrôle judiciaire ont été favorables », entre 2009 et 2014.

10.Une proportion élevée de 26 % des personnes potentiellement éligibles à l’examen des risques avant renvoi avaient été renvoyées avant l’échéance d’interdiction d’un an, avec une tendance à faciliter les renvois durant cette période, pour réduire le nombre de recours, annihilant tout effet suspensif potentiel.

11.L’effet suspensif, ainsi que les délais raisonnables, doivent s’apprécier en couvrant toute la procédure interne, pour éviter des vides de protection. Ils doivent couvrir la période d’interdiction de recours d’examen des risques avant renvoi, ainsi que les délais supplémentaires de notification.

12.En dépit de l’ensemble des questionnements et critiques portés par le Comité au sujet de l’examen des risques avant renvoi, l’État partie a maintenu sa position de ne pas revoir la procédure pour la mettre en conformité avec les dispositions de la Convention et la jurisprudence du Comité.

13.Dans ces conditions, l’examen des risques avant renvoi ne constitue pas un recours utile aux fins de la recevabilité au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, du fait qu’il n’a pas été rendu disponible dans la pratique pour la requérante ; compte tenu de son caractère discrétionnaire et non judiciaire ; parce qu’il n’a pas d’effet suspensif sur l’expulsion ; parce que ses procédures, y compris la période d’attente avant pourvoi,  excèdent les « délais raisonnables » ; parce qu’il est peu probable que le requérant obtienne une réparation effective par ce moyen. En somme, parce qu’il n’est pas conforme aux critères du recours utile définis dans l’observation générale no 4.

14.Par conséquent et dans ces circonstances précises, la requérante a donc épuisé les voies de recours internes utiles aux fins de la recevabilité, au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention.