Nations Unies

CAT/C/59/D/644/2014

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

19 janvier 2017

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision du Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 644/2014 * , **

Communication p résentée par :

R. O. (représentée par un conseil, Lena Isaksson)

Au nom de :

La requérante et ses trois filles mineures

État partie :

Suède

Date de la requête :

8 décembre 2014 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

18 novembre 2016

Objet :

Expulsion vers le Nigéria

Questions de procédure :

Néant

Questions de fond :

Non-refoulement ; risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

3

1.1La requérante est R. O., née le 21 octobre 1975. Elle présente la requête en son nom et au nom de ses trois filles mineures : X., Y. et Z., nées le 2 novembre 2005, le 29 novembre 2008 et le 19 octobre 2012, respectivement. Toutes sont de nationalité nigériane. La requérante affirme qu’en expulsant elle-même et ses trois filles au Nigéria, la Suède violerait les droits qu’elles tiennent de l’article 3 de la Convention. La Convention est entrée en vigueur pour la Suède le 26 juin 1987, et celle-ci a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention. La requérante est représentée par un conseil.

1.2Le 18 décembre 2014, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a demandé à l’État partie de ne pas expulser la requérante et ses filles tant que sa requête serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante est une chrétienne catholique qui appartient au groupe ethnique Esan (ou Ishan). Elle a grandi à Benin City (État d’Edo, Nigéria). Elle fait valoir qu’en 2000, elle a déménagé en Italie, où elle a travaillé et où elle disposait d’un permis de séjour temporaire. Elle a travaillé en premier lieu comme baby-sitter, puis comme employée dans une entreprise de porcelaine. Elle a épousé son ex-mari en 2004 ; celui-ci est également un ressortissant nigérian, de l’ethnie Uromi. Ils ont trois filles. Les deux premières sont nées en Italie et la troisième en Suède. En 2008, la requérante a perdu son emploi. Elle affirme que, s’étant retrouvée au chômage, elle est devenue tributaire du permis de séjour de son mari, et qu’elle aurait perdu son permis si son mari était devenu chômeur ou s’ils avaient divorcé.

2.2Vivant au Nigéria, la belle-mère de la requérante elle a insisté pour que les filles subissent des mutilations génitales féminines. À la suite d’une visite familiale au Nigéria en 2010, le mari de la plaignante a également commencé à insister. Comme la requérante refusait, il est devenu agressif et lui a infligé des sévices. La requérante fait valoir que, à une date non précisée, elle a informé les services de protection sociale italiens de cette situation ; qu’on lui a dit qu’un accord devait être conclu personnellement avec son mari ; et qu’elle n’a pas dénoncé les sévices de son ex-mari de peur de perdre son permis de séjour, et parce qu’elle ne pensait pas que les autorités italiennes lui viendraient en aide. En 2012, alors qu’elle était enceinte de sa troisième fille, elle a décidé de quitter son mari parce qu’elle craignait qu’il n’emmène les deux aînées au Nigéria lorsqu’elle serait hospitalisée afin d’accoucher.

2.3Le 1er septembre 2012, alors enceinte de son troisième enfant, la requérante est arrivée en Suède avec ses deux autres filles et a demandé l’asile le même jour. Elle affirmait que si ses filles étaient renvoyées au Nigéria ou en Italie, elles risquaient de subir des mutilations génitales féminines conformément aux instructions données par leur père et leur grand-mère. En outre, ses frères et sœurs qui vivaient au Nigéria avaient ainsi fait mutiler leurs propres enfants et appuyaient cette pratique. Le 3 avril 2013, l’Office suédois des migrations a rejeté la demande d’asile de la requérante. Selon cet organisme, son récit n’était ni probable ni crédible, étant donné qu’elle avait été en mesure jusqu’alors de protéger ses filles contre les mutilations génitales féminines ; qu’elle n’avait adressé de demande de protection ni aux autorités italiennes ni aux autorités nigérianes ; et qu’elle n’avait présenté aucun document écrit à l’appui de sa demande d’asile. En outre, la requérante n’avait pas de problème avec les autorités dans son pays d’origine. L’Agence des migrations a également noté que 30 % de toutes les femmes au Nigéria avaient subi des mutilations génitales ; que la pratique était très courante dans les régions méridionales du pays, parmi les ethnies Igbo et Yoruba ; que 82,4 % des victimes de mutilations génitales féminines étaient mutilées pendant leur première année, 1,6 % entre 1 et 4 ans, et 12,5 % après 5 ans ; que, selon un rapport de pays sur le Nigéria le nombre de mutilations génitales avait diminué ; et que l’État d’Edo avait interdit les mutilations génitales féminines et la loi avait criminalisé cette pratique. Dans ce contexte, l’Agence a estimé qu’il était peu probable que les filles de la requérante courent le risque d’être soumises à des mutilations génitales si elles étaient renvoyées au Nigéria, et qu’il n’était pas contraire à l’intérêt supérieur des trois enfants de les renvoyer au Nigéria, avec leur mère. En conséquence, l’Agence des migrations a donné quatre semaines à la requérante pour quitter volontairement le pays avec ses enfants.

2.4Le 25 avril 2013, la requérante a fait appel de la décision de l’Agence auprès du Tribunal des migrations. Elle a fait valoir qu’en dépit de l’interdiction des mutilations génitales féminines dans l’État d’Edo, cette pratique se poursuivait, comme le montrait l’absence d’informations faisant état de poursuites engagées pour ces actes ; que les responsables n’avaient jamais été poursuivis en raison de l’inaction de la police ; et que les autorités nigérianes ne seraient donc pas en mesure de protéger les enfants de la requérante contre les mutilations génitales féminines. Dans la mesure où toute sa famille au Nigéria pratiquait les mutilations génitales féminines, la requérante ne serait pas en mesure de protéger ses enfants. Enfin, elle a soutenu que l’Agence des migrations n’avait pas suffisamment pris en compte la vulnérabilité particulière dans laquelle se trouvaient elle‑même et ses enfants. Les enfants n’avaient jamais vécu au Nigéria et la requérante elle‑même avait quitté son pays en 2000. En cas de renvoi, elle ne disposerait d’aucun réseau professionnel et n’aurait aucun moyen pour assurer sa propre protection et celle de ses enfants.

2.5 Le 18 octobre 2013, le Tribunal des migrations a rejeté l’appel de la requérante. Le Tribunal des migrations a souligné que l’État d’Edo avait interdit les mutilations génitales féminines ; qu’un certain nombre d’organisations non gouvernementales (ONG) travaillaient dans ce domaine au niveau local ; que la pratique des mutilations génitales féminines était plus fréquente parmi les groupes ethniques Yoruba et Igbo ; et que la requérante n’avait donc pas établi que les autorités nigérianes manqueraient probablement de volonté ou d’autorité pour assurer sa propre protection et celle de ses enfants. En outre, la situation générale au Nigéria n’était pas grave au point de justifier, en elle-même, un droit à un permis de séjour en Suède.

2.6Le 5 novembre 2013, la requérante a fait appel de cette décision auprès de la Cour d’appel des migrations. Elle a fait valoir notamment que les femmes de son propre groupe ethnique et de celui de son ex-mari sont généralement mutilées au Nigéria et que les mutilations génitales féminines étaient pratiquées par sa propre famille.

2.7 Le 17 décembre 2013, la Cour d’appel des migrations a refusé de lui accorder l’autorisation de faire appel. La décision d’expulser la requérante et ses filles est devenue définitive et insusceptible de recours.

2.8 Le 8 ou le 9 juillet 2014, la requérante a demandé la suspension de la décision d’expulsion et un réexamen de son affaire à la lumière de l’évolution de la situation en matière de sécurité au Nigéria, et réaffirmé que ses trois filles seraient exposées à des mutilations génitales si elles étaient expulsées. Elle a souligné qu’elle était divorcée et élevait seule ses trois filles, et qu’elle n’avait aucune possibilité de protection de la part des autorités nigérianes. Elle a également fait valoir que ses trois filles avaient tissé des liens étroits avec la Suède.

2.9 Le 30 septembre 2014, l’Agence des migrations a rejeté la demande de la requérante relative au réexamen de son affaire. Elle a déclaré que la situation générale dans l’État d’Edo n’avait pas changé, et que le fait que deux de ses filles étaient scolarisées en Suède et que la famille participait à des activités religieuses locales ne prouvait aucunement qu’elles avaient un lien spécial avec la Suède. Enfin, elle a considéré que la situation générale des droits de l’homme avait certes empiré dans les régions du nord du pays, mais pas dans le sud, d’où était originaire la requérante. En conséquence, l’Agence des migrations a déclaré que la mesure visant à faire appliquer la décision devait être mise en œuvre.

2.10 Le 14 octobre 2014, la requérante a formé un nouveau recours fondé sur les mêmes moyens devant le Tribunal des migrations. Elle a cependant ajouté que Boko Haram avait étendu son contrôle sur le territoire du Nigéria, et qu’il y avait un risque accru de pandémie d’Ebola dans le pays.

2.11 Le 20 octobre 2014, le Tribunal des migrations a rejeté le recours au motif qu’il n’y avait pas de circonstances nouvelles liées à un risque de mutilations génitales féminines, que Boko Haram était actif principalement dans le nord du Nigéria, et que le risque de la pandémie d’Ebola ne constituait pas une nouvelle circonstance en vertu de la loi suédoise sur les étrangers.

2.12 Le 28 novembre 2014, la requérante a attaqué cette décision devant la Cour d’appel des migrations, faisant valoir que le Tribunal des migrations avait fait une mauvaise évaluation des risques causés par Boko Haram et de la crise sanitaire liée à Ebola. Les attaques de Boko Haram avaient gagné en intensité au moment de l’appel, et la situation en matière de sécurité pour les civils au Nigéria s’était détériorée depuis un an.

2.13Le 3 décembre 2014, la Cour d’appel des migrations ayant refusé de lui accorder l’autorisation de faire appel, l’ordonnance du Conseil des migrations prononçant l’expulsion de la requérante et de ses filles de l’État partie est devenue exécutoire.

Teneur de la plainte

3.1 La requérante affirme qu’en expulsant ses filles et elle-même au Nigéria, l’État partie violerait l’article 3 de la Convention car ses filles risqueraient de se voir infliger des mutilations génitales féminines, comme le souhaitent son ex-mari, son ex-belle-mère et la communauté locale en général.

3.2 L’État d’Edo, d’où la requérante est originaire, n’a jamais poursuivi les auteurs de mutilations génitales féminines. Si la requérante et ses filles sont renvoyés dans leur pays d’origine, la requérante affirme que les autorités nigérianes ne leur fourniront aucune protection, étant donné que le système de police est inefficace en cas de mutilations génitales féminines. À cet égard, la requérante souligne qu’elle n’a jamais pris contact avec les autorités nigérianes auparavant car elle n’a jamais vécu au Nigéria avec son mari ; qu’elle a informé les services de protection sociale en Italie qu’elle avait des problèmes avec son époux mais qu’ils ne l’ont pas aidée, lui suggérant simplement de résoudre ce problème familial en concluant un accord avec son mari. Elle affirme qu’un tel accord reviendrait à faire courir à ses enfants un risque de mutilations génitales féminines. En outre, en raison des activités de groupes armés tels que Boko Haram, la violence et les violations des droits de l’homme ont augmenté au Nigéria. Depuis 2012, Boko Haram a tué plus de 5 000 personnes, incendié plus de 300 écoles et privé plus de 10 000 enfants d’éducation. Si la requérante, accompagnée de ses filles, s’échappait dans une autre partie du Nigéria pour s’éloigner de son ex-mari, de sa belle-mère et de sa propre famille, elles risqueraient d’être victimes de ce groupe armé, en particulier parce qu’elles sont de confession chrétienne.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 17 juin 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il soutient que la communication est irrecevable aux motifs que la requérante et ses filles n’ont pas la qualité de victimes, et qu’elle est manifestement dénuée de fondement en vertu des paragraphes 1 et 2 de l’article 22 de la Convention.

4.2L’État partie informe le Comité que, lors de l’examen de la demande d’asile de la requérante, l’Agence suédoise pour les migrations a pris contact avec la police italienne afin de confirmer que la requérante et ses filles avaient bien résidé dans ce pays. Le 6 décembre 2012, les autorités italiennes lui ont fait savoir que la requérante était inconnue en Italie et qu’aucun visa n’avait été délivré en son nom. Étant donné que la requérante ne pouvait pas être renvoyée en Italie en vertu du Règlement de Dublin, l’Agence pour les migrations a entrepris d’examiner l’affaire. Toutefois, après un examen ultérieur plus approfondi du document par la police suédoise, il est apparu que la date de naissance de la requérante mentionnée dans la première demande était erronée. Considérant que cette erreur pouvait être la raison pour laquelle les autorités italiennes ne l’avaient pas trouvée dans leur système, une autre demande leur a été adressée. Le 13 juin 2014, la police suédoise a reçu confirmation que la requérante avait bien résidé en Italie, au moins depuis 1998, et qu’en février 2012 un permis de résidence permanent lui avait été délivré sans aucune limite de temps. En outre, ses deux premières filles disposaient également d’un permis de séjour valable en Italie, et les autorités italiennes avaient enregistré l’information concernant la naissance de sa fille cadette. Dans ce contexte, par un mémorandum du 19 décembre 2014, la police suédoise a conclu qu’il était possible de transférer la requérante et ses enfants en Italie, ou d’exécuter l’ordonnance de renvoi au Nigéria. Selon le mémorandum, la requérante a exprimé sa réticence à retourner en Italie car elle ne savait pas où elle pourrait vivre ni comment elle subviendrait aux besoins de sa famille. Elle a également affirmé qu’elle n’avait plus de relations avec son ex-mari et qu’elle ne savait pas comment entrer en contact avec lui. Dans ce contexte, les autorités suédoises soutiennent qu’il est possible de transférer la requérante et ses enfants en l’Italie, où elles ne courent aucun risque de subir un traitement contraire à la Convention. Ainsi, dès lors qu’elles ne courent plus le risque immédiat d’être expulsées au Nigéria, elles ne sont plus des victimes au sens de l’article 22 de la Convention.

4.3 L’État partie passe en revue la législation interne pertinente et souligne que l’affaire de la requérante a été examinée conformément à la loi sur les étrangers de 2005. Les dispositions de cette loi consacrent les mêmes principes que ceux figurant à l’article 3 de la Convention et, par conséquent, les autorités de l’État partie appliquent le même type de critères lorsqu’elles examinent les demandes d’asile.

4.4Au cas où le Comité jugerait la requête recevable, l’État partie affirme que la requérante n’a pas démontré qu’elle-même et ses filles courraient un risque prévisible, réel et personnel de subir un préjudice en cas de renvoi au Nigéria. Il rappelle que le risque de torture doit être apprécié en fonction d’éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons, et qu’il doit être personnel et effectif, même s’il n’est pas nécessaire de montrer qu’il est hautement probable. À cet égard, l’État partie soutient que l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives dans un pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour conclure qu’un individu risque d’être soumis à la torture à son retour dans ce pays.

4.5Des rapports sur la situation des droits de l’homme au Nigéria montrent que les mutilations génitales féminines sont courantes dans de nombreuses régions du pays. Environ 30 % des Nigérianes ont subi des mutilations génitales. Leur nombre varie considérablement d’une région à l’autre, le problème étant plus marqué dans le sud. L’État partie souligne qu’une loi nationale interdisant les mutilations génitales féminines avait été promulguée par le Gouvernement en 2015. En outre, au niveau fédéré, l’État d’Edo a également promulgué des lois contre les mutilations génitales. Ces mesures, ainsi que l’action des organisations non gouvernementales locales et internationales, ont réduit le nombre des mutilations génitales féminines pratiquées au Nigéria. L’État partie affirme également qu’il ne sous-estime pas les préoccupations concernant la situation générale des droits de l’homme au Nigéria. Cependant, cette situation ne permet pas en soi d’établir que la requérante et sa famille seraient personnellement en danger si elles étaient expulsées vers leur pays d’origine.

4.6 L’État partie ajoute que ses propres autorités sont particulièrement bien placées pour évaluer les renseignements soumis par des demandeurs d’asile et apprécier la crédibilité de leurs affirmations. Dans le cas d’espèce, tant l’Agence suédoise des migrations que le Tribunal des migrations ont procédé à des examens approfondis. L’Agence suédoise des migrations a eu un entretien approfondi avec la requérante, entretien qui s’est déroulé en présence d’un avocat et d’un interprète, que la requérante a confirmé bien comprendre. La requérante a aussi eu la possibilité de présenter son cas par écrit à l’Agence des migrations et au Tribunal des migrations. Pendant toute la procédure d’asile, elle était représentée par un conseil. L’Agence des migrations et le Tribunal des migrations disposaient de renseignements suffisants pour pouvoir procéder à une évaluation du risque bien informée, transparente et raisonnable. À la lumière des éléments dont ils étaient saisis, ils ont conclu que le retour de la requérante et de ses filles au Nigéria n’entraînerait pas une violation de l’article 3 de la Convention. Rien ne permet de conclure que les décisions des autorités étaient infondées ou arbitraires. L’État partie fait en outre valoir que le Comité n’est pas un organe d’appel et qu’il convient d’accorder un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné.

4.7 L’État partie note que la requérante n’a pas contacté les autorités de police au Nigéria pour les informer des menaces de mutilations génitales féminines que son ex-mari et son ex-belle-mère faisaient peser sur ses filles, et que les informations relatives au pays ne corroborent pas son point de vue selon lequel une personne sollicitant la protection de la police en raison de menaces de mutilations génitales féminines ne reçoit aucune aide. Cette situation, conjuguée au fait que la requérante n’a eu aucun problème auparavant avec les autorités nigérianes, montre que l’intéressée n’a pas démontré de manière plausible que les autorités chargées de l’application des lois au Nigéria n’ont pas la volonté ou la capacité de fournir une protection à la requérante et à ses filles.

4.8L’État partie fait également observer que, dans sa décision, l’Agence des migrations a déclaré que l’expulsion sera exécutée en envoyant la requérante au Nigéria, si elle ne peut pas établir qu’un autre pays serait disposé à l’accueillir. Dans ce contexte, il soutient que si une personne peut se conformer à la décision d’expulsion des autorités en se rendant dans un autre pays où elle sera admise, l’intéressée a l’obligation de le faire. Puisque, selon le mémorandum de la police suédoise du 19 décembre 2014, la requérante et ses deux premières filles ont des permis de résidence permanente en Italie, elles peuvent retourner dans ce pays. Le mémorandum précise en outre que la requérante n’a pas indiqué avoir contacté les autorités italiennes pour demander leur protection. D’après les informations disponibles, l’Italie a des dispositions pénales spécifiques pour lutter contre les mutilations génitales féminines, et un nombre important de recours existent en vertu du droit italien lorsqu’il y a un risque s’agissant de ces pratiques.

4.9En conclusion, l’État partie réaffirme que la requérante n’a pas démontré qu’il existe des motifs sérieux de croire que ses filles et elle-même risqueraient personnellement d’être soumises à la torture si elles étaient renvoyées au Nigéria ou en Italie. Partant, leur expulsion vers le Nigéria ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 5 janvier 2016, la requérante a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie et a réitéré ses allégations précédentes.

5.2Elle soutient que son permis de séjour permanent en Italie est rattaché à celui de son ex-mari et que, l’État partie n’ayant pas demandé à l’Italie d’accepter son transfert et celui de ses filles, on ignore si l’Italie va accepter qu’elle et ses filles séjournent en Italie.

5.3Même si le permis de séjour permanent de la requérante en Italie était indépendant de celui de son ex-mari, il est douteux que l’Italie accepterait de les accueillir elle et ses filles, étant donné que le titulaire d’un permis de séjour longue durée de la Communauté européenne doit démontrer qu’il dispose d’un revenu suffisant pour subvenir à ses besoins et à ceux des membres de sa famille. Selon le droit italien, le permis de séjour peut être révoqué si le porteur ne remplit plus les conditions requises pour sa délivrance. Étant donné que la requérante n’a plus de revenu en Italie, elle risquerait de voir son permis révoqué et d’être renvoyée au Nigéria avec ses filles.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Le 26 avril 2016, l’État partie a présenté une communication complémentaire et réitéré ses observations précédentes. Il a noté que rien dans les observations de la requérante ne donne à penser que ses deux premières filles et elle-même ne disposent plus d’un permis de séjour valable en Italie. L’affirmation de la requérante selon laquelle ces permis peuvent être révoqués dans certaines circonstances ne permet pas de conclure qu’elle-même et ses filles ne sont pas en mesure de retourner en Italie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2 Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication sans s’être assuré que la requérante a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que l’État partie a reconnu en l’espèce que tous les recours internes avaient été épuisés. En conséquence, la requête remplit les conditions de recevabilité énoncées au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la requérante et ses filles mineures ne doivent pas être considérées comme des victimes au sens de l’article 22 de la Convention, dans la mesure où elle-même et deux de ses filles sont titulaires d’un permis de séjour valable en Italie. Elles peuvent donc être transférées dans ce pays et, de ce fait, ne sont donc pas en danger immédiat d’être renvoyées au Nigéria. Le Comité note que, dans la présente requête, il est appelé à déterminer si le renvoi de la requérante et de ses filles mineures au Nigéria constituerait une violation de la Convention ; si la décision de l’Office des migrations du 3 avril 2013 qui a ordonné leur expulsion au Nigéria a été par la suite confirmée par le Tribunal des migrations et la Cour d’appel des migrations ; et si cette ordonnance est valide et exécutoire si la requérante et ses filles ne quittent pas l’État partie de leur plein gré. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les observations de l’État partie sur la possibilité de renvoyer la requérante en Italie ne peut pas être dissociée des autres griefs de la requérante au titre de l’article 3 de la Convention. En conséquence, le Comité estime que la requête remplit les conditions de recevabilité énoncées au paragraphe 1) de l’article 22 de la Convention.

7.4Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les griefs que la requérante tire de l’article 3 de la Convention sont manifestement dénués de fondement. Il considère cependant que l’argument invoqué par l’État partie à l’appui de la non-recevabilité est intimement lié au fond de l’affaire et devrait donc être examiné à ce stade. Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2 En l’espèce, le Comité doit déterminer si, en renvoyant la requérante au Nigéria, l’État partie manquerait à l’obligation qui lui est faite par l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il existe des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait d’être personnellement victime de torture à son retour au Nigéria. Pour évaluer ce risque, le Comité doit tenir compte de tous les éléments pertinents, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, y compris de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressée court personnellement un risque prévisible et réel d’être victime de torture dans le pays où elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante d’établir qu’une personne donnée serait en danger d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ;il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 1 (1997) sur l’application de l’article 3 de la Convention, dans laquelle il est dit que l’existence du risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. S’il n’est pas nécessaire de démontrer que le risque couru est hautement probable (par. 6), le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe généralement au requérant, qui doit présenter des arguments défendables montrant qu’il court un risque prévisible, réel et personnel. Si, comme il l’a indiqué dans son observation générale no1, le Comité peut apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire, il accorde néanmoins un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé (par. 9).

8.5 Le Comité prend note des allégations de la requérante selon lesquelles, si elle était expulsée au Nigéria, ses filles mineures seraient soumises à des mutilations génitales sur les instructions de son ex-mari, de son ex-belle-mère ou de sa propre famille. La requérante affirme que, à la suite d’une visite à la famille au Nigéria en 2010, sa belle-mère et son ex-mari ont insisté sur le fait que les filles devaient subir des mutilations génitales féminines ; que pour protéger ses filles elle a quitté l’Italie, où elle vivait avec son mari, pour aller en Suède en 2012 ; qu’en dépit de l’interdiction des mutilations génitales féminines dans l’État d’Edo, cette pratique se poursuit ; et que les femmes appartenant à son groupe ethnique ou à celui de son ex-mari seraient mutilées au Nigéria. Elle affirme également qu’elles ne seraient pas en mesure de fuir vers d’autres régions du pays et d’y établir leur résidence en raison de la situation des droits de l’homme au Nigéria et, en particulier, de la violence provoquée par Boko Haram. La requérante soutient en outre que son renvoi en Italie n’est pas envisageable pour elle (voir par. 5.2 et 5.3 ci-dessus) et que, l’État partie n’ayant pas demandé à l’Italie d’accepter son transfert et celui de ses filles, on ignore si l’Italie va accepter qu’elle et ses filles séjournent dans le pays.

8.6 Le Comité prend également note des arguments de l’État partie que ses autorités, y compris le Tribunal des migrations et la Cour d’appel des migrations, ont examiné de manière approfondie les allégations de la requérante lors de l’examen de sa demande d’asile, estimant que son récit n’était pas plausible dans la mesure où elle n’a fourni aucune preuve à l’appui de ses allégations. En outre, elle a été en mesure de protéger ses filles contre les mutilations génitales féminines jusqu’à présent et n’a eu aucun incident personnel dans son pays d’origine. Elle n’a pas non plus signalé les menaces alléguées de mutilations génitales féminines à la police nigériane ou demandé sa protection. L’État partie affirme également qu’il ne sous-estime pas les préoccupations concernant la situation générale des droits de l’homme au Nigéria. Cependant, cette situation ne permet pas en soi d’établir que la requérante et ses filles seraient personnellement en danger si elles étaient expulsées vers leur pays d’origine. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la requérante et deux de ses filles détiennent un permis de séjour valide en Italie ; qu’elles peuvent s’installer dans ce pays ; et qu’elles ne courraient pas le risque de subir des mutilations génitales en Italie et seraient en mesure de demander une protection aux autorités italiennes, en cas de besoin.

8.7 Le Comité rappelle que les mutilations génitales causent aux victimes des lésions physiques permanentes et de graves souffrances psychologiques qui peuvent durer toute leur vie, et il considère que la pratique consistant à soumettre une femme à des mutilations génitales est contraire aux obligations découlant de la Convention.

8.8 En l’espèce, le Comité relève qu’il n’est pas contesté que la requérante appartient à l’ethnie Esan ; qu’elle a vécu dans l’État d’Edo, dans le sud du Nigéria, pendant plus de deux décennies ; que son ex-mari est d’Uromi ; qu’en dépit de la législation réprimant les mutilations génitales féminines, celles-ci sont pratiquées à travers le Nigéria par divers groupes ethniques ; et qu’environ 30 % des femmes ont été victimes de mutilations génitales féminines. La requérante affirme que les autorités de l’État partie n’ont pas pris dûment en considération le risque qu’elle et ses filles courraient en cas de renvoi au Nigéria étant donné que les autorités dans leur pays d’origine ne seraient pas en mesure de leur fournir une protection. Ses griefs sont principalement fondés sur le fait qu’il n’existe pas d’informations concernant des personnes qui ont été poursuivies dans l’État d’Edo pour la pratique des mutilations génitales féminines. Toutefois, d’après les rapports cités par les parties ainsi que les informations relevant du domaine public, au Nigéria la plupart des victimes sont soumises aux mutilations génitales féminines avant leur premier anniversaire, la pratique des mutilations génitales féminines varie considérablement d’un groupe ethnique à l’autre, et elle demeure très répandue dans les régions méridionales parmi les groupes ethniques Igbo et Yoruba. Compte tenu de ce qui précède, le Comité constate que la requérante n’a pas démontré que les mutilations génitales féminines sont pratiquées par des membres du groupe ethnique de son ex-mari ou de son propre groupe ethnique, ce qui constituerait pour ses filles mineures un risque réel et personnel de violation de l’article premier de la Convention. En outre, bien qu’elle ait vécu plus de deux décennies au Nigéria, elle n’a en aucune façon allégué avoir personnellement subi ou risqué de subir des mutilations génitales dans son pays d’origine.

8.9Le Comité fait par ailleurs observer que, bien que les autorités de l’État partie aient conclu que la requérante et ses filles n’avaient pas droit au statut de réfugié ou à une protection subsidiaire, par sa décision du 3 avril 2013, confirmée par le Tribunal des migrations et la Cour d’appel des migrations, l’Agence des migrations a ordonné leur expulsion vers le Nigéria si elles ne pouvaient pas établir qu’un autre pays accepterait de les accueillir. Il relève également que, d’après le mémorandum de la police suédoise du 19 décembre 2014, qui figure dans le dossier, après que la demande d’asile de la requérante eut été finalement rejetée le 13 juin 2014, les autorités italiennes, par le biais de l’Organisation internationale de police criminelle (INTERPOL), ont informé la police suédoise que la requérante et deux de ses filles étaient titulaires de permis de séjour permanent valides en Italie, sans aucune limite de temps. La requérante n’a pas réfuté cette information et n’a pas expliqué de manière convaincante pourquoi elles ne pouvaient pas retourner en Italie et y résider. Au contraire, elle a affirmé de façon générale que son permis de séjour en Italie était rattaché à celui de son ex-mari et que, même si son permis de résidence était indépendant de celui de son mari, elle risquerait de voir son permis de séjour révoqué, étant donné qu’elle ne serait pas en mesure de démontrer qu’elle a un revenu suffisant pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses filles. En outre, aucune des informations fournies par les parties n’indique qu’après leur retour en Italie, la requérante et ses filles mineures pourraient courir un risque réel et personnel de mutilations génitales féminines en Italie, ou que les autorités ne seraient pas en mesure de les protéger ou n’auraient pas la volonté de le faire. Le Comité note également que l’Italie est partie à la Convention ; qu’elle a fait une déclaration au titre de l’article 22 ; et que les conclusions actuelles n’empêchent pas l’auteur de déposer une plainte contre l’Italie ultérieurement si elle estime que ses droits ont été violés par cet État partie.

8.10Compte tenu des considérations qui précèdent, et sur la base de toutes les informations soumises par les parties, le Comité considère que la requérante n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour lui permettre de conclure que son renvoi et celui de ses filles en Italie ou dans leur pays d’origine leur ferait courir un risque prévisible, réel et personnel d’être soumises à un traitement contraire à l’article premier de la Convention. Le Comité est toutefois convaincu que l’État partie donnera à la requérante un délai raisonnable pour lui permettre de quitter le pays de son plein gré, accompagnée de ses enfants mineurs.

9.En conséquence, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante et de ses trois filles mineures en Italie ou au Nigéria ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention par l’État partie.