Communication présentée par :

R. P. B. (représentée par les conseils Evalyn G. Ursua et Maria Karla L. Espinosa)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Philippines

Date de la communication :

23 mai 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 26 août 2011 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

21 février 2014

Annexe

Constatations du Comité pour l’éliminationde la discrimination à l’égard des femmes au titredu Protocole facultatif à la Convention sur l’éliminationde toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (cinquante-septième session)

Communication no 34/2011, R.P.B. c. Philippines*

Présentée par :

R. P. B. (représentée par les conseils Evalyn G. Ursua et Maria Karla L. Espinosa)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Philippines

Date de la communication :

23 mai 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 26 août 2011 (non publiée sous forme de document)

* Les membres du Comité ci-après ont participé à l’examen de la présente communication : Ayse Feride Acar, Nicoline Ameline, Barbara Bailey, Olinda Bareiro-Bobadilla, Niklas Bruun, Náela Gabr, Hilary Gbedemah, Nahla Haidar, Yoko Hayashi, Ismat Jahan, Dalia Leinarte, Violeta Neubauer, Theodora Nwankwo, Pramila Patten, Maria Helena Pires, Biancamaria Pomeranzi, Patricia Schulz, Dubravka Šimonović et Xiaoqiao Zou .

Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, créé en vertu de l’article 17 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes,

Réuni le 21février 2014

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 3 de l’article 7du Protocole facultatif

L’auteur de la communication est R. P. B., ressortissante philippine née en 1989. Elle prétend avoir été victime d’une violation par l’État partie de l’article 1 et des alinéas c, d et f de l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Elle est représentée par les conseils Evalyn G. Ursua et Maria Karla L. Espinosa. La Convention et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour les Philippines le 4 septembre 1981 et le 12 février 2004, respectivement.

Rappel des faits présentés par l’auteur

L’auteur est issue d’une famille pauvre de sept enfants de la banlieue du Grand Manille. Comme deux de ses frères, elle est sourde-muette. Le 21 juin 2006, vers 4 heures du matin, l’auteur, qui avait alors 17 ans, a été violée par J., un voisin de 19 ans, dans sa propre maison. Le même jour, vers 10 heures du matin, l’auteur a informé la police de l’incident. Elle était assistée de sa sœur R., qui a interprété pour elle en langue des signes. L’auteur a été interrogée par un agent de police de sexe masculin, en contradiction avec la loi no 8505 de la République, qui exige que pareil interrogatoire soit mené par un agent de sexe féminin. L’agent de police a établi un affidavit en philippin et demandé à l’auteur et à sa sœur de le contresigner. L’auteur dit ne pas comprendre l’affidavit parce que le système éducatif des sourds est presque exclusivement fondé sur l’anglais écrit. Toutefois, on ne lui a pas fourni d’interprète pour traduire l’affidavit du philippin en anglais. Le même jour, vers 11 h 30, la police a arrêté J. et l’a amené au commissariat de police. Ce même jour encore, l’auteur a subi un examen médical dans le laboratoire de police scientifique de la PNP de Camp Crame à Quezón City. Sa sœur lui a servi d’interprète. Le rapport médico-légal faisait état d’abus sexuel présumé, avec indication de l’heure, de la date et du lieu. Il disait aussi qu’il y avait eu récemment pénétration brutale des labia minora et de la fourchette vulvaire.

Le 4 juillet 2006, le tribunal régional de première instance de Pasig City, du Grand Manille, a été saisi de l’affaire. L’auteur de l’acte a été accusé de viol qualifié « aggravé par le fait qu’il y a eu trahison, abus de force supérieure, concours de la nuit et du lieu de résidence », en vertu du paragraphe 1 a) de l’article 266-A et du paragraphe 6 10) de l’article 266-B du code pénal révisé de 1930 ainsi que du paragraphe a) de l’article 5 de la loi no 8369 de la République. Il a été établi que le viol a été commis « par usage de la force, de la menace et d’intimidation contre l’auteur, une mineure, dont le handicap physique et le fait d’être sourde-muette étaient connus de l’accusé lorsque le crime a été commis ». L’accusé a plaidé non coupable.

L’auteur avance que l’audition prévue pour 2006n’a pas eu lieu faute de disponibilité des témoins à charge. C’est seulement le 15 janvier 2007 que le premier témoin à charge, la mère de l’auteur, a témoigné devant le tribunal. D’autres audiences ont été prévues pour le 13 février, le 22 août et le 6 novembre 2007. Faute d’interprètes pour justiciables sourds, l’interprétation s’est faite exclusivement par appel à une organisation non gouvernementale, le Centre philippin d’assistance aux sourds (PDRC). Le 24 septembre 2007, le tribunal a fixé une nouvelle audience au 6 novembre 2007 « étant entendu que l’accusation fournira un interprète détaché du PDRC pour la plaignante qui est sourde et muette ». L’auteur dit que la lenteur de la correspondance du Centre avec le tribunal a contribué aussi à celle du procès.

Le 19 août 2008, l’auteur a témoigné devant le tribunal. Elle était assistée par un procureur alors que sa mère l’avait été par une procureure le 15 janvier 2007. L’accusation n’a présenté que l’auteur et sa mère comme témoins, la défense l’accusé seulement sans preuves documentaires. L’accusation et la défense sont tombées d’accord pour s’en remettre aux faits admis découlant des témoignages proposés par les deux autres témoins de l’accusation − l’agent médico-légal qui avait examiné l’auteur après l’incident et un agent de police qui avait répondu à la plainte déposée par l’auteur et arrêté J. − sans les présenter devant le tribunal.

Le 31 janvier 2011, le tribunal régional de première instance de Pasig City a acquitté J. Le tribunal s’est fondé sur les trois principes suivants tirés de la jurisprudence de la Cour suprême : a) l’accusation de viol est facile, mais il est difficile de la prouver, et encore plus difficile pour l’innocent de la réfuter; b) la nature du crime de viol, qui en général ne met en cause que deux personnes, oblige à prendre les dires de la plaignante avec la plus grande prudence; c) les éléments à charge doivent être appréciés selon leur valeur propre et non tirer leur force de la fragilité des preuves à décharge. Le tribunal a mis en doute la crédibilité du témoignage de l’auteur et estimé qu’elle n’avait pas réussi à prouver qu’il n’y avait pas eu consentement à l’acte sexuel. Le tribunal a noté en particulier que « le comportement général de l’auteur durant son épreuve défie toute compréhension et la conduite normale d’un être humain confronté à ce genre de situation ». Il a en outre fait observer qu’« il n’y avait eu usage ni de force ni d’intimidation de la part de l’accusé. Il n’avait pas été fait usage de force physique pour venir à bout de la prétendue résistance de R. Elle n’avait été bâillonnée d’aucune manière. À l’exception du fait qu’elle se serait débattue et qu’elle aurait manifesté de la colère, l’accusation n’a pas réussi à prouver que R. avait perdu sa liberté de mouvement ou qu’elle avait dû céder à l’intimidation. Même empêchée d’utiliser ses bras, elle n’avait pas été menacée de blessures corporelles ou physiques qu’aurait pu causer l’usage de tout objet ou instrument que l’accusé aurait pu employer afin de donner vraiment l’impression qu’elle s’exposait, en résistant, à des blessures corporelles graves. C’est une règle bien établie que lorsque la victime est menacée de blessures corporelles, comme lorsque le violeur est muni d’une arme meurtrière […], il y a intimidation. » Le tribunal a noté par ailleurs que « le comportement de l’auteur n’était pas celui d’une Philippine ordinaire à laquelle son instinct dicte de rassembler tout ce qu’elle a de force et de courage pour parer à toute tentative d’atteinte à son honneur et à sa pureté. […] Il n’est pas naturel qu’une personne menacée de viol […] ne fasse pas ne serait-ce qu’une faible tentative de se dégager malgré la myriade de possibilités qu’elle aurait de le faire. » Elle aurait notamment pu essayer de s’échapper et d’appeler au secours, car « le fait d’être sourde-muette ne l’empêchait pas de faire du bruit »; elle « aurait pu gifler, frapper l’accusé, lui donner des coups de pied et le repousser » pendant qu’il essayait de la déshabiller, dans la mesure où elle était physiquement en état de lui résister; en outre, ses vêtements étaient intacts, ce qui ne dénote aucune résistance de sa part.

En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’auteur affirme que l’acquittement met un point final à la procédure pour la victime. Le droit philippin ne lui permettrait pas de se pourvoir en appel contre la décision d’acquittement en raison du principe de l’autorité de la chose jugée, selon lequel nul ne peut être jugé deux fois à raison des mêmes faits. Si le recours extraordinaire en certiorari prévu par l’article 65 du Règlement intérieur révisé de la Cour est effectivement offert dans certaines circonstances en cas d’acquittement, l’auteur fait valoir que les conditions requises ne sont pas remplies en l’espèce. Tout d’abord, il faut prouver que la décision du tribunal est annulée par une erreur de compétence ou un défaut de compétence. Ensuite, ce recours ne peut être exercé que par le ministère public philippin, mais pas par la victime elle-même. En troisième lieu, le ministère public aurait dû se pourvoir dans les soixante jours suivant la date de l’acquittement, mais il ne s’est pas prévalu de cette possibilité.

L’auteur explique enfin que la question n’a pas été examinée et n’est toujours pas en train d’être examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

L’auteur prétend que la décision du tribunal régional de première instance de Pasig City était discriminatoire au sens de l’article premier de la Convention par rapport aux recommandations générales nos 18 et 19 du Comité parce que cela représente pour elle un déni de justice. Tout d’abord, le tribunal n’avait pas évalué les éléments de preuve et n’avait pas non plus appliqué le droit avec discernement et avec toute la diligence voulue. Ensuite, il s’est fondé sur des mythes et stéréotypes sexistes. Enfin, il a omis de situer le viol dans le contexte de sa vulnérabilité comme jeune fille sourde-muette. L’auteur prétend que l’État partie ne lui a pas donné accès à un tribunal national compétent qui aurait dû la protéger contre la discrimination, violant ainsi ses obligations en vertu des alinéas c, d et f de l’article 2 de la Convention.

En ce qui concerne l’évaluation des éléments de preuve et l’application du droit, l’auteur avance que le tribunal a fait comme s’il ne l’avait pas entendue déclarer à plusieurs reprises qu’elle s’était débattue, qu’elle avait crié et fait du bruit pendant qu’elle était agressée par l’accusé. Il n’a pas considéré qu’elle avait perdu sa liberté de mouvement et a fait fi de ses dires concernant le fait que l’accusé était très fort et qu’il n’y avait rien sur la table qu’elle aurait pu utiliser pour le frapper. Le tribunal n’a fait aucun cas du témoignage de sa mère, selon laquelle elle avait été réveillée par du bruit provenant de l’endroit où sa fille se faisait violer.Il s’est fondé sur une jurisprudence d’un autre temps, en particulier sur une décision rendue en 1972 par la Cour suprême selon laquelle il faut qu’il y ait force ou intimidation pour qu’il y ait viol, décision selon laquelle « la force ou l’intimidation doivent être de nature à susciter la peur de conséquences dangereuses ou de blessures corporelles graves de nature à paralyser la capacité de résistance de la victime ». Par contre, conformément à la règle prescrite dans l’article 266-D du Code pénal révisé (voir loi de la République no 8353), « Tout acte physique de la part de la partie offensée manifestant sa volonté de résister à l’acte de viol, ou toute situation où la partie offensée est mise dans l’impossibilité de donner un consentement valide, peut être accepté comme élément de preuve. » C’est pourquoi le tribunal aurait dû considérer que le fait que l’auteur est une mineure sourde s’apparente à des situations où la victime est incapable de donner un consentement valide et ajouter foi à son témoignage selon lequel elle n’avait pas donné son consentement et avait résisté aux avances de l’accusé.

En ce qui concerne les mythes et stéréotypes sexistes, l’auteur dit que son cas illustre la discrimination systémique dont font l’objet les victimes de violence sexuelle dans le système judiciaire philippin. Elle prétend que ces mythes et stéréotypes constituent de la discrimination à l’égard du sexe féminin en ce qu’ils représentent une charge particulière de la preuve imposée aux femmes dans un procès pour viol. La crédibilité de la plaignante dans le cas d’un viol repose principalement sur un type de comportement dont une victime philippine de viol devrait, selon les tribunaux, faire preuve. Les femmes qui répondent aux stéréotypes sont jugées crédibles alors que les autres rencontrent suspicion et incrédulité, ce qui conduit à l’acquittement de l’accusé. L’auteur avance que le tribunal a été guidé par des stéréotypes et mythes du genre de ceux qui ont été invoqués dans l’affaire Vertido c. Philippines, bien que la décision, dans son cas, ait été rendue plusieurs mois après l’adoption des constatations du Comité dans Vertido .

L’auteur avance que les mythes et stéréotypes sexistes ci-après ont été invoqués par le tribunal dans son cas. Le premier mythe et stéréotype est que la victime doit avoir employé tous les moyens concevables pour échapper ou résister aux avances de l’accusé et il faut que la preuve en soit donnée, par exemple, par des vêtements déchirés. L’auteur avance que la décision est discriminatoire du fait qu’elle exige que la victime fasse preuve d’une « norme raisonnable de comportement humain » dans une affaire de viol et du fait qu’elle écarte toute la gamme de réactions comportementales que peuvent avoir des victimes menacées de viol, en particulier s’il s’agit d’une handicapée. Par ailleurs, en limitant la preuve d’une lutte à l’existence de vêtements déchirés, on exclut de la protection les victimes qui ont été soumises à des types de coercition autres que physiques que les violeurs exploitent pour les subjuguer.

Le deuxième mythe et stéréotype veut que seule la force physique ou l’utilisation d’une arme mortelle peut montrer que la victime ne consent pas aux avances du violeur. L’auteur affirme que le tribunal n’a pas retenu d’autre preuve d’absence de consentement. La conclusion du tribunal est discriminatoire à l’égard de victimes qui ont été soumises à des forces autres que physiques, à des menaces ou à de l’intimidation ou qui, comme l’auteur, ont été mises dans des situations équivalentes.

Le troisième mythe et stéréotype veut qu’une victime philippine de viol « rassemble toute sa force et tout son courage pour s’opposer à toute tentative d’atteinte à son honneur et à sa pureté ». L’auteur conteste qu’on attende ainsi d’une victime qu’elle se débatte pour montrer son absence de consentement, par exemple en giflant le violeur, en lui donnant des coups de poing ou de pied ou en le repoussant. Le tribunal a constaté que l’auteur ne l’a pas fait et c’est pourquoi il a considéré sa plainte pour viol peu crédible. D’après l’auteur, pareil raisonnement dénie la protection du droit à des victimes qui ne se conforment pas à ce stéréotype et blâme la victime d’avoir utilisé des moyens insuffisants ou inappropriés pour éviter le viol.

Par ailleurs, l’auteur prétend que près de trente ans depuis que les Philippines ont ratifié la Convention et après que le Comité a constaté qu’il y avait eu violation de ladite Convention et fait des recommandations à ce sujet, la persistance d’hypothèses, mythes et stéréotypes discriminatoires dans la jurisprudence continue à placer les victimes de viol dans une situation juridiquement désavantageuse et réduit considérablement, quand elle ne les leur ôte pas, leurs chances d’obtenir réparation pour le mal qui leur a été fait. Compte tenu de ce qui précède et eu égard à l’affaire Vertido, l’auteur avance que l’utilisation de mythes et stéréotypes sexistes par le tribunal l’a privée du droit de soumettre son cas à un tribunal compétent, ce qui constitue de la discrimination au sens de l’article premier de la Convention en rapport avec les Recommandations générales 18 et 19 du Comité.

L’auteur prétend que l’État partie n’a pas reconnu ses droits à cause de son handicap et de son sexe, violant ainsi les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Tout d’abord, le tribunal n’a pas seulement rendu un jugement en sa défaveur sur la base de mythes et stéréotypes sexistes, il a aussi fait preuve, dans son argumentation, d’un préjugé qui lui était défavorable en tant que mineure sourde. Il a considéré l’auteur comme un témoin peu digne de foi et a de ce fait acquitté l’accusé en dépit du fait qu’il n’y avait rien dans la charge de nature à infirmer ses dires, si ce n’est les simples dénégations de l’accusé et les idées sexistes du tribunal concernant la manière dont une Philippine ordinaire, indépendamment du fait qu’il s’agissait d’une mineure qui était sourde, était censée se conduire dans pareille situation. D’après l’auteur, cela témoigne d’une ignorance grossière de la situation des femmes et des filles qui sont sourdes et montre bien que les Philippines ont failli, en tant qu’État partie à la Convention relative aux droits des personnes handicapées, à l’obligation d’assurer une formation appropriée aux personnes chargées de l’administration de la justice pour veiller à ce que les personnes handicapées puissent avoir accès à la justice. L’auteur avance par ailleurs que les femmes sourdes, surtout les filles, occupent une place difficile dans la société philippine, étant désavantagées à la fois par rapport aux hommes (hommes atteints ou non d’un handicap, notamment de surdité) et par rapport aux femmes (femmes non atteintes ou atteintes d’un handicap autre que de surdité). En outre, les femmes et les filles sourdes qui sont victimes de violence sexuelle pâtissent souvent d’être pauvres et de ne pas avoir reçu une éducation de type scolaire. Le tribunal n’a eu cure de cette réalité − pourtant reconnue par les États parties à la Convention relative aux droits des personnes handicapées − que « les femmes et les filles qui sont handicapées sont souvent plus exposées, tant chez elles que dehors, à la violence, aux blessures, au délaissement, à la maltraitance et à l’exploitation » et qu’elles sont « sujettes à de multiples formes de discrimination ». En particulier, en déclarant que « le fait d’être sourde-muette ne l’empêche pas de faire du bruit [ou…] de résister à l’agression », le tribunal n’a pas seulement rejeté l’assertion de l’auteur selon laquelle elle avait fait du bruit et manifesté son objection aux avances sexuelles, mais il a aussi fait preuve de discrimination dans l’attente d’une réaction type de la part d’une mineure sourde. L’auteur affirme que la déclaration du tribunal normalise sa situation pourtant particulièrement difficile et lui refuse l’aménagement raisonnable de ne pas la soumettre aux mêmes normes que les personnes qui entendent. Ces normes, utilisées dans les cas de violence sexuelle, constituent des stéréotypes sexistes et sont discriminatoires pour les femmes.

L’auteur prétend que l’existence de graves insuffisances et irrégularités dans l’enquête de la police constitue une discrimination. Tout d’abord, elle n’a pas pu bénéficier d’une interprétation en langue des signes pendant l’enquête de la police et au cours d’un certain nombre d’audiences, y compris durant le prononcé du jugement, en violation de l’article 3, section 1, de la Constitution des Philippines de 1987, et de l’article 21, paragraphe b), de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Ainsi, il n’y a eu d’interprète-relais sourd et d’interprète entendant que lors des audiences du 19 août 2008 et du 1er avril 2009. L’auteur prétend que le tribunal n’a pas officiellement engagé ou convoqué les interprètes pour les besoins de la procédure. L’interprète n’assisterait à l’audience que lorsqu’il est contactée par la famille de l’auteur ou que s’il lui arrivait en cours d’audience d’être informée de la date de l’audience suivante. L’interprète n’a pas assisté à l’audience quand l’acquittement a été prononcé, n’en ayant été informée que peu de temps avant l’audience par la famille de l’auteur. L’auteur fait valoir par ailleurs que, quand elle a témoigné, la transcription n’a pas totalement rendu compte de toute la communication entre l’auteur et les interprètes et que le tribunal n’a pas pris de mesures pour en assurer l’exactitude. En outre, la transcription n’a été certifiée conforme que par la sténographe du tribunal et non par un(e) interprète officiel(le) pour les sourds.

Ensuite, les autorités de l’État partie n’ont pas assuré de services psychosociaux, tels que conseils et thérapie, ni de mesures de protection à l’auteur en tant que victime, pourtant essentiels pour sa guérison et son rétablissement, en violation de l’article 16 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées et du droit national.

Enfin, l’auteur prétend que le tribunal a été totalement insensible au fait qu’elle est sourde, la faisant attendre de longues heures en présence de l’accusé que toutes les affaires prévues pour la journée aient été entendues avant d’en arriver à la sienne, de sorte qu’il restait très peu de temps pour l’audience, laquelle était souvent renvoyée à plus tard. Cela a beaucoup contribué à la longueur de la procédure, qui a pris plus de cinq ans, en dépit du fait que seuls l’auteur, sa mère et l’accusé ont été entendus à l’audience.

L’auteur prétend en outre que les violations susmentionnées de ses droits l’ont beaucoup affectée. Elle n’a, en particulier, pas reçu de services de conseil ou de soutien de la part des autorités après le viol et durant les cinq années de procédure bien que les autorités prétendent que ces services sont disponibles en vertu de la loi de 1998 sur l’assistance aux victimes de viol. Le manque d’assistance psychologique fait qu’il lui a été difficile de faire face à son état de victime étant donné sa jeunesse et sa situation socioéconomique. En particulier, quand elle a été violée, elle a interrompu ses études et, avec l’assistance de sa sœur, elle a été transférée au lycée de Quirino, qui est situé loin de chez ses parents. L’auteur s’est trouvée impliquée dans des affaires d’inconduite pour lesquelles elle a été quelquefois punie. Une professeure de ce lycée a décrit le comportement de l’auteur comme celui de quelqu’un de « perturbé », ce qu’elle attribuait à la violence sexuelle subie, voyant dans l’indiscipline de l’auteur, dans son esprit rebelle et sa transformation d’élève tranquille bien élevée qu’elle avait été une manière de lutter contre le traumatisme du viol. L’auteur prétend que les séances de conseils que lui a fait suivre l’école après le viol ont été inadéquats, étant conçus à l’intention de la majorité des élèves sans problème de surdité. En outre, l’auteur est confrontée à l’humiliation quotidienne de vivre à proximité du violeur, de faire l’objet de brimades et de moqueries. Sa famille, surtout sa mère, prend très mal, elle aussi, l’acquittement.

L’auteur affirme que son cas n’est pas isolé et représente une discrimination systémique. D’après les estimations non publiées du Centre philippin d’assistance aux sourds relatives à l’année 2011, une femme sourde sur trois se fait violer et de 65 à 70 % des enfants sourds subissent des attentats à la pudeur. Beaucoup des cas enregistrés traînent pendant des années et finissent par être classés ou faire l’objet d’un règlement financier. L’auteur avance que les Philippines n’ont pas de politique intégrée assurant l’égalité d’accès des sourds, en particulier des femmes et des filles, à la justice. Qui plus est, il n’y a pas de normes ou de procédures concernant l’interprétation, en particulier concernant l’interprétation judiciaire à l’intention des justiciables sourds. L’auteur fait valoir que l’absence de ces normes et procédures est discriminatoire et dangereuse, car les utilisateurs de la langue des signes qui sont sourds et les non-utilisateurs de la langue des signes qui entendent ne savent pas si l’interprétation par signes ou l’interprétation vocale est exacte et impartiale. Elle avance qu’il n’y a que deux politiques pour les affaires qui font intervenir des parties ou des témoins sourds, à savoir l’ordonnance no 59-2004 du 10 septembre 2004 et la circulaire no 104-2007 du Bureau de l’Administrateur judiciaire de la Cour suprême en date du 18 octobre 2007, qui concernent principalement la nomination d’interprètes en langue des signes et n’entrent pas dans les complexités d’interprétation entre langage parlé et langue des signes. L’auteur fait valoir que ces politiques sont également discriminatoires du fait qu’elles ne font appel à l’interprétation que lorsque la personne qui est sourde « a besoin d’être pleinement comprise », en violation du droit à l’information, qui implique le droit de comprendre et d’être compris.

L’auteur avance qu’en l’absence de toute politique officielle sur la question, la charge de répondre aux besoins des victimes sourdes est tombée sur le PDRC, organisation non gouvernementale qui recueille des données sur les cas impliquant des sourds, en particulier sur les cas de violence sexiste à l’égard de femmes sourdes. Entre 2006 et 2010, le PDRC a documenté plus de 70 cas impliquant soit une partie soit un témoin sourd et il a, entre 2006 et 2011, analysé 80 de ces cas documentés dans lesquels 28 seulement avaient des interprètes. Dans les cas où la personne sourde est la plaignante, 85 % sont des cas de viol et environ 25 % concernent des filles sourdes. Après avoir observé un certain nombre de problèmes au cours de procédures judiciaires impliquant les sourds, le Centre a lancé un projet pilote pour l’adoption d’une politique sur l’interprétation en langue des signes dans les tribunaux. En particulier, le Centre a observé les problèmes ci-après, notamment concernant des cas d’abus sexuels commis contre des mineurs sourds, de 4 à 16 ans, y compris le cas de l’auteur, un peu partout dans le pays : de nombreux tribunaux de première instance ignorent les mémorandums nos 59-2004 et 104-2007 de la Cour suprême; certains tribunaux et organismes n’autorisent pas l’interprétation en langue des signes pour une partie qui est sourde, considérant l’interprétation-relais comme « ouï-dire »; de nombreux tribunaux la considèrent comme un service rendu aux justiciables sourds, lesquels doivent trouver un interprète et payer pour ce service; certains tribunaux ne reconnaissent pas le besoin et d’un interprète-relais sourd et d’un interprète entendant; il n’existe pas de dispositions pour l’interprétation en langue des signes à d’autres stades de la procédure, comme l’enquête; faute de formation juridique officielle d’interprètes pour les sourds, certains interprètes ne sont pas suffisamment compétents.

L’auteur souligne que le personnel chargé de l’administration de la justice manque de savoir et de compétences pour s’occuper des affaires de femmes et d’enfants handicapés, comme les victimes sourdes de violence sexuelle. Elle estime que c’est là un problème grave qui se pose aux autorités nationales. Elle fait remarquer que, bien que l’Académie philippine de justice ait organisé des ateliers sur la Convention et une formation à la façon d’éviter le sexisme, aucun d’entre eux n’a porté sur les besoins et problèmes spécifiques des femmes et des filles handicapées.

L’auteur demande au Comité de considérer qu’elle a été victime de discrimination en tant que jeune fille sourde victime de viol faute pour l’État partie de remplir les obligations que lui font la Convention et autres instruments relatifs aux droits de l’homme. Elle invite le Comité à recommander que l’État partie lui offre réparation en rapport avec le dommage physique, mental et social qui lui a été causé et avec la gravité de la violation de ses droits. Elle demande aussi que l’État partie lui assure gratuitement des services de conseils et de thérapie, y compris d’interprétation en langue des signes, une éducation sans obstacles avec interprétation et des possibilités d’emploi à l’issue des études. Elle demande aussi pour sa famille des services gratuits de conseils psychologiques en application de la loi no 8505, article 3 e), de la République malgré l’absence d’un centre public d’urgence en cas de crise dans le Grand Manille.

L’auteur demande aussi au Comité de recommander que l’État partie prenne des mesures dans le cadre de ses branches judiciaire, législative et exécutive, dans le droit fil de celles requises dans l’affaire Vertido c. Philippines et en mettant particulièrement l’accent sur la conjonction sexe, handicap et âge. Elle lui demande aussi d’adopter une loi imposant l’emploi de l’interprétation dans toutes les procédures judiciaires, quasi judiciaires et d’enquête ainsi que dans les audiences publiques faisant intervenir des personnes sourdes, de veiller à ce que les problèmes résultant de l’effet combiné du genre, du handicap et de l’âge soient pris en considération dans les programmes et services des organismes compétents de l’État partie, d’établir un service d’appel d’urgence pour violence sexuelle contre des personnes sourdes par la mise en place de sites pour envoi de SMS accessibles dans tout le pays, de rendre obligatoire l’établissement d’un système professionnel d’interprétation avec pour priorités des compétences en droit et en santé mentale, de reconnaître le langage philippin des signes comme langue nationale des signes, d’inscrire la violence sexuelle aux programmes des collèges et universités, d’exiger que les écoles qui ont des programmes spéciaux pour filles et femmes sourdes proposent des activités d’orientation et de conseils pleinement accessibles, et d’engager des conseillers sourds, de prévoir une éducation, pleinement accessible et adaptée à l’âge, sur la sexualité et les spécificités de chaque sexe, d’ordonner à l’Université des Philippines d’instituer un programme national sur l’interprétation en langue des signes, y compris le recours à des interprètes compétents en droit et en santé mentale, et d’inclure la jurisprudence sur les problèmes des sourds dans tous les programmes des écoles de droit.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

Le 18 juin 2012, l’État partie a fait valoir que la communication était irrecevable aux termes du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif se rapportant à la Convention parce que l’auteur n’avait pas épuisé les recours internes par le dépôt d’une requête en certiorari. L’État partie s’inscrit en faux contre l’argumentation développée par l’auteur selon laquelle ce recours aurait été inefficace et lui aurait été inaccessible, affirmant qu’une requête en certiorari est un recours suffisant. Il avance qu’en vertu de l’article 65 du Règlement intérieur du tribunal un jugement d’acquittement peut être annulé si un demandeur de certiorari montre que le tribunal de première instance a, en acquittant l’accusé, commis non seulement des erreurs de jugement rectifiables, mais aussi un grave abus de pouvoir discrétionnaire constitutif de manque ou d’excès de compétence ou de déni d’application du droit, rendant le jugement nul et non avenu. De ce fait, l’accusé ne peut pas être considéré comme exposé au risque de double incrimination. La Cour suprême a, dans People of the Philippines v. De Grano et al., considéré qu’une décision judiciaire est un grave abus de pouvoir discrétionnaire quand elle résulte d’un jugement capricieux ou fantasque constitutif d’absence de compétence. L’abus de pouvoir discrétionnaire doit être patent et grave au point de constituer un rejet d’obligation, de constituer un refus, en quelque sorte, d’exécuter une tâche prescrite par la loi, comme lorsque le pouvoir est exercé d’une manière arbitraire et despotique pour cause de passion ou d’hostilité.

L’État partie avance que si la discrimination sexiste dont aurait fait preuve le tribunal de première instance dans l’affaire de l’auteur avait conduit à la priver des garanties d’une procédure régulière, alors le jugement du tribunal de première instance peut être considéré comme nul et non avenu par manque de compétence. L’auteur aurait dû s’en remettre au jugement du ministère public pour voir s’il y avait suffisamment de motifs pour déposer une requête en certiorari.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

Le 22 octobre 2012, l’auteur s’est inscrite en faux contre les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. Elle note que l’État partie a avancé les mêmes arguments que dans Vertido c. Philippines. Elle renvoie de ce fait à l’argumentation concernant l’inaccessibilité et l’inefficacité du recours en certiorari développée par l’auteur dans Vertido et fait valoir qu’il en va de même dans son affaire.

Observations complémentaires de l’État partie

Par des notes verbales du 5 décembre 2012 et du 17 septembre 2013, l’État partie a été invité à présenter au Comité des observations sur le bien-fondé de la communication. Par une note verbale du 10 octobre 2013, l’État partie a réitéré ses précédentes observations concernant le fait que l’auteur ne s’était pas prévalu du recours en certiorari. Il prétend que plusieurs plaignantes ont, dans des affaires au pénal, prié le Solicitor General de déposer une requête en certiorari dans un jugement d’acquittement ou, quand des requêtes avaient déjà été déposées par des plaignantes, le Solicitor General s’est joint à elles et a adopté leurs requêtes.

L’État partie avance que l’auteur peut aussi engager une action au civil indépendamment de la poursuite au pénal. Il prétend que l’acquittement de l’accusé n’exclut pas automatiquement un jugement au civil contre lui compte tenu du fait que les exigences en matière de preuve sont moindres au civil (prépondérance de preuves) qu’au pénal (preuve au-delà de tout doute raisonnable).

L’État partie prétend aussi que l’allégation de déni de justice avancée par l’auteur au motif que le tribunal de première instance n’aurait pas apprécié son témoignage et se serait fondé sur des mythes et stéréotypes sexistes est sans fondement.

Délibérations du Comité concernant la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit dire si la communication est recevable ou non en vertu du Protocole facultatif. Conformément au paragraphe 4 de l’article 72 de son règlement intérieur, il se prononce à ce sujet avant d’examiner la communication quant au fond.

En ce qui concerne le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatifexigeant que tous les recours internes soient épuisés, le Comité a fait observer que les auteurs devaient épuiser tous les recours que leur offrait le droit national pour obtenir réparation des violations alléguées. Le Comité a considéré que les griefs de l’auteur concernaient essentiellement les mythes et stéréotypes sexistes concernant le viol et les victimes de viol, en particulier les victimes handicapées, qui fonderaient selon elle la décision du tribunal de première instance et auraient entraîné l’acquittement de l’accusé. Le Comité a pris note des explications de l’auteur et de l’État partie selon lesquelles un verdict d’acquittement était immédiatement définitif sans aucune possibilité d’appel. Il a pris acte également de l’argumentation de l’État partie, selon lequel la communication devait être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif au motif que tous les recours internes n’avaient pas été épuisés, l’auteur ne s’étant pas prévalue du recours spécial en certiorari prévu à la section 1 de l’article 65 du Règlement intérieur du tribunal.

Le Comité rappelle sa jurisprudence, notamment l’affaire Vertido c. Philippines, par laquelle il a établi que l’auteur ne pouvait pas se prévaloir du recours en certiorari, en particulier parce qu’il ne peut être exercé que par le peuple des Philippines représenté par le Solicitor General, que son but est de corriger des erreurs de compétence et non des erreurs de jugement, tandis qu’une discrimination sexiste serait probablement considérée comme étant une erreur de jugement, et que la requête en certiorari était un recours au civil.Le Comité observe que la similarité de fait et de procédure des deux affaires et l’absence de nouvelle information pertinente de l’État partie sur l’affaire ne justifient pas une autre conclusion dans la présente affaire. Dans ces circonstances, le Comité considère qu’il ne lui est pas interdit par le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif d’examiner la présente communication.

Conformément au paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même affaire n’avait pas déjà fait ou ne faisait pas l’objet d’un examen dans le cadre d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international.

Le Comité rappelle qu’il ne remplace pas les autorités nationales dans l’appréciation des faits, pas plus qu’il ne se prononce sur la responsabilité pénale de l’auteur présumé de l’acte.

Le Comité considère que les allégations de l’auteur quant à l’article 1 et aux alinéas c, d et f de l’article 2 de la Convention ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité. C’est pourquoi il déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

Le Comité a examiné la présente communication à la lumière de toute l’information que lui ont communiquée l’auteur et l’État partie, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif.

Le Comité note que l’auteur prétend que l’État partie a failli à l’obligation qu’il avait de la protéger d’une discrimination fondée sur le sexe, notamment en ne lui donnant pas la possibilité d’avoir accès aux tribunaux, sur un pied d’égalité avec les autres victimes, en tant que femme qui est également sourde et muette. À cet égard, il note que les allégations spécifiques de l’auteur sur ce point ont trait, en particulier, à l’emploi que fait le tribunal de première instance de mythes et stéréotypes sexistes relatifs au viol et aux victimes de viol, ce qui a conduit à l’acquittement de l’accusé; il note que le tribunal n’a pas tenu compte de sa vulnérabilité de fille sourde et qu’il a failli à lui assurer un « aménagement raisonnable » à ce titre, comme l’assistance d’un interprète en langue des signes; il note enfin que le tribunal n’a pas conduit la procédure sans retard excessif. Le Comité appréciera si ce qui précède constitue une violation des droits de l’auteur et une atteinte à l’obligation correspondante faite à l’État partie de mettre fin à la discrimination dans le fonctionnement de la justice, conformément à l’article 1 et aux alinéas c, d et f de l’article 2 de la Convention.

En ce qui concerne le grief tiré de l’article 2 c) de la Convention, le Comité rappelle que le droit à une protection, qui inclut aussi le droit à un recours efficace, est inscrit dans la Convention. L’article 2 c) prescrit aux États d’« instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes et de garantir, par le truchement de tribunaux nationaux compétents et d’autres institutions publiques, la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire », prescription qui est à rapprocher de la Recommandation générale no 19 qui stipule, au paragraphe 24 b) et i), que les États parties doivent « veiller à ce que les lois qui condamnent la violence familiale, le viol, l’agression sexuelle et autres formes de violence sexiste assurent une protection adéquate à toutes les femmes, respectent leur dignité et leur intégrité » et prévoient « des dispositifs et recours effectifs, y compris par voie de réparation », pour venir à bout de toutes les formes de violence sexiste. Le Comité rappelle aussi que pour qu’un recours soit efficace, le jugement d’une affaire impliquant viol et agression sexuelle doit se faire d’une manière juste, impartiale, prompte et efficace. Il rappelle en outre sa Recommandation générale no 18, dans laquelle il observe que « les femmes handicapées sont considérées comme une catégorie vulnérable qui souffre d’une double discrimination liée à leurs conditions spéciales de vie ». À cet égard, le Comité souligne qu’il est crucial que les femmes handicapées jouissent d’une protection effective contre une discrimination sexuelle et sexiste de la part des États parties et que des recours efficaces leur soient ouverts.

À ce sujet, le Comité note qu’il est indéniable que l’affaire de l’auteur dans laquelle seuls l’auteur, sa mère et l’accusé ont été entendus, est demeurée en attente de jugement de 2006 à 2011. Il note aussi que l’État partie n’a pas contesté l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’absence de planification adéquate de la part du tribunal de première instance en plus de la longueur de sa correspondance avec le Centre philippin d’assistance aux sourds pour lui trouver une interprète ont fortement contribué à celle de la procédure.

Le Comité observe que l’assistance gratuite d’un interprète dans les affaires où les parties concernées, comme l’accusé ou les témoins, ne peuvent pas comprendre ou parler la langue utilisée par le tribunal est une garantie fondamentale de procès équitable inscrite dans les traités relatifs aux droits de l’homme et reprise plus en détail dans la jurisprudence des organismes créés en vertu de ces traités. Il note que, dans le cas d’espèce, l’auteur, une jeune femme sourde, ne pouvait pas entendre ni comprendre l’anglais écrit, alors que la procédure, y compris les audiences, se déroule à la fois en philippin et anglais parlés et écrits.

Le Comité note par ailleurs que l’auteur prétend qu’elle a été privée d’interprétation en langue des signes dans le cours de l’enquête et dans certaines des audiences, y compris dans le prononcé de l’acquittement de l’accusé en dépit du fait qu’elle avait assisté à toutes les audiences et que la charge de trouver des interprètes en langue des signes et d’assurer leur présence durant la procédure était placée, du moins en partie, sur elle. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté l’assertion de l’auteur et qu’il n’a pas montré non plus comment les dispositions relatives à l’interprétation en langue des signes, contenues dans la circulaire no 59-2004 de la Cour suprême et de la circulaire no 104-2007 du Bureau de l’Administrateur judiciaire, ont été appliquées dans la présente affaire. À cet égard, le Comité note, comme l’a indiqué l’auteur et comme ne l’a pas contesté l’État partie, d’après une étude du Centre philippin d’assistance aux sourds, que la majorité des affaires introduites par des personnes sourdes aux Philippines entre 2006 et 2010 concernaient des plaintes pour viol, moins d’une victime sur trois bénéficiant d’une interprétation en langue des signes. Il prend note de l’affirmation de l’auteur quant au fait que les Philippines n’ont pas une politique complète d’égalité d’accès des personnes sourdes, en particulier des femmes et des filles, à la justice, et qu’en outre le pays manque de normes et procédures concernant la mise en place de services d’interprétation pour ces justiciables. Il note par ailleurs que la politique de l’État partie ne rend l’interprétation obligatoire que lorsque la personne sourde « a besoin d’être pleinement comprise ». Il note aussi, à propos de l’étude réalisée par le Centre philippin d’assistance aux sourds, que certains tribunaux ignorent cette exigence et n’autorisent pas la mise en place d’un service d’interprétation à l’intention d’une personne sourde, considérant cela comme « ouï-dire » ou comme service supplémentaire à la charge de justiciables sourds.

Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté l’information ni ne s’est inscrit en faux contre les assertions ci-dessus. De ce fait, le Comité considère que, vu la nature de la présente affaire, la mise en place d’un service d’interprétation en langue des signes était essentielle pour assurer la pleine et égale participation de l’auteur à la procédure, conformément au principe d’égalité des armes et, de ce fait, lui garantir la jouissance de la protection effective contre la discrimination au sens des alinéas c et d de l’article 2 de la Convention, lus conjointement avec la Recommandation générale no 19 du Comité.

En ce qui concerne la revendication que formule l’auteur au titre de l’article 2 f) de la Convention, le Comité rappelle que la Convention impose des obligations à toutes les autorités nationales et que les États parties sont responsables des décisions judiciaires qui violent les dispositions de la Convention. Il note qu’aux termes de cette disposition de la Convention, l’État partie prend les mesures appropriées pour modifier ou révoquer, non seulement les lois et dispositions règlementaires existantes, mais aussi des coutumes et pratiques discriminatoires à l’égard des femmes. À cet égard, le Comité souligne que les stéréotypes qui leur sont appliqués portent atteinte au droit qu’ont les femmes à un procès juste et équitable et qu’il faut que le pouvoir judiciaire prenne garde à ne pas créer de normes rigides concernant ce que les femmes ou les filles doivent être ou ce qu’elles auraient dû faire lorsqu’elles sont face à une situation de viol en se fondant uniquement sur des notions préconçues de ce qui définit une victime de viol. Dans ce cas particulier, le respect par l’État partie de l’obligation d’interdiction que fait l’article 2 f) d’employer des stéréotypes sexistes est à apprécier eu égard au niveau de sensibilité au genre et au handicap de l’intéressée appliqué dans l’instruction judiciaire de l’affaire.

Le Comité note qu’en vertu de la doctrine de stare decisis, le tribunal s’est référé à des principes directeurs tirés de précédents judiciaires dans l’application des dispositions du Code pénal révisé de 1930 relatives au viol et dans le jugement d’affaires de viol présentant les mêmes caractéristiques. Dès le début du jugement, le Comité note qu’il est fait référence à trois principes directeurs généraux utilisés dans l’examen des cas de viol. En ce qui concerne les prétendus mythes et stéréotypes sexistes dont le jugement est parsemé, après avoir examiné de manière approfondie les principaux points qui ont déterminé le jugement, le Comité note, premièrement, que le tribunal de première instance attendait de l’auteur un certain type de comportement dont devait faire preuve, en l’occurrence, une Philippine ordinaire victime de viol, à savoir « rassembler toutes ses forces et tout son courage pour s’opposer à toute tentative d’atteinte à son honneur et à sa pureté ». Deuxièmement, le tribunal a apprécié le comportement de l’auteur à l’aune de cette norme et estimé que « son comportement était contraire à celui d’une Philippine ordinaire » et à la « norme raisonnable de comportement humain » du fait qu’elle n’avait pas tenté de fuir ou de résister à l’agresseur, notamment en faisant du bruit ou en faisant usage de la force. Le tribunal a déclaré que « Le fait qu’elle n’a pas même tenté de s’échapper […] ou tout au moins d’appeler au secours malgré les occasions qu’elle avait de le faire met en doute sa crédibilité et fait qu’il est difficile d’ajouter foi à son absence de consentement ». Le Comité estime qu’en elles-mêmes ces constatations révèlent l’existence d’un parti pris de discrimination sexiste et d’indifférence quant à la spécificité de l’affaire, comme le handicap de l’auteur.

Le Comité note en outre que les stéréotypes et les idées fausses utilisés par le tribunal de première instance comprenaient, en particulier, l’absence de résistance et le consentement de la victime du viol et l’utilisation de la force et de la menace par l’accusé. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle, en attendant de l’auteur qu’elle ait fait preuve de résistance dans la situation où elle se trouvait, on renforce d’une manière particulière le mythe qui veut que les femmes opposent une résistance à une agression sexuelle. Il réitère que rien ne doit, dans le droit ou dans la pratique, supposer qu’une femme donne son consentement parce qu’elle n’a pas opposé de résistance physique à un acte sexuel qu’elle ne désire pas, que l’auteur de l’acte ait menacé de faire ou ait fait usage de violence physique. Il réitère aussi que l’absence de consentement est un élément essentiel du crime de viol, constituant une violation du droit des femmes à la sécurité de leur personne et à l’intégrité de leur corps. À cet égard, le Comité note qu’en dépit de la recommandation spécifique qui a été faite à l’État partie d’intégrer l’élément « absence de consentement » dans la définition du viol donnée par le Code pénal révisé de 1930, l’État partie n’a pas revu sa législation.

Le Comité reconnaît par ailleurs que l’auteur a subi un préjudice moral et matériel, en particulier du fait de la longueur excessive de la procédure touchant l’assistance gratuite d’interprètes en langue des signes, de l’emploi de stéréotypes et de mythes sexistes et de l’indifférence du tribunal quant à son état de jeune fille sourde et muette.

Agissant en vertu des dispositions du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif se rattachant à la Convention et au vu de toutes les considérations ci-dessus, le Comité estime que l’État partie a failli à ses obligations et a, de ce fait, violé les droits que reconnaissent à l’auteur les alinéas c, d, et f de l’article 2 lus à la lumière de l’article premier de la Convention et des Recommandations générales nos 18 et 19 du Comité. Le Comité fait les recommandations suivantes à l’État partie :

a)Concernant l’auteur de la communication;

i)Accorder une réparation, y compris une compensation monétaire, en rapport avec la gravité des violations des droits de l’auteur;

ii)Fournir gratuitement un soutien psychologique et une thérapie à l’auteur et à sa famille;

iii)Fournir une formation sans obstacle avec interprétation;

b)D’ordre général;

i)Revoir la législation relative au viol de façon à ne plus exiger que l’agression sexuelle ait été commise par usage de la force ou de la violence et qu’il y ait preuve de pénétration de manière à placer l’absence de consentement au cœur du problème;

ii)Revoir la législation et la pratique appropriées pour faire en sorte que l’assistance gratuite et adéquate d’interprètes, y compris en langue des signes, soit assurée à tous les stades de la procédure, lorsque cela est nécessaire;

iii)S’assurer que la procédure pénale pour fait de viol et autres agressions sexuelles est conduite de manière impartiale et juste et n’est pas entachée de préjugés ou stéréotypes concernant le sexe, l’âge ou le handicap de la victime;

iv)Dispenser à la magistrature et aux professionnels du droit une formation adéquate et régulière sur la Convention, le Protocole facultatif qui s’y rattache et les recommandations générales du Comité, en particulier les Recommandations nos 18 et 19, afin que les procédures judiciaires et le prononcé des décisions ne soient pas influencés par les stéréotypes et préjugés sexistes.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie étudie attentivement les constatations de même que les recommandations du Comité, auquel il soumet dans les six mois une réponse écrite l’informant notamment de toute action engagée comme suite aux constatations et recommandations du Comité. L’État partie est également prié de publier les constatations et recommandations du Comité et de les faire traduire en philippin et en d’autres langues régionales reconnues, selon qu’il conviendra, et de leur assurer une large diffusion afin d’atteindre tous les secteurs pertinents de la société.

[Adopté en anglais (version originale), en arabe, en chinois, en espagnol, en français et en russe.]