Nations Unies

CCPR/C/120/D/2158/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

5 septembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2158/2012*,**

Communication présentée par :

Andrei Sviridov

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

23 février 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 juin 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

13 juillet 2017

Objet :

Arrestation administrative pour tenue de réunion pacifique sans autorisation préalable

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs ; épuisement des recours internes ; compatibilité ratione temporis

Question(s) de fond :

Droit à la liberté d’expression

Article(s) du Pacte :

19 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

1, 2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Andrei Sviridov, de nationalité kazakhe, né en 1964. Il affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’il tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 septembre 1992.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est le rédacteur en chef du site Web du Bureau international du Kazakhstan pour les droits de l’homme et le respect de l’état de droit, une organisation non gouvernementale. Les 2 et 3 septembre 2009, le directeur de cette ONG, M. Zhovtis, a été jugé par le tribunal du district Balkhachsky de la région d’Almaty et condamné à quatre ans d’emprisonnement. L’auteur était présent au procès et a constaté plusieurs infractions à la procédure. Il a écrit un article à ce sujet et l’a affiché sur le site Web de l’ONG. Étant donné la gravité des infractions constatées, l’auteur a décidé de protester, seul. Le 15 septembre 2009, il a publié sur plusieurs sites Web une déclaration informant les différentes autorités de son intention de protester contre la condamnation de M. Zhovtis, le 16 septembre à midi, près du centre commercial Zangar, à Almaty.

2.2Le 16 septembre 2009 à midi, l’auteur a brandi devant le centre commercial une pancarte sur laquelle il était écrit : « J’exige un procès équitable pour M. Zhovtis ! ». Il était vêtu d’un T-shirt orange où l’on pouvait lire le slogan suivant en russe : « Aujourd’hui, c’est Zhovtis, demain ce sera vous ! », et il portait sur les épaules un autre T-shirt orange avec le même slogan en kazakh. Il se tenait immobile, sans chercher à faire de la propagande, se bornant à répondre aux questions des journalistes qui l’entouraient. Plusieurs policiers et des représentants de la mairie et du Bureau du procureur observaient son action de protestation.

2.3À 12 h 15, un procureur adjoint du district Almalinsky à Almaty s’est approché de l’auteur et lui a demandé de mettre fin à sa protestation non autorisée, lui signifiant que sa demande de procès équitable en faveur de M. Zhovtis équivalait à une infraction, consistant en l’exercice de pressions sur le tribunal.

2.4À 12 h 30, alors que l’auteur s’apprêtait à partir, il a été appréhendé par trois policiers. L’un d’eux l’a informé qu’il l’arrêtait pour rassemblement public non autorisé au titre de l’article 373, paragraphe 1, du Code des infractions administratives et que la commission de l’infraction devait faire l’objet d’un procès‑verbal. L’auteur a demandé que le procès‑verbal soit établi sur place. Un policier a commencé d’établir le procès-verbal puis a annoncé que celui-ci devait être finalisé informatiquement au poste de police. L’auteur a donc été conduit à un poste de police et présenté devant le tribunal administratif intradistrict spécialisé pour une comparution qui devait avoir lieu le soir même. La comparution a été reportée au lendemain matin et l’auteur a été remis en liberté.

2.5Le 17 septembre 2009 au matin, en arrivant au tribunal, l’auteur et son avocat, O., ont découvert que le juge avait tenu une audience préliminaire en leur absence. Le juge a ordonné la requalification de l’infraction administrative, de « rassemblement public » à « manifestation ».

2.6Plus tard, le même jour, l’auteur a comparu devant le tribunal administratif. Il a déposé deux requêtes, l’une pour demander à être représenté par l’avocat O., et l’autre pour récuser le juge ; toutes deux ont été rejetées. Par sa décision du 17 septembre 2009, le tribunal administratif a déclaré l’auteur coupable au titre de l’article 373, paragraphe 1, du Code des infractions administratives et l’a condamné à une amende de 12 960 tenge, soit 10 fois le montant de l’indice de calcul mensuel, déclarant qu’il avait publiquement exprimé son opinion, mené des actions visant à appeler l’attention sur sa perception du procès et de la condamnation de M. Zhovtis, et manifesté sans avoir obtenu à cet effet l’autorisation nécessaire de la part des autorités exécutives locales.

2.7Le 28 septembre 2009, l’auteur a fait appel de cette décision auprès du tribunal municipal d’Almaty. Il a affirmé, notamment, que son action avait été qualifiée improprement de « manifestation », et que c’était donc à tort que le juge avait conclu qu’il aurait dû obtenir des autorités une autorisation préalable. Il s’est plaint en outre du rejet de la requête par laquelle il demandait à être représenté par l’avocat O. Le 6 octobre, le tribunal a débouté l’auteur de son appel sans examiner sa demande de qualification. Le tribunal a également rejeté la requête par laquelle l’auteur demandait à être représenté par l’avocat O., au motif que la législation kazakhe ne permettait pas aux auteurs d’un acte délictueux de se faire représenter.

2.8L’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles disponibles, la décision du tribunal n’étant pas susceptible d’appel. Néanmoins, le 20 novembre 2009, il a saisi le Bureau du procureur en vue de former une demande de contrôle de la légalité des décisions du tribunal devenues exécutoires. Cette demande a été rejetée par le Bureau du procureur d’Almaty le 24 décembre 2012.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur prétend que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte en ce que son droit d’exprimer des opinions a été restreint sans justification. Il considère que l’ingérence des autorités locales dans son droit à la liberté d’expression n’était pas nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public ou de la santé publique, ou au respect des droits et des libertés d’autrui. Les juridictions nationales ont commis une erreur en qualifiant de manifestation son action de protestation solitaire et en établissant de ce fait qu’une autorisation préalable était nécessaire. Même à considérer que la protestation était une manifestation, l’auteur n’avait pas enfreint la loi puisqu’il avait préalablement informé les autorités compétentes, via Internet, de son intention de tenir une action de protestation.

3.2L’auteur souligne que bien que le Protocole facultatif soit entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 septembre 2009 et que sa protestation ait eu lieu le 16 septembre, les violations du Pacte se sont poursuivies après la date de l’entrée en vigueur du Protocole puisque son appel a été rejeté le 6 octobre et qu’il s’est acquitté de l’amende imposée par le tribunal le 30 octobre.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.Par une note verbale du 24 août 2012, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication. Il avance que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles puisqu’il n’a pas saisi le Bureau du Procureur général d’une demande de procédure de contrôle devant la Cour suprême. En vertu de l’article 676 du Code des infractions administratives, la Cour suprême est habilitée à vérifier la légalité et la validité des décisions judiciaires devenues exécutoires concernant des infractions administratives, et à revoir ces décisions. Par conséquent, la communication devrait être considérée irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partieconcernant la recevabilité

5.1Le 30 octobre 2012, l’auteur a contesté les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Il relève que l’État partie n’a présenté aucun argument pour expliquer pourquoi sa communication devait être déclarée irrecevable quant au fond.

5.2L’auteur affirme en outre que l’État partie n’a pas montré que la présentation, par l’intermédiaire du Bureau du Procureur général, d’une demande de procédure de contrôle auprès de la Cour suprême aurait constitué un recours utile. En tout état de cause, il n’aurait pas disposé d’un tel moyen de recours étant donné que le Bureau du Procureur général a le pouvoir discrétionnaire de décider d’introduire ou non une telle procédure devant la Cour suprême. Or, le Bureau du Procureur général est d’avis que tout rassemblement public doit être autorisé par les autorités nationales. Une saisine du Bureau du Procureur général n’aurait donc eu aucune chance d’aboutir.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Par des notes verbales datées respectivement du 27 décembre 2012 et du 27 février 2013, l’État partie a rappelé les faits de l’espèce. Le 28 janvier 2013, l’État partie a ajouté que les griefs de l’auteur concernant les décisions des juridictions nationales avaient été examinés et rejetés comme non fondés.

6.2L’État partie rappelle en outre les dispositions de la loi no 2126 du 17 mars 1995 relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Selon l’article premier de cette loi, il est possible d’exprimer son opinion et de protester sous plusieurs formes, à savoir par des rassemblements, des réunions, des défilés et des manifestations. L’auteur a tenu une manifestation, c’est‑à‑dire qu’il a manifesté publiquement pour attirer l’attention, apporter un soutien ou exercer des pressions, et exprimer une opinion sur certains événements. De tels rassemblements publics nécessitent une autorisation des autorités exécutives locales. Conformément aux articles 2 et 3 de la loi, avant de tenir un rassemblement, une réunion, un défilé, un piquet ou une manifestation, il convient de soumettre une demande à cet effet aux autorités exécutives locales au plus tard dix jours avant la date de l’événement prévu. La demande doit indiquer le but et l’heure de l’événement, le nombre approximatif de participants attendus, le titre, la profession et le lieu de résidence des organisateurs et la date de soumission de la demande. Le délai court à compter de la date à laquelle la demande est enregistrée par les autorités exécutives locales. D’après la lettre de la mairie d’Almaty en date du 16 septembre 2009, aucune autorisation n’a été délivrée concernant l’action menée par l’auteur. Les manifestations non autorisées sont illégales. L’auteur n’a pas contesté avoir tenu une action de protestation publique dans un lieu public durant la journée en présence d’autres citoyens. Le fait que la loi ne donne pas de définition de termes comme « manifestation » et « protestation publique » ne signifie pas qu’une personne ne sera pas tenue responsable pour avoir exprimé des opinions et protesté sous l’une quelconque des formes prévues par la loi si elle n’a pas respecté les modalités prévues pour l’organisation de telles actions. Par conséquent, l’auteur a commis une infraction administrative au titre de l’article 373, paragraphe 1, du Code des infractions administratives, car il a contrevenu aux prescriptions de la loi.

6.3En ce qui concerne la procédure judiciaire, l’État partie fait valoir que la législation administrative ne prévoit pas de procès‑verbal d’audience pour les infractions administratives. La requête par laquelle l’auteur a demandé à être représenté par l’avocat O. a été rejetée parce qu’un mandat de représentation en bonne et due forme n’avait pas été produit pour la période considérée.

6.4L’État partie rappelle que les droits énoncés à l’article 19 du Pacte peuvent être soumis à certaines restrictions. Ainsi qu’il a été établi au cours de la procédure judiciaire, l’auteur ne s’est pas conformé aux prescriptions de la législation nationale. Les juridictions kazakhes ont évalué les éléments du dossier selon des critères de pertinence, validité, fiabilité et suffisance, conformément à l’article 617 du Code des infractions administratives. En conséquence de quoi, l’auteur a été déclaré coupable au titre de l’article 373, paragraphe 1, du Code et sanctionné compte tenu des circonstances de l’espèce. L’État partie considère donc que l’allégation de l’auteur selon laquelle les droits qui lui sont garantis à l’article 19 du Pacte ont été violés n’est pas fondée.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Le 20 mars 2013, l’auteur a contesté l’affirmation de l’État partie selon laquelle la tenue d’une action publique nécessite l’autorisation des autorités exécutives locales. Il se réfère aux Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique publiées par la Commission de Venise et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Le paragraphe 12 des Lignes directrices est libellé comme suit : « Les lois nationales réglementant la liberté de réunion doivent être compatibles avec les instruments internationaux ratifiés par l’État concerné. Elles doivent également être rédigées, interprétées et mises en œuvre conformément à la jurisprudence et aux bonnes pratiques internationales et régionales pertinentes. ». La loi no 2126 n’est conforme ni au Pacte ni aux Lignes directrices.

7.2La loi no 2126 exige, pour la tenue d’une réunion, la soumission non pas d’un préavis, mais d’une demande d’autorisation. Selon les Lignes directrices, exiger une notification préalable à la tenue d’une réunion constitue une restriction inadmissible de la liberté de réunion et va à l’encontre de l’essence de ce droit. Le droit de réunion pacifique suppose l’obligation de l’État de garantir la jouissance effective de ce droit à toute personne sans autorisation particulière des autorités. Dans ses observations finales, le Comité a également identifié un certain nombre de problèmes d’application s’agissant du respect de la liberté de réunion, notamment l’obligation injustifiée d’obtenir des autorisations qui entrave la jouissance du droit à la liberté de réunion. De plus, le paragraphe 116 des Lignes directrices énonce ce qui suit : « Il convient de prévoir une procédure de préavis qui ne soit ni lourde, ni bureaucratique. […] De plus, le délai de préavis ne devrait pas être excessivement long […], tout en laissant une période suffisante aux autorités compétentes pour planifier et préparer l’événement […], ainsi que pour introduire un recours selon une procédure d’urgence au cas où l’organisateur contesterait la légalité d’une restriction. ».

7.3Dans sa jurisprudence, le Comité considère que l’obligation d’avertir à l’avance les autorités qu’une manifestation doit avoir lieu dans un endroit public peut effectivement faire partie des restrictions prévues à l’article 21 du Pacte, mais uniquement dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé publique et la moralité publique ou les droits et libertés d’autrui. Le Comité a aussi précédemment établi que le rassemblement de plusieurs personnes venues assister à la cérémonie d’accueil d’un chef d’État étranger en visite officielle annoncée publiquement à l’avance par le gouvernement ne permettait pas de considérer leur présence sur les lieux de la cérémonie comme une manifestation. Étant donné que le rassemblement en question ne menaçait en aucun cas l’un quelconque des buts légitimes énoncés à l’article 21 du Pacte, le Comité a conclu que les organisateurs n’avaient pas à avertir les autorités. La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé une telle pratique, concluant que l’obligation de préavis ne constituait pas nécessairement une violation du droit à la liberté de réunion pacifique, mais ne devrait pas représenter une entrave dissimulée à ce droit.

7.4L’auteur réaffirme que, la veille de son action de protestation en faveur de M. Zhovtis, il avait informé les autorités compétentes de son intention en publiant une déclaration sur plusieurs sites Web. Or, selon la jurisprudence du Comité, il n’était pas tenu de le faire puisque cette action ne relevait pas des dispositions restrictives prévues à l’article 21 du Pacte. Par conséquent, la déclaration de culpabilité prononcée à son endroit pour manifestation non autorisée au titre de la loi no 2126, laquelle n’est pas conforme aux normes internationales relatives à la liberté de réunion, constitue une restriction illicite de son droit protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

Observations complémentaires de l’État partie

8.1Par une note verbale du 12 mars 2014, l’État partie a rejeté les allégations de l’auteur pour défaut de fondement. Il rappelle les dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 21 du Pacte. Il souligne que la liberté d’association est consacrée par l’article 32 de la Constitution du Kazakhstan et peut faire l’objet de restrictions semblables à celles qui sont énoncées dans le Pacte. Les réunions pacifiques ne sont pas interdites au Kazakhstan, mais leur organisation et leur tenue sont réglementées par la loi no 2126 qui exige la délivrance d’une autorisation préalable par les autorités compétentes. Conformément à l’article 9 de cette loi, les contrevenants s’exposent à des sanctions. L’auteur a été déclaré coupable non pas pour avoir exprimé son opinion, mais pour avoir tenu une action publique sans autorisation.

8.2L’État partie reconnaît que le droit de réunion pacifique est un droit de l’homme fondamental et une valeur démocratique qui évolue en permanence. Sa jouissance et sa protection sont garanties par la législation nationale, en particulier par la Constitution et la loi no 2126. Mais ce droit peut faire l’objet de restrictions, comme le reconnaissent également les Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique ainsi que la législation nationale de nombreux États européens. Les manifestations de masse ont causé dans les États européens des préjudices considérables, comme la destruction de biens, la perturbation de l’activité économique et des transports, etc. Au Kazakhstan, des lieux spécifiques sont désignés, généralement par les organes élus, pour la tenue des manifestations publiques de caractère social ou politique dans le souci de garantir la protection des droits et des libertés d’autrui, la sûreté publique, le fonctionnement des transports publics, ainsi que la protection de l’infrastructure, des parcs et des immeubles. Dans de nombreux pays, la législation régissant l’organisation et la tenue de manifestations publiques est encore plus restrictive et exige un préavis. Par exemple, dans l’État de New York, aux États‑Unis d’Amérique, la demande d’autorisation d’un rassemblement doit être soumise quarante‑cinq jours à l’avance et préciser l’itinéraire prévu. En Suède, les organisateurs d’une manifestation tenue sans autorisation préalable sont inscrits sur une liste noire. En France, les autorités locales peuvent interdire une manifestation quelle qu’elle soit, et, en Allemagne, toutes les manifestations de masse nécessitent l’autorisation des pouvoirs publics.

8.3L’État partie souligne que la législation nationale garantit la jouissance du droit de réunion pacifique et du droit à la liberté d’expression. Il souligne que les griefs de l’auteur ont été examinés par les tribunaux nationaux et jugés non fondés. Par conséquent, l’État partie considère que la communication devrait être déclarée irrecevable pour défaut de fondement.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas saisi la Cour suprême, par l’intermédiaire du Bureau du Procureur général, d’une demande de contrôle juridictionnel. À cet égard, le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle, le 20 novembre 2009, il a soumis une telle demande au Bureau du procureur d’Almaty, qui l’a rejetée le 24 décembre 2012. Il prend note également de l’explication de l’auteur, qui fait valoir qu’un tel recours aurait en tout état de cause été inutile car il ne pouvait pas être soumis directement à la Cour suprême et dépendait du pouvoir discrétionnaire du procureur, lequel considérait que tout rassemblement public devait être autorisé par les autorités nationales. Le Comité, renvoyant à sa jurisprudence, rappelle que la demande de contrôle juridictionnel adressée au Bureau du procureur en vue d’obtenir le réexamen de décisions de justice devenues exécutoires ne fait pas partie des recours qui doivent être épuisés aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Il considère en outre que les demandes de contrôle des décisions judiciaires passées en force de chose jugée adressées au président d’un tribunal qui sont subordonnées au pouvoir discrétionnaire du juge constituent un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il y a une chance raisonnable qu’elles offrent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Dans la présente affaire, le Comité prend note de l’argument de l’auteur, que l’État partie n’a pas réfuté, selon lequel ce dernier n’a pas démontré qu’une demande de contrôle adressée à la Cour suprême, par l’intermédiaire du Bureau du Procureur général, aurait constitué un recours utile dans son cas. En conséquence, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

9.4Le Comité note d’autre part que la violation initiale du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, concernant l’acte de protestation de l’auteur du 16 septembre 2009, se serait produite avant le 30 septembre, date de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie. Le Comité fait observer qu’il n’a pas compétence ratione temporis pour examiner des violations du Pacte qui se seraient produites avant la date d’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, sauf si ces violations perdurent après cette date ou continuent de produire des effets qui, en soi, constituent une violation du Pacte ou perpétuent une violation commise antérieurement. Le Comité prend note de l’argument de l’auteur, que l’État partie n’a pas réfuté, selon lequel la violation du Pacte a perduré après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie puisque les procédures internes par lesquelles il a été déclaré coupable d’avoir tenu une action non autorisée se sont achevées le 6 octobre et qu’il s’est acquitté de l’amende imposée en application des décisions judiciaires le 30 octobre. Dans ces circonstances, le Comité n’est pas empêché ratione temporis par l’article premier du Protocole facultatif d’examiner la communication.

9.5En outre, le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief qu’il tire du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Il déclare donc ce grief recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité prend note de l’allégation de l’auteur selon laquelle son droit à la liberté d’expression, tel qu’il est protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, a été restreint sans la justification requise, qui doit être fondée sur l’un quelconque des buts légitimes énoncés au paragraphe 3 du même article. Le Comité fait observer que le droit pour un individu d’exprimer ses opinions, y compris évidemment sur des questions relatives aux droits de l’homme telles que le droit à un procès équitable, fait partie de la liberté d’expression garantie par l’article 19 du Pacte. Le Comité note que l’auteur a été déclaré coupable et sanctionné d’une peine d’amende pour avoir organisé une « manifestation », dont il était le seul participant, sans avoir demandé formellement une autorisation à cet effet aux autorités exécutives locales. Le Comité considère que les autorités de l’État partie ont empiété sur le droit de l’auteur à la liberté d’expression et sur son droit, protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, de répandre des informations et des idées de toute espèce.

10.3Le Comité doit ensuite déterminer si les restrictions imposées à la liberté d’expression de l’auteur étaient prévues par la loi et justifiées par l’un ou l’autre des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Le Comité, renvoyant à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, rappelle que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu. Elles sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Le Comité rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Toute restriction à l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire (par. 22). Le Comité rappelle également qu’il incombe à l’État partie de montrer que les restrictions imposées aux droits garantis par l’article 19 étaient en l’espèce nécessaires et proportionnées. Enfin, le Comité rappelle que les restrictions à la liberté d’expression ne doivent pas avoir une portée trop large, c’est‑à‑dire qu’elles doivent être appropriées pour remplir leur fonction de protection et constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché, et qu’elles doivent être proportionnées à l’intérêt à protéger (par. 34).

10.4Le Comité prend note du grief de l’auteur, qui affirme que les restrictions qui lui ont été imposées n’étaient pas prévues par la loi, étant donné que l’expression de son opinion par une personne seule ne constitue pas une « manifestation ». Le Comité prend note d’autre part de la position de l’État partie selon laquelle − bien que les notions de « manifestation » et de « protestation publique » ne soient pas définies par la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques − le comportement de l’auteur constituait une « manifestation » aux fins de cette loi. Que le comportement de l’auteur ait été ou non interdit par la législation nationale, le Comité fait observer que l’action d’une personne seule diffusant pacifiquement dans un lieu public un message concernant un procès qu’elle considérait comme inéquitable ne saurait être soumise aux mêmes restrictions que celles imposées à un rassemblement. Le Comité relève en outre que ni l’État partie ni les tribunaux nationaux n’ont invoqué le moindre motif précis justifiant la nécessité des restrictions imposées à l’auteur, comme l’exige le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. En particulier, l’État partie n’a pas montré en quoi l’obtention auprès des autorités locales d’une autorisation officielle préalable à la tenue d’une action de protestation solitaire était nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques, ou au respect des droits ou de la réputation d’autrui. L’État partie n’a pas non plus montré que les mesures choisies, à savoir déclarer l’auteur coupable et lui infliger une amende équivalant à la moitié du montant maximum prévu à l’article 373, paragraphe 1, du Code des infractions administratives, constituaient le moyen le moins perturbateur d’obtenir le résultat recherché ou étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, il n’a pas été démontré que les restrictions imposées à l’auteur étaient justifiées par un but légitime, ou nécessaires et proportionnées à ce but, au regard des conditions énoncées au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Il conclut par conséquent que les droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 ont été violés.

11.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par le Kazakhstan de l’article 19 du Pacte.

12.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu, entre autres, de revoir la déclaration de culpabilité de l’auteur et d’accorder une indemnisation suffisante et des mesures de réparation appropriées, y compris le remboursement de tous frais de justice encourus par l’auteur. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité réaffirme que, conformément aux obligations qui lui incombent au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, l’État partie devrait revoir sa législation, en particulier la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, en vue de faire en sorte que les droits garantis à l’article 19 du Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques, à les faire traduire dans ses langues officielles et à les diffuser largement.