Nations Unies

CCPR/C/125/D/2980/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 septembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2980/2017 * , ** , ***

Communication présentée par :

İsmet Özçelik, Turgay Karaman et I. A. (représentés par un conseil, Walter Van Steenbrugge)

Au nom de :

İsmet Özçelik, Turgay Karaman et I. A.

État partie :

Turquie

Date de la communication :

12 mai 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur du Comité (maintenant articles 94 et 92), communiquée à l’État partie le 19 mai 2018 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

26 mars 2019

Objet :

Arrestation et détention arbitraires ; accès à la justice

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; torture et mauvais traitements ; détention et arrestation arbitraires ; conditions de détention ; droit à un procès équitable ; dérogation au titre de l’article 4 du Pacte

Article(s) du Pacte :

4, 6, 7, 9, 10 et 14

Article(s) du Protocole facultatif :

1er, 2 et 5 (par. 2 b))

1.1Les auteurs de la communication sont İsmet Özçelik, Turgay Karaman et I. A, de nationalité turque, nés respectivement en 1959, 1974 et 1978. Les auteurs ont été expulsés de Malaisie vers la Turquie le 12 mai 2017. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 6, 7, 9, 10 et 14 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 24 février 2007. Les auteurs sont représentés par un conseil, Walter Van Steenbrugge. Le 2 août 2016, l’État partie a informé le Secrétaire général de sa décision de faire usage du droit de dérogation prévu à l’article 4 du Pacte. Le 9 août 2018, il l’a informé que l’état d’urgence avait pris fin le 19 juillet 2018 et que, par conséquent, il avait été mis un terme à la dérogation.

1.2Dans la communication initiale, datée du 12 mai 2017, des parents des auteurs affirmaient que ceux-ci étaient détenus au secret dans un lieu inconnu en Turquie et risquaient d’être soumis à la torture. Ils demandaient au Comité de prendre des mesures provisoires consistant à demander à l’État partie de garantir que, dans l’attente de l’examen de leur communication par le Comité, les auteurs ne seraient pas détenus arbitrairement ou torturés. Le 19 mai 2017, en application de l’article 92 de son règlement intérieur (maintenant l’article 94), le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a prié l’État partie de prendre toute mesure nécessaire pour déterminer le lieu où se trouvaient les auteurs et les placer immédiatement sous la protection de la loi, d’informer officiellement le Comité ainsi que les familles et les représentants des auteurs du lieu où se trouvaient les intéressés, de prendre toute mesure nécessaire pour que ceux-ci puissent entrer en relation avec leurs proches, et de présenter rapidement les auteurs à un juge et de leur permettre de s’entretenir avec un avocat de leur choix.

1.3Le 31 octobre 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a rejeté la demande par laquelle l’État partie le priait de lever les mesures provisoires. Le Comité a demandé à l’État partie de prendre toutes les mesures nécessaires pour traduire rapidement les auteurs devant un juge et leur permettre de s’entretenir avec un avocat de leur choix, pour leur donner rapidement accès à des soins médicaux adaptés et pour les autoriser à communiquer avec leur famille, leur conseil ou toute autre personne de leur choix et à recevoir leurs visites. En application du paragraphe 3 de l’article 97 de son règlement intérieur (maintenant le paragraphe 1 de l’article 93), le Comité a également rejeté la demande de l’État partie tendant à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond.

1.4Le 25 septembre 2017, I. A. a retiré la plainte dont il avait saisi le Comité. Le 27 février 2018, l’État partie a demandé qu’il soit mis fin à l’examen de la communication le concernant.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs sont considérés par les autorités turques comme étant liés au mouvement Gülen. En 2017, ils résidaient en Malaisie. Ils soutiennent que, au cours de la première semaine de mai 2017, ils ont été illégalement privés de liberté sur la base de la législation antiterroriste malaisienne par des individus agissant sous le contrôle ou sur instruction des autorités turques.

2.2Au moment où ils ont adressé leur communication au Comité, M. Karaman et M. Özçelik vivaient en Malaisie depuis treize ans. M. Karaman était directeur de la Time International School, école inspirée par les enseignements de Fethullah Gülen. Le 2 mai 2017, il a été enlevé en Malaisie en raison de son affiliation au mouvement Gülen. Une vidéo du système de surveillance d’un parking souterrain montre que cinq personnes non identifiées l’ont forcé à monter dans une voiture. Sa famille s’est vite rendu compte qu’il n’était pas joignable et a alerté la police locale et le bureau de l’ONU à Kuala Lumpur. M. Özçelik, un universitaire, attendait d’être réinstallé par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) après une tentative d’enlèvement au domicile de son fils à Kuala Lumpur, lorsque des personnes armées non identifiées, apparemment liées aux services de sécurité malaisiens, ont tenté de l’enlever pour le transférer en Turquie. La police locale est intervenue et a interrompu le transfèrement. M. Özçelik a été détenu pendant cinquante jours avant que les autorités malaisiennes ne décident de le libérer dans l’attente de son procès. Le 4 mai 2017, la police malaisienne l’a à nouveau privé de liberté.

2.3Il est peu à peu devenu clair, pour les membres de leur famille, que les auteurs étaient détenus au quartier général de la police à Kuala Lumpur. Les auteurs ne pouvaient ni consulter un avocat ni avoir accès à leur dossier. Leur avocat malaisien a immédiatement déposé une demande visant à ce qu’ils puissent le faire. Le 9 mai 2017, un bref contact entre l’avocat et les auteurs a été autorisé. La demande d’accès aux dossiers a toutefois été rejetée.

2.4Le 12 mai 2017, les auteurs ont été renvoyés en Turquie sans qu’aucune audience d’extradition n’ait eu lieu et sans qu’aucune décision judiciaire n’ait été prise en ce sens. À leur retour en Turquie, ils ont été placés en détention au secret dans un lieu inconnu.

Teneur de la plainte

3.1Dans leur communication initiale, les auteurs affirmaient qu’en tant que détenus, ils étaient exposés à un risque imminent de torture ou de mauvais traitements, en violation des droits consacrés par les articles 6, 7, 9 et 10 du Pacte. Ils indiquaient qu’ils étaient considérés comme étant liés au mouvement Gülen, qualifié d’organisation terroriste par l’État partie, et que des cas de torture et de mauvais traitements avaient souvent été signalés au sujet de personnes supposées être associées à ce mouvement.

3.2Les auteurs soutenaient en outre que les droits que leur reconnaît l’article 14 du Pacte avaient été violés car ils étaient détenus au secret en Turquie dans un lieu inconnu et étaient privés de leur droit à un procès équitable. La seule information que leurs proches avaient reçue concernant l’endroit où ils se trouvaient était qu’ils avaient été interrogés par l’unité antiterroriste de la police d’Ankara le 14 mai 2017. Leurs proches ne savaient ni où ils étaient détenus ni s’ils avaient comparu devant un juge ou avaient pu s’entretenir avec un avocat et consulter leur dossier.

3.3Le 25 septembre 2017, dans leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication, les auteurs ont fourni des informations complémentaires. Ils soutiennent qu’ils ont été arbitrairement et illégalement privés de leur liberté en violation des droits que leur reconnaît l’article 9 du Pacte. Ils affirment qu’ils ont été expulsés de Malaisie sans qu’une demande d’extradition n’ait été formulée, que les autorités turques ne les ont pas informés des charges retenues contre eux, qu’ils ont attendu dix-neuf jours pour l’un et vingt et un jours pour l’autre avant d’être présentés à un juge, qu’ils n’ont pas eu la possibilité de se présenter à nouveau en personne ou de se faire représenter par un avocat devant un tribunal pour faire réexaminer leur détention et qu’ils n’ont pas accès à leurs dossiers.

3.4Les auteurs avancent qu’ils ont été soumis à des mauvais traitements en violation des droits que leur confère l’article 7 du Pacte. M. Özçelik a informé son conseil qu’il avait subi des mauvais traitements, que des violences avaient été exercées contre lui et que sa famille avait été menacée. En raison de ces mauvais traitements, ses problèmes de santé− en particulier ses problèmes cardiaques − se sont considérablement aggravés. M. Karaman a également été victime de mauvais traitements et d’actes de torture. Les auteurs affirment qu’ils ont en outre été menacés de mise à l’isolement.

3.5Dans leur lettre du 25 septembre 2017, les auteurs fournissent un complément d’information sur les griefs qu’ils formulent au titre de l’article 10 du Pacte. Ils affirment que leurs familles n’ont pas été informées de leur changement de prison et qu’ils sont détenus dans une prison éloignée de la ville où elles vivent. Contacter leurs familles est tellement difficile et compliqué qu’ils ont rarement la possibilité de communiquer avec elles, bien qu’ils aient officiellement demandé à pouvoir leur parler au téléphone. Les auteurs affirment également qu’ils n’ont pas été autorisés à recevoir des vêtements de leurs familles pendant trois mois et qu’ils ont été privés de soins médicaux adéquats. Ils sont détenus dans des cellules surpeuplées, prévues pour 20 personnes au maximum mais dans lesquelles sont enfermés 26 détenus. Ils n’ont pas accès à une alimentation suffisante ni à des activités récréatives et ne jouissent pas de conditions d’hygiène adéquates.

3.6En ce qui concerne le grief qu’ils tirent de l’article 14 du Pacte, les auteurs avancent qu’ils n’ont pas été informés des charges retenues contre eux et qu’ils n’ont pas rapidement bénéficié de l’assistance d’un conseil. M. Özçelik a pu consulter son avocat treize jours après son arrestation et M. Karaman dix-sept jours après son arrestation. De plus, ils n’ont pas eu accès à leur dossier et n’ont comparu qu’une seule fois devant un juge.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 19 juillet 2017, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la communication. Il avance que, en application du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, la communication est irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il soutient que les griefs formulés par les auteurs au titre des articles 9, 10 et 14 sont irrecevables car il a fait usage de son droit de dérogation au titre de l’article 4 du Pacte, ce dont il a dûment informé le Secrétaire général.

4.2L’État partie fait observer que, selon les conclusions de ses autorités nationales, le mouvement Gülen ou « l’organisation terroriste féthullahiste/la structure étatique parallèle (FETÖ/PDY) » est une organisation terroriste armée créée par Fethullah Gülen en vue de renverser le gouvernement. Il observe que le Conseil national de sécurité a jugé, dans un certain nombre de décisions, que le FETÖ/PDY était une organisation terroriste qui constituait une menace pour la sécurité nationale et qui était responsable de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Il précise que l’état d’urgence a été déclaré à l’échelle nationale le 21 juillet 2016. L’État partie explique que, dans une notification datée du 21 juillet 2016, il a déclaré qu’en raison de l’état d’urgence, il était susceptible de prendre des mesures dérogeant aux obligations définies aux articles 2 (par. 3), 9, 10, 12 à 14, 17, 19, 21, 22 et 25 à 27 du Pacte, comme le permet l’article 4 de ce même instrument. Il soutient que les griefs formulés par les auteurs au titre des articles 9, 10 et 14 relèvent du champ d’application de la dérogation. Il estime que ces griefs devraient par conséquent être jugés irrecevables. Il avance que, conformément à l’article 4, les décrets‑lois promulgués et les mesures prises après la proclamation de l’état d’urgence ont été adoptés dans la stricte mesure où la situation l’exigeait et étaient proportionnés à la crise à laquelle les autorités faisaient face. Il précise que ces mesures ne devaient être en vigueur que pendant l’état d’urgence, et donc être uniquement temporaires.

4.3L’État partie fait remarquer qu’un grand nombre d’arrestations et de placements en garde à vue ont eu lieu à la suite de la tentative de coup d’État. Il fournit des informations sur les décrets-lois promulgués après la proclamation de l’état d’urgence. La durée maximale des gardes à vue décidées au titre des décrets-lois a été portée à trente jours par le décret-loi no 667 pour garantir l’efficacité des enquêtes. Par la suite, compte tenu de l’évolution de la situation, la durée des périodes de garde à vue prolongées a été revue. Le décret-loi no 684 a ramené à sept jours la durée maximale de la garde à vue, celle-ci pouvant être prolongée de sept jours sur décision d’un procureur. La personne gardée à vue, son avocat ou son représentant légal, son conjoint ou des proches au premier ou deuxième degré peuvent former un recours devant un tribunal pénal contre l’ordre de placement en garde à vue. La personne gardée à vue a le droit d’être assistée d’un conseil et un rapport médical est établi au début et à la fin de la garde à vue.

4.4En ce qui concerne les circonstances particulières de l’espèce, l’État partie fait observer qu’une enquête visant les auteurs en raison de leur appartenance présumée à une organisation terroriste armée est toujours en cours au Bureau du Procureur principal d’Ankara. Une décision restreignant l’accès au dossier de l’enquête a été prise. Le 29 août 2016, un mandat d’arrêt a été émis contre M. Özçelik par la chambre pénale de Sarayönü. Le 21 mars 2017, un mandat d’arrêt a été émis contre M. Karaman par la deuxième chambre pénale d’Ankara. Ces mandats d’arrêt ont été délivrés en application du paragraphe 2 de l’article 314 du Code pénal, les auteurs étant soupçonnés d’appartenir à une organisation terroriste armée. Les auteurs ont été placés en garde à vue à leur arrivée en Turquie, le 12 mai 2017. Le 18 mai 2017, la durée de leur garde à vue a été prolongée de sept jours sur instruction du Procureur. Pendant la garde à vue, les auteurs ont été informés de leurs droits. Leurs proches ont été informés de leur arrestation le 12 mai 2017. Le 17 mai 2017, à sa demande, M. Özçelik s’est vu attribuer un avocat désigné par le barreau. Il l’a rencontré le jour même et sa déposition a été recueillie par des agents de la force publique en présence de son avocat. Le 19 mai 2017, M. Karaman a également rencontré son avocat, et sa déposition a été recueillie le même jour par des agents de la force publique en présence de son avocat.

4.5Les auteurs ont été retenus en garde à vue du 12 au 23 mai 2017. Ils ont fait l’objet d’un examen médical avant et après leur garde à vue et des rapports médicaux ont été établis. Le 23 mai 2017, les auteurs ont été déférés devant la cinquième chambre pénale d’Ankara en présence de leur conseil et placés en détention sur décision du tribunal. Ils ont été conduits à la prison de Sincan (prison fermée de type T) où ils ont été détenus jusqu’au 3 juin 2017, date à laquelle ils ont été transférés à la prison de Denizli (également une prison fermée de type T), pour des raisons de sécurité et de capacité. Ils sont actuellement détenus à la prison de Denizli.

4.6Pendant leur détention à la prison de Sincan, M. Karaman et M. Özçelik avaient accès aux services de santé d’urgence 24 heures sur 24. Ils pouvaient regarder la télévision dans le quartier où ils étaient détenus ; il y avait aussi des toilettes, une salle de bain et une cuisine. Ils avaient un accès illimité à l’air libre et à la lumière du jour. Le jour de visite était le lundi ; toutefois, les proches des auteurs ne leur ont pas rendu visite. Alors qu’ils en avaient le droit, les auteurs n’ont pas passé d’appel téléphonique ni envoyé ou reçu de lettres. M. Özçelik s’est entretenu avec son avocat le 28 mai 2017 pendant cinquante-sept minutes et le 30 mai 2017 pendant soixante-six minutes. M. Karaman s’est entretenu avec son avocat le 26 mai 2017 pendant trente minutes. À la prison de Denizli, les auteurs sont détenus dans un quartier pouvant accueillir 20 personnes. Il n’y a aucune restriction concernant les appels téléphoniques ou les visites. M. Özçelik a reçu la visite de ses parents le 6 juin 2017. M. Karaman s’est entretenu au téléphone avec un proche le 12 juin.

4.7L’État partie soutient que les griefs des auteurs sont irrecevables pour non‑épuisement des recours internes car les intéressés n’ont pas formé de recours contre la décision de mise en détention rendue par la cinquième chambre pénale d’Ankara. Il avance en outre que les griefs relatifs à des placements arbitraires en garde à vue et en détention ainsi qu’à la non-communication des motifs de l’arrestation peuvent être, au plan interne, réexaminés par les tribunaux de première instance en application de l’article 141 du Code de procédure pénale. L’État partie fait de plus valoir que les particuliers, après épuisement de tous les recours administratifs et judiciaires, ont la possibilité de saisir la Cour constitutionnelle en cas de violations relevant de la Convention européenne des droits de l’homme et des protocoles s’y rapportant. Il observe que, dans les affaires soumises à la Cour européenne des droits de l’homme à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la Cour a estimé que la saisine de la Cour constitutionnelle constituait un recours utile qu’un requérant devait épuiser avant de déposer une requête.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 25 septembre 2017, les auteurs ont présenté leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication.

5.2Les auteurs soutiennent qu’aucun des recours internes évoqués par l’État partie ne constitue un recours adéquat ou suffisant.

5.3Les auteurs font observer qu’ils ont formé un recours contre la décision de mise en détention rendue par la cinquième chambre pénale d’Ankara. Le 30 mai 2017, le conseil de M. Karaman a contesté la décision, et l’avocat assigné à M. Özçelik par le barreau a fait de même le 26 mai. Le 22 juin, la sixième chambre pénale d’Ankara a rejeté les deux recours.

5.4Les auteurs expliquent que le dépôt d’une plainte devant les juridictions nationales sur la base de l’article 141 du Code de procédure pénale en vue d’obtenir une indemnisation financière n’est pas la voie de recours qu’ils recherchent. Leur objectif premier n’est pas d’obtenir une indemnisation financière, mais d’obtenir la cessation de la violation continue de leurs droits et leur libération.

5.5Les auteurs arguent que le dépôt d’une requête individuelle devant la Cour constitutionnelle n’est pas un recours utile car la Cour n’est pas compétente pour connaître des mesures prises en application des décrets-lois. Le 13 octobre 2016, elle a rejeté un recours introduit en septembre 2016 par le Parti républicain du peuple, le principal parti d’opposition, aux fins de l’examen de la constitutionnalité du décret-loi no667. Elle a estimé ne pas être compétente pour procéder à un tel examen. Les auteurs soutiennent en outre que le traitement d’un recours devant la Cour constitutionnelle excéderait des délais raisonnables. Selon les derniers chiffres disponibles, plus de 100 000 affaires sont actuellement pendantes devant la Cour, alors que celle-ci a, par le passé, traité 20 000 affaires par an au maximum. Les auteurs font remarquer que, selon des estimations récentes, il faudra au moins dix ans à la Cour pour examiner toutes les affaires dont elle est actuellement saisie.

5.6Les auteurs font valoir que, même s’ils avaient des recours internes à épuiser, cela leur serait impossible car ils ne peuvent pas compter sur une assistance et une représentation juridiques effectives. Il leur a été extrêmement difficile de trouver un conseil. La plupart des avocats avaient trop peur pour accepter de représenter un client prétendument lié au mouvement Gülen. Ce n’est qu’après avoir été éconduites de nombreuses fois que les familles des auteurs ont réussi à trouver des conseils disposés à représenter les auteurs en Turquie. Les auteurs précisent que le conseil de M. Özçelik ne lui a rendu visite qu’une seule fois, en mai 2017. Peu de temps après, il a été arrêté parce qu’il offrait son assistance à un güléniste présumé. L’ami des auteurs qui avait organisé la prise de contact avec ce conseil a également été arrêté. À sa libération, le conseil a renoncé à représenter l’auteur. Celui-ci s’est vu assigner un autre conseil par le barreau turc. Le nouveau conseil n’a pris aucune mesure pour défendre les intérêts de son client et n’a, au contraire, pas cessé d’essayer de le convaincre d’avouer des crimes qu’il n’avait pas commis. Les auteurs notent qu’ils n’ont aucune formation juridique ni aucune connaissance du système de justice pénale turc et qu’ils ne sont donc pas en mesure d’engager des procédures au niveau national sans l’assistance d’un conseil.

5.7Les auteurs ajoutent que les recours internes en Turquie devraient être présumés inutiles en raison des violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme commises dans le pays. Ils font observer que près d’un tiers des juges et des procureurs (4 424) ont été démis de leurs fonctions au motif qu’ils auraient conspiré avec le mouvement Gülen, tandis que 2 386 juges et procureurs ont été arrêtés. Dans son rapport de novembre 2016, la Commission européenne souligne que ces renvois massifs ainsi que le recrutement massif de nouveaux juges et procureurs soulèvent de graves questions quant à l’efficacité et à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

5.8Les auteurs soutiennent que les griefs qu’ils soulèvent au titre des articles 9, 10 et 14 du Pacte sont recevables en dépit de la dérogation appliquée par l’État partie au titre de l’article 4, car les mesures prises par les autorités de l’État partie en application de cette dérogation ne sont pas conformes aux principes de proportionnalité, de cohérence et de non-discrimination. Ils font valoir que le principe de proportionnalité exige que les mesures adoptées en vertu d’une dérogation n’aillent pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour faire face à un danger public exceptionnel qui menace la vie de la nation. Ils soutiennent que les décrets-lois ont été adoptés dans le but exprès d’écarter toutes les personnes ou organisations qui ont des liens même ténus avec le mouvement Gülen ou sont seulement modérément inspirées par ses idées, et que la dérogation est dès lors contraire à l’objectif et au but des dérogations autorisées par l’article 4.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note verbale datée du 27 février 2018, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Il répète ses arguments concernant le non‑épuisement des recours internes et soutient que les auteurs n’ont pas étayé leurs griefs aux fins de la recevabilité.

6.2L’État partie réaffirme que les griefs des auteurs au titre de l’article 9 du Pacte relèvent du champ d’application de la dérogation dont il a décidé d’user en application de l’article 4 du Pacte et que cette dérogation devrait donc être prise en compte dans l’examen de la communication. Il précise que l’enquête visant les auteurs est toujours en cours. Il fait également observer que, dans sa décision de mise en détention, la cinquième chambre pénale d’Ankara a indiqué que M. Özçelik utilisait l’application ByLock, un système de communication crypté utilisé par les membres du FETÖ/PDY, et qu’il avait déposé des fonds à la Banque Asya en 2014 afin de soutenir le FETÖ/PDY. L’État partie soutient que la détention des auteurs ne saurait être considérée comme arbitraire ou sans fondement compte tenu de l’état d’urgence, de la déclaration de dérogation, du champ de l’enquête menée contre les intéressés et du caractère grave et complexe des infractions qui leur sont reprochées.

6.3En ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 14 du Pacte, l’État partie déclare que l’accès au dossier peut être restreint en application de l’article 153 du Code de procédure pénale, qui dispose qu’à la demande du procureur, le droit de l’avocat de la défense d’examiner le contenu du dossier et d’en faire des copies peut être restreint par décision du juge, si l’examen ou la reproduction du contenu du dossier sont susceptibles de compromettre l’objectif de l’enquête en cours. L’État partie précise toutefois que la restriction ne s’étend pas aux dépositions du suspect, aux rapports d’experts et aux procès-verbaux des audiences auxquelles le suspect a le droit d’assister. Il fait valoir que les auteurs ont été informés des charges retenues contre eux à travers les questions posées au cours de l’interrogatoire de police et pendant les audiences devant le parquet et le tribunal. Il ajoute qu’une fois qu’un acte d’accusation a été établi, les restrictions imposées à l’accès au dossier sont levées et l’avocat de la défense peut examiner le contenu du dossier et en faire des copies. L’État partie soutient que les auteurs n’ont pas été privés du droit à un procès équitable. Il ajoute qu’ils n’ont pas soulevé leurs griefs au titre de l’article 14 devant les autorités nationales.

6.4En ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 7 du Pacte, l’État partie indique que l’article 9 du règlement relatif à l’arrestation, à la garde à vue et à la prise de dépositions dispose que, afin de prévenir les mauvais traitements, un rapport médical doit être établi pour les personnes arrêtées ou détenues. De même, un rapport médical est établi avant le transfert d’un suspect, ainsi qu’au moment de la prolongation de la garde à vue ou au moment de la mise en liberté. Les auteurs ont subi un examen médical avant leur placement en détention et des rapports médicaux ont été établis. De plus, les auteurs ont été examinés à la prison de Sincan comme à celle de Denizli. Rien n’indique qu’ils aient été soumis à la torture ou à des mauvais traitements. L’État partie fait valoir en outre que les auteurs n’ont pas soulevé leurs griefs au titre de l’article 7 devant les autorités nationales.

6.5En ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 10 du Pacte, l’État partie déclare que les auteurs étaient en détention provisoire à la prison de Sincan du 23 mai au 3 juin 2017. Pendant cette période, ils ont eu la possibilité de communiquer avec leurs proches et ont bénéficié d’un examen médical. M. Karaman n’a pas déclaré avoir des problèmes de santé. Le 30 mai 2017, il a été déterminé que M. Özçelik souffrait d’une pathologie des artères coronaires, de diabète sucré et d’hypertension. Il s’est vu prescrire les traitements voulus. Les auteurs ont pu acheter des vêtements de base au magasin de la prison avec les fonds déposés sur leur compte. Les vêtements apportés par leurs proches ont été dûment acceptés et remis aux intéressés. Les auteurs avaient accès, moyennant paiement, au service de blanchisserie de la prison. Alors qu’ils en avaient le droit, ils n’ont ni passé d’appels téléphoniques ni envoyé ou reçu de lettres. Le 3 juin 2017, ils ont été transférés à la prison de Denizli. Le même jour, M. Karaman a été examiné à la prison par son médecin de famille. Il a ensuite été examiné par un médecin de l’hôpital public de Denizli qui lui a prescrit des médicaments. Le 21 septembre 2017, il a été examiné dans un centre dentaire. M. Özçelik a été examiné par son médecin de famille les 3 juin, 5 juillet, 10 août, 2 octobre et 30 novembre 2017. Il s’est vu prescrire des médicaments. Le 12 juillet 2017, il a été examiné par un cardiologue à l’hôpital public de Denizli. M. Karaman s’est entretenu par téléphone avec son père 13 fois entre juin et décembre 2017. M. Özçelik s’est entretenu par téléphone avec sa sœur le 27 novembre 2017. Les auteurs ne font l’objet d’aucune restriction en ce qui concerne l’envoi ou la réception de lettres et tous deux ont envoyé et reçu du courrier. Ils peuvent également communiquer avec leur conseil et recevoir des visites. Dans les deux prisons, ils ont reçu de l’eau potable et des aliments nutritifs et sains adaptés à leur âge, à leur état de santé et à leurs prescriptions religieuses et culturelles. L’État partie affirme par conséquent que les conditions de détention des auteurs sont conformes à l’article 10 du Pacte. Il ajoute que les auteurs n’ont pas soulevé leurs griefs au titre de l’article 10 devant les autorités nationales.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Le 16 juillet 2018, les auteurs ont présenté leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond.

7.2Les auteurs relèvent que l’État partie n’a présenté aucun document (mandats d’arrêt, demandes d’extradition ou décisions de mise en détention, par exemple) à l’appui de son affirmation selon laquelle les auteurs n’ont pas été soumis à un traitement contraire aux droits que leur garantit le Pacte.

7.3Les auteurs répètent qu’ils ont été arbitrairement et illégalement privés de leur liberté, en violation des droits consacrés par l’article 9 du Pacte. Ils expliquent que, d’après les informations fournies par leur avocat malaisien, les services spéciaux malaisiens les ont secrètement remis à des agents des renseignements turcs dans la soirée du 11 mai 2017, et qu’ensuite ils ont été transférés à Ankara sans que leurs familles ou leur avocat n’en soient informés. Ils n’ont pas été informés des faits concrets qui leur sont reprochés et ne connaissent toujours pas les raisons exactes de leur détention. Ce n’est que par les observations de l’État partie qu’ils ont pris connaissance de certains des éléments retenus contre eux. Ils constatent que la seule preuve produite en ce qui concerne les charges retenues contre M. Özçelik est l’utilisation présumée de l’application ByLock, plateforme de communication en ligne utilisée par plus d’un million de personnes dans le monde, et le fait qu’il a déposé de l’argent à la Banque Asya, qui a été, pendant des années, la plus grande banque participative de Turquie. Ils relèvent que l’État partie n’a donné aucune information concernant des éléments de preuve qui justifieraient la détention de M. Karaman. Ils font valoir que les éléments invoqués par l’État partie ne répondent manifestement pas au critère du motif valable.

7.4Les auteurs rappellent qu’ils n’ont pas comparu rapidement devant un juge. Ils observent que la Cour européenne des droits de l’homme a systématiquement considéré qu’il y avait violation de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’une personne était privée de liberté plus de quatre jours sans comparaître devant un juge. Ils ajoutent que, depuis leur première comparution devant un juge, ils n’ont pas eu la possibilité de comparaître à nouveau en personne ou de se faire représenter par un avocat devant un tribunal afin que leur détention soit réexaminée. Ils ne savent pas si l’enquête progresse puisqu’ils n’ont pas accès au dossier.

7.5En ce qui concerne les griefs qu’ils soulèvent au titre de l’article 7 du Pacte, les auteurs notent que l’État partie affirme que des rapports médicaux ont été établis au moment de leur transfert vers les prisons de Sincan et de Denizli et qu’ils n’ont révélé aucun signe de torture ou de mauvais traitement. Ils observent que l’État partie n’a pas soumis les rapports médicaux en question avec ses observations et qu’eux-mêmes n’y ont pas accès. Ils soutiennent en outre que, même si ces rapports existent, ils ne prouvent pas qu’il n’y a pas eu torture ou mauvais traitements.

7.6En ce qui concerne leurs griefs au titre de l’article 10 du Pacte, les auteurs affirment que leurs avocats et leurs familles n’ont pas été informés de leur transfert à la prison de Denizli. Ils précisent que la prison de Denizli se trouve à six heures de route d’Ankara, où vivent leurs proches. Ils répètent qu’ils n’ont pas été autorisés à recevoir des vêtements de la part de leur famille pendant trois mois et qu’il est si difficile et compliqué de contacter leurs proches qu’ils ont rarement l’occasion de communiquer avec eux. Ils affirment qu’ils ont demandé l’autorisation de téléphoner à leur femme et à leurs enfants qui vivent à l’étranger mais n’y ont pas été autorisés. Ils n’ont eu droit qu’à des communications téléphoniques limitées et surveillées avec leurs parents, qui sont en Turquie. Lorsque M. Karaman a essayé d’insister sur son droit de passer des appels téléphoniques, le directeur de la prison l’a menacé de le placer à l’isolement. Le seul moyen qu’ont les auteurs de communiquer avec leurs proches à l’étranger est de leur envoyer des lettres ; or, certaines des lettres envoyées par leurs familles ne sont pas remises aux auteurs par les autorités pénitentiaires, et celles qui leur sont remises ne le sont parfois qu’au bout d’un mois. Les auteurs affirment également qu’on leur a refusé des traitements médicaux nécessaires, ce qui a de graves répercussions sur leur santé et leur bien-être. Ils ajoutent qu’ils sont détenus dans des cellules surpeuplées où six à 10 personnes doivent dormir par terre et qu’ils n’ont pas accès à une alimentation suffisante ni à des activités récréatives et ne jouissent pas de conditions d’hygiène adéquates.

7.7En ce qui concerne les griefs qu’ils soulèvent au titre de l’article 14 du Pacte, les auteurs font valoir que les questions qui leur ont été posées pendant l’interrogatoire ne peuvent être considérées comme un moyen suffisant de les informer des charges retenues contre eux. Ils disent que leurs conversations avec leurs conseils ont été surveillées et enregistrées. Ils indiquent une nouvelle fois qu’ils n’ont pas accès à leur dossier et ne bénéficient pas de l’assistance effective d’un conseil. Ils n’ont aucune chance d’être jugés dans des délais raisonnables étant donné que l’enquête les concernant n’a pas avancé.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être considérée comme irrecevable pour non-épuisement des recours internes, les auteurs n’ayant pas fait appel des décisions de mise en détention rendues par la cinquième chambre pénale d’Ankara. Il relève toutefois que les auteurs affirment avoir fait appel de ces décisions auprès de la sixième chambre pénale d’Ankara, qui a rejeté leurs recours le 22 juin 2017. Il constate que l’État partie ne conteste pas l’affirmation des auteurs à cet égard et qu’il n’indique pas d’autres voies de recours dont les auteurs auraient pu se prévaloir contre les décisions de mise en détention. Le Comité estime dès lors que les auteurs ont épuisé ce recours.

8.4Le Comité relève que l’État partie argue que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes parce qu’ils n’ont pas saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il relève aussi que l’État partie fait valoir que la Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dans des affaires concernant la détention provisoire après la proclamation de l’état d’urgence, qu’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle constituait un recours utile.

8.5Le Comité prend note de l’argument des auteurs selon lequel la formation d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne constitue pas un recours utile car : a) la Cour n’est pas compétente pour connaître des mesures imposées en application des décrets-lois ; b) la procédure serait excessivement longue ; c) les auteurs ne peuvent pas compter sur une représentation et une assistance juridiques effectives aux fins d’un recours devant la Cour constitutionnelle. Le Comité note que l’État partie n’a pas fourni d’informations ou de statistiques sur l’utilité du recours individuel formé devant la Cour constitutionnelle dans les affaires concernant une détention provisoire imposée en application des décrets-lois. Il note également que l’État partie n’a pas réfuté l’affirmation des auteurs selon laquelle la procédure devant la Cour constitutionnelle serait excessivement longue. Il note en outre que l’État partie n’a fourni aucune information spécifique visant à réfuter l’argument des auteurs qui affirment que le fait qu’ils ne bénéficient pas d’une représentation juridique effective les empêche de déposer une requête devant la Cour constitutionnelle. Il note également que la Cour européenne des droits de l’homme a exprimé des préoccupations quant à l’utilité des recours formés par des particuliers devant la Cour constitutionnelle dans des affaires concernant la détention provisoire, en raison de la non-application par les juridictions inférieures de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans deux affaires dans lesquelles elle avait constaté des violations des droits des requérants. Le Comité note aussi que la Cour européenne des droits de l’homme a souligné qu’il appartient au Gouvernement de prouver que cette voie de recours est effective, tant en théorie qu’en pratique. Le dossier ne contenant pas d’autres informations montrant l’utilité d’un recours devant la Cour constitutionnelle, le Comité estime que, dans les circonstances de l’espèce, l’État partie n’a pas démontré qu’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle aurait pu être utile pour contester la détention des auteurs en application des décrets-lois.

8.6Le Comité relève que l’État partie avance que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes car ils n’ont pas présenté de demande d’indemnisation au titre de l’article 141 du Code de procédure pénale. Il constate toutefois que le recours prévu par cette disposition ne mettrait pas fin à la détention provisoire des auteurs et ne pourrait donc pas constituer un recours utile au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.7Le Comité note que l’État partie fait valoir, en ce qui concerne les griefs soulevés au titre des articles 6, 7, 10 et 14, que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes car ils n’ont pas soulevé leurs griefs devant une autorité nationale. Il observe que les auteurs disent qu’ils ont subi des mauvais traitements, que M. Özçelik en a informé son conseil et que le conseil qui lui a été assigné par le barreau turc n’a pris aucune mesure pour défendre ses intérêts et a essayé de le convaincre d’avouer des crimes qu’il n’avait pas commis. Il note aussi que les auteurs affirment n’avoir aucune formation juridique ni aucune connaissance du système de justice pénale turc. Il rappelle que les auteurs de communications doivent faire preuve de la diligence voulue pour exercer les voies de recours qui leur sont ouvertes mais note qu’en l’espèce les auteurs n’ont pas fourni d’informations spécifiques ni d’éléments de preuve montrant qu’ils ont soulevé ces griefs devant les autorités nationales compétentes ou qu’ils ont demandé à leurs conseils de le faire en leur nom. Il conclut par conséquent que les griefs soulevés au titre des articles 6, 7, 10 et 14 sont irrecevables au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.8Le Comité note que l’État partie affirme que les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 9 devraient être déclarés irrecevables car l’État partie s’est prévalu de son droit de dérogation au titre de l’article 4 du Pacte. Il rappelle qu’avant qu’un État ne décide d’invoquer l’article 4, il faut que deux conditions essentielles soient réunies : la situation doit représenter un danger public exceptionnel qui menace l’existence de la nation et l’État partie doit avoir proclamé officiellement un état d’urgence. Il note que l’État partie a proclamé l’état d’urgence le 20 juillet 2016 et qu’il estime que la tentative de coup d’État et ses conséquences constituent une grave menace pour la sécurité et l’ordre publics et l’existence de la nation. Il relève que les auteurs n’ont pas contesté que la situation constituait un danger public exceptionnel au sens de l’article 4 du Pacte. Il relève aussi que la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle de Turquie ont estimé que la tentative de coup d’État avait révélé l’existence d’un danger public exceptionnel menaçant la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Constitution. Le Comité considère par conséquent que la dérogation a été décidée dans une situation qui constituait un danger public exceptionnel au sens de l’article 4 du Pacte. Toutefois, l’État partie n’a pas expliqué en quoi les auteurs avaient, d’une manière ou d’une autre, un lien avec les dangers ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence sur le territoire de l’État partie ou présentaient un tel danger, ni en quoi leur placement en détention provisoire au titre des décrets-lois d’urgence répondait strictement aux exigences de la situation en matière de sécurité. Il note que les auteurs affirment que les mesures adoptées par l’État partie à leur égard n’étaient pas conformes aux principes de proportionnalité, de cohérence et de non-discrimination. Il considère que la question de savoir si les mesures prises dans le cas des auteurs étaient strictement requises par les exigences de la situation doit être appréciée dans le cadre de l’examen de la communication au fond.

8.9Le Comité note que les auteurs affirment que les droits que leur confère l’article 9 du Pacte ont été violés, car ils ont été renvoyés de la Malaisie vers la Turquie par des individus agissant sous le contrôle ou sur instruction des autorités turques, sans qu’aucune procédure judiciaire d’extradition n’ait été engagée par la Turquie. Il note que, d’après les informations limitées figurant au dossier, les auteurs ont été détenus par les autorités malaisiennes avant d’être renvoyés en Turquie. Il constate que les informations figurant au dossier ne lui permettent pas de conclure que les auteurs ont été renvoyés vers la Turquie sous le contrôle effectif des autorités turques. Il déclare par conséquent cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article premier du Protocole facultatif.

8.10Le Comité note que I. A. a retiré sa plainte devant le Comité. Il décide par conséquent de mettre fin à l’examen de la communication en ce qui le concerne.

8.11En l’absence d’autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable en ce qui concerne les autres griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 9 du Pacte, et procède à leur examen sur le fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2En ce qui concerne la dérogation dont l’État partie a fait usage au titre de l’article 4 du Pacte, le Comité rappelle qu’une condition fondamentale pour toute mesure dérogeant au Pacte est que de telles mesures soient limitées à ce qui est strictement exigé par la situation conformément au principe de proportionnalité. Il rappelle en outre que le simple fait qu’une dérogation admise à une disposition spécifique puisse être en soi exigée par les circonstances ne dispense pas de prouver également que les mesures spécifiques prises conformément à cette dérogation sont dictées par les nécessités de la situation. La garantie fondamentale contre la détention arbitraire n’est pas susceptible de dérogation dans la mesure où même les situations couvertes par l’article 4 ne peuvent pas justifier une privation de liberté qui n’est pas raisonnable ou nécessaire dans les circonstances. L’existence et la nature d’un danger public exceptionnel qui menace l’existence de la nation peuvent toutefois être prises en considération pour déterminer si une arrestation ou une détention particulière est arbitraire.

9.3Le Comité prend note des griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 9 du Pacte. Il note que les auteurs n’ont pas affirmé que leur détention en Turquie était illégale au regard des décrets-lois. Par conséquent, la question qui se pose au Comité est de savoir si leur détention est arbitraire. Le Comité rappelle que l’adjectif « arbitraire » doit recevoir une interprétation large, intégrant le caractère inapproprié, l’injustice, le manque de prévisibilité et le non-respect des garanties judiciaires, ainsi que les principes du caractère raisonnable, de la nécessité et de la proportionnalité, et que le placement en détention provisoire dans une affaire pénale doit être une mesure raisonnable et nécessaire en toutes circonstances.

9.4Le Comité note que les auteurs affirment qu’ils n’ont pas été informés des charges retenues contre eux et ignorent les raisons exactes de leur détention, qu’ils n’ont pas accès à leur dossier et que l’État partie n’a présenté aucun élément prouvant qu’ils pouvaient raisonnablement être soupçonnés d’avoir commis une infraction pénale qui justifierait un placement en détention provisoire. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la détention des auteurs ne peut être considérée comme arbitraire ou sans fondement compte tenu de l’état d’urgence, de la déclaration de dérogation, du champ de l’enquête menée contre les auteurs et du caractère grave et complexe des infractions qui leur sont reprochées. Il prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs ont été informés des accusations portées contre eux par les questions posées au cours de l’interrogatoire de police et pendant les audiences devant le ministère public et le tribunal. Le Comité rappelle que les personnes arrêtées aux fins d’enquête sur une infraction pénale qu’elles peuvent avoir commise, ou aux fins de placement en détention en vue d’un procès pénal, doivent être informées dans le plus court délai des infractions dont elles sont soupçonnées ou accusées. Il constate que l’État partie n’a présenté aucun document tel que la décision de mise en détention, le mandat d’arrêt ou les transcriptions des procédures judiciaires pour étayer son affirmation selon laquelle les auteurs ont été rapidement informés des raisons de leur arrestation ou des charges retenues contre eux. Il constate de plus que l’État partie n’a donné aucune information sur les questions posées aux auteurs au cours de l’enquête ni fourni les enregistrements des entretiens. Il constate de surcroît que l’État partie n’a fourni aucune information sur les éléments de preuve détenus contre M. Karaman qui justifieraient sa détention et que les seuls éléments retenus contre M. Özçelik sont l’utilisation de l’application ByLock et le dépôt de fonds à la Banque Asya. Dans ces circonstances, le Comité considère que l’État partie n’a pas établi que les auteurs ont été rapidement informés des charges retenues contre eux et des motifs de leur arrestation, ni que leur détention répond aux critères du caractère raisonnable et de la nécessité. Il rappelle qu’une dérogation au titre de l’article 4 ne saurait justifier une privation de liberté déraisonnable ou inutile. Il conclut par conséquent que la détention des auteurs constitue une violation des droits reconnus aux paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte.

9.5Le Comité observe que les auteurs affirment que les autorités turques ont mis dix‑neuf jours dans un cas, vingt et un dans l’autre, pour les traduire devant un juge et qu’ils n’ont pas eu la possibilité de comparaître de nouveau en personne ou de se faire représenter par un conseil devant un tribunal pour faire examiner leur détention. Il note que l’État partie affirme que les auteurs ont été placés en garde à vue à leur arrivée en Turquie le 12 mai 2017, que leur garde à vue a été prolongée de sept jours le 18 mai 2017 sur instruction du Procureur et qu’ils ont été placés en détention le 23 mai 2017. Il note que, d’après les informations limitées figurant au dossier, il semble que les auteurs aient été détenus par les autorités malaisiennes avant d’être renvoyés en Turquie, selon eux à la demande des autorités turques (voir par. 8.9 ci-dessus). Toutefois, comme ne figure au dossier aucune information concrète suggérant que les auteurs étaient effectivement sous le contrôle des autorités turques avant d’être renvoyés en Turquie, le Comité considère que la période de détention attribuée aux autorités turques a débuté le 12 mai 2017. Les auteurs ont été déférés devant un juge le 23 mai 2017, onze jours après avoir été placés en garde à vue par les autorités turques.

9.6Le Comité rappelle que tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale doit être traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires. Ce droit vise à garantir que la détention d’un individu dans le cadre d’une enquête ou de poursuites pénales soit placée sous contrôle juridictionnel. Il est inhérent au bon exercice du pouvoir judiciaire que ce contrôle soit assuré par une autorité indépendante, objective et impartiale par rapport aux questions traitées. Ainsi, un procureur ne peut pas être considéré comme une autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires au sens du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte. Si le sens exact à donner à l’expression « dans le plus court délai » peut varier selon les circonstances objectives, le laps de temps ne devrait pas dépasser quelques jours à partir du moment de l’arrestation. Tout délai supérieur à quarante-huit heures doit rester absolument exceptionnel et être justifié par les circonstances. Le Comité note que toute dérogation à ce délai en cas de danger public exceptionnel doit être strictement justifiée par les exigences de la situation. Après l’évaluation initiale déterminant que la détention avant jugement est nécessaire, il faut réexaminer périodiquement la mesure pour savoir si elle continue d’être raisonnable et nécessaire, eu égard à d’autres solutions possibles.

9.7Le Comité observe que les auteurs n’ont été traduits devant un juge qu’au bout de onze jours et que, par conséquent, ils n’ont pas été traduits dans le plus court délai devant un juge ou un fonctionnaire de justice. Il relève que les auteurs affirment que, depuis l’audience sur la détention du 23 mai 2017, ils n’ont pas eu la possibilité de comparaître de nouveau en personne ou de se faire représenter par un conseil afin que la décision de mise en détention soit réexaminée, ce qui représente une période de presque deux ans. Il constate que l’État partie n’a pas contesté les allégations des auteurs sur ce point et qu’il n’a pas non plus indiqué si la décision de mise en détention prise contre les auteurs a été réexaminée périodiquement. Le Comité considère qu’un tel délai et l’absence de réexamen de la nécessité et du caractère raisonnable du maintien en détention des auteurs, compte tenu en particulier de ses conclusions en ce qui concerne les griefs des auteurs au titre des paragraphes 1 et 2 de l’article 9, ne peuvent être considérés comme strictement requis par les exigences de la situation. En conséquence, il conclut à une violation des droits reconnus aux auteurs au paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits des auteurs consacrés aux paragraphes 1 à 3 de l’article 9 du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de libérer les auteurs et de leur accorder une indemnisation adéquate pour les violations subies. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans la langue officielle de l’État partie.

Annexe

Opinion individuelle de Gentian Zyberi (en partie concordante et en partie dissidente)

Contexte

1.Le 15 juillet 2016, la Turquie a subi un coup d’État, une attaque criminelle contre l’ordre constitutionnel turc, qui visait à renverser le gouvernement turc et le président, Recep Erdoğan. Le 2 août 2016, la Turquie a informé le Secrétaire général de sa décision de faire usage du droit de dérogation prévu à l’article 4 du Pacte et d’adopter des mesures pouvant supposer des dérogations aux obligations prévues dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques aux articles 2 (par. 3), 9, 10, 12, 13, 14, 17, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 (par. 1.1 et note 3 des constatations du Comité). L’état d’urgence a été levé en Turquie le 19 juillet 2018 (par. 1.1).

Opinion concordante

2.Je suis entièrement d’accord avec le Comité pour dire que les faits de l’affaire révèlent une violation des paragraphes 1 à 3 de l’article 9 du Pacte (par. 10). La Turquie n’a pas démontré que les auteurs ont été rapidement informés des charges retenues contre eux et du motif de leur arrestation, ni que leur détention était raisonnable et nécessaire. Cela a conduit le Comité à conclure que la détention des auteurs constituait une violation des droits qui leur sont reconnus aux paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte (par. 9.4). En outre, les délais constatés et l’absence de réexamen de la nécessité et du caractère raisonnable du maintien en détention des auteurs, compte tenu en particulier des conclusions du Comité en ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre des paragraphes 1 et 2 de l’article 9, ne peuvent être considérés comme strictement requis par les exigences de la situation. En conséquence, le Comité a conclu à une violation des droits reconnus aux auteurs au paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte (par. 9.7).

Opinion dissidente

3.Je ne peux me joindre à la décision du Comité de déclarer irrecevable, en application de l’article premier du Protocole facultatif, le grief de violation de l’article 9 formulé par les auteurs au motif qu’ils ont été illégalement transférés en Turquie depuis la Malaisie. Les auteurs ont affirmé qu’ils avaient fait l’objet d’une tentative d’enlèvement (par. 2.2), et qu’aucune audience d’extradition n’avait eu lieu et aucune décision judiciaire n’avait été prise à cet égard (par. 2.4). Selon l’avocat malaisien des auteurs, ceux-ci ont été secrètement remis par les services spéciaux malaisiens à des agents des renseignements turcs dans la soirée du 11 mai 2017, et ils ont ensuite été transférés à Ankara sans que leurs familles ou leur avocat n’en soient informés (par. 7.3). La Turquie n’a fourni aux auteurs ou au Comité aucun document relatif au renvoi des auteurs de Malaisie. Dans ces circonstances, le Comité aurait dû considérer, comme le demandaient les auteurs, que la Turquie était responsable d’une violation de l’article 9 en raison de sa complicité et de son rôle actif dans le déplacement illégal des auteurs hors de Malaisie.

4.Je ne souscris pas non plus aux conclusions du Comité quand il estime que les griefs soulevés par les auteurs au titre des articles 7, 10 et 14 sont irrecevables au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Premièrement, d’un point de vue général, le système juridique turc dans son ensemble a pâti des conséquences du coup d’État, notamment les professionnels de l’administration de la justice pénale soupçonnés de faire partie de « l’organisation terroriste féthullahiste/la structure étatique parallèle (FETÖ/PDY) » ou d’y être affiliés. Deuxièmement, et en ce qui concerne spécifiquement l’affaire en question, les auteurs ont essayé d’utiliser les moyens juridiques dont ils pouvaient raisonnablement se saisir, en vain.

5.Les auteurs ont affirmé qu’ils n’avaient pas la possibilité d’épuiser les recours internes, car ils ne pouvaient pas compter sur une représentation et une assistance juridiques effectives, étant donné qu’il leur avait été extrêmement difficile de trouver un avocat (par. 5.6). En outre, ils ont fait remarquer qu’ils n’avaient aucune formation juridique ni connaissance du système de justice pénale turc et qu’ils n’étaient donc pas en mesure d’engager des procédures au niveau national sans l’assistance d’un conseil (par. 5.6). Même si j’estime comme le Comité que les auteurs de communications doivent faire preuve de la diligence voulue pour exercer les voies de recours qui leur sont ouvertes, cette démarche ne peut se faire que dans un environnement propice. Sachant que, après le coup d’État, près d’un tiers des juges et des procureurs (4 424) ont été démis de leurs fonctions au motif qu’ils auraient conspiré avec le mouvement Gülen et que 2 386 juges et procureurs ont été arrêtés (par. 5.7), le système juridique turc n’offre pas un environnement propice au respect des exigences d’une procédure régulière.

6.Les auteurs ont formé un recours contre la décision de mise en détention les concernant mais ont été déboutés (par. 5.3). M. Özçelik a informé son avocat qu’il avait été soumis à des mauvais traitements et que sa famille avait été menacée (par. 3.4). Les deux auteurs sont toujours en détention après presque deux ans, sans qu’aucun chef d’accusation précis n’ait été défini et sans qu’une date n’ait été fixée pour leur procès. Ces faits auraient dû inciter le Comité à accorder plus de poids à la deuxième phrase du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, qui dit que les recours internes n’ont pas à être épuisés si les procédures excèdent des délais raisonnables.

7.La violation des éléments du droit à un procès équitable garantis au paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte est sans doute celle qui résume le mieux les problèmes de l’administration de la justice pénale dans cette affaire. L’avocat assigné à M. Özçelik par le barreau turc n’a pris aucune mesure pour défendre les intérêts de son client et a, au contraire, continué à essayer de le persuader d’avouer des crimes qu’il n’avait pas commis (par. 5.6). Le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte garantit le droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi-même ou de s’avouer coupable. Au lieu de les protéger, l’avocat a délibérément porté atteinte aux droits de l’accusé.

8.Enfin, il est problématique que le Comité ait fait peser la charge de la preuve sur les auteurs, même lorsque l’État partie n’a fourni aucune preuve documentaire ou autre pour réfuter leurs allégations.