Nations Unies

CCPR/C/125/D/2316/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

14 mai 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2316/2013 * , **

Communication présentée par :

Arslan Dawletow (représenté par des conseils, Shane H. Brady et Philip Brumley)

Au nom de :

Arslan Dawletow

État partie :

Turkménistan

Date de la communication :

1er mai 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

29 mars 2019

Objet :

Objection de conscience au service militaire obligatoire

Question(s) de procédure :

Défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Liberté de conscience ; traitement inhumain et dégradant

Article(s) du Pacte :

7 et 18 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.L’auteur de la communication est Arslan Dawletow, de nationalité turkmène, né en 1992. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Turkménistan le 1er août 1997. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est Témoin de Jéhovah. Il n’a jamais été accusé d’aucune infraction pénale ou administrative autre que l’objection de conscience dont il a été reconnu coupable au pénal. Sa convocation au service militaire a été reportée en 2010 et à nouveau en 2011 en raison des crises d’épilepsie auxquelles il est sujet depuis l’enfance et d’un diagnostic confirmé de « syndrome asthéno-dépressif ».

2.2En octobre 2012, l’auteur a été convoqué pour l’accomplissement de son service militaire, qui était incompatible avec ses convictions religieuses et son état de santé. Il a expliqué aux représentants du Commissariat militaire, aussi bien oralement que par écrit, que ses convictions religieuses de Témoin de Jéhovah lui interdisaient de se soumettre au service militaire. Le 5 décembre 2012, il a été déclaré apte au service militaire.

2.3Le 7 décembre 2012, l’auteur a reçu l’ordre de se présenter pour entamer son service militaire, ce qu’il a fait. Le 8 décembre 2012, il a été arrêté par des agents du Commissariat militaire et placé en détention provisoire au centre pénitentiaire DZ-D/7 à Dachogouz. Son procès s’est tenu le 9 janvier 2013 au tribunal municipal de Dachogouz. L’auteur a expliqué qu’il avait refusé d’effectuer son service militaire pour des raisons religieuses, que sa conscience lui interdisait d’effectuer son service militaire, de prêter allégeance et de porter un uniforme militaire ou une arme mais qu’il était disposé à s’acquitter de ses obligations civiques en accomplissant un service civil de remplacement.

2.4Le 9 janvier 2013, le tribunal municipal de Dachogouz a déclaré l’auteur coupable et l’a condamné, en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal, à une peine de vingt‑quatre mois d’emprisonnement pour refus d’effectuer le service militaire. L’auteur a été placé en détention à l’issue de l’audience. Sa mère a introduit un recours en son nom car son incarcération l’empêchait de le faire lui-même. Cependant, lorsque sa mère lui a rendu visite le 15 janvier 2013, les agents du centre pénitentiaire n’ont pas laissé l’auteur signer la demande de recours. Le 18 janvier 2013, la mère de l’auteur a déposé auprès du Procureur général du Turkménistan une plainte le priant de prendre d’urgence des mesures pour que l’auteur puisse signer la demande dans le délai de présentation du recours, soit avant le 19 janvier 2013. Dans une lettre datée du 5 février 2013, le Procureur de Dachogouz a déclaré que l’auteur et sa mère avaient eu « une brève entrevue » le 15 janvier 2013 et qu’un recours pouvait être formé par un avocat ou par l’auteur. Dans sa réponse, le Procureur n’a fait aucun cas du point le plus important de la plainte, à savoir que le personnel pénitentiaire présent lors de l’entrevue entre l’auteur et sa mère n’avait pas laissé l’auteur signer la demande de recours et, qu’à ce stade, celui-ci n’était pas représenté par un conseil. Or, c’est à cause de ce refus de la part du personnel pénitentiaire que l’auteur n’a pas pu faire appel du jugement du tribunal municipal de Dachogouz. L’auteur affirme qu’en l’absence de recours interne utile lui permettant de dénoncer la violation des droits qu’il tient du Pacte, l’obligation d’épuiser tous les recours internes disponibles a été satisfaite.

2.5Au moment de la soumission de la communication, l’auteur exécutait sa peine à la prison LBK-12, située près de la ville de Seydi.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les poursuites et l’incarcération dont il a fait l’objet en raison de ses convictions religieuses, telles qu’elles s’expriment dans son objection de conscience au service militaire, constituent en elles-mêmes un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 7 du Pacte. Il affirme qu’il y a eu également violation de l’article 7 du Pacte du fait des conditions de détention à la prison LBK-12. À cet égard, il renvoie aux observations finales du Comité contre la torture, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et au rapport publié en février 2010 par l’Association des avocats indépendants du Turkménistan, qui indiquent que la pratique de la torture et des mauvais traitements sur les détenus est largement répandue dans l’État partie. Ces documents soulignent également le risque sérieux que courent les détenus d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants et le fait que la prison LBK-12 est située dans un désert où les températures peuvent être extrêmes. En outre, la prison est surpeuplée et les détenus atteints de maladies contagieuses ne sont pas séparés de ceux qui sont en bonne santé.

3.2L’auteur affirme que le fait qu’il ait été poursuivi, déclaré coupable et incarcéré pour avoir refusé d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses et de son objection de conscience constitue une violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il fait observer qu’il a indiqué aux autorités turkmènes qu’il était disposé à s’acquitter de ses devoirs civiques en accomplissant un service de remplacement en bonne et due forme ; toutefois, la législation de l’État partie ne prévoit pas cette possibilité.

3.3L’auteur prie le Comité d’enjoindre à l’État partie de : a) l’acquitter des charges retenues contre lui au titre du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal et d’effacer son casier judiciaire ; b) l’indemniser pour le préjudice moral subi et lui rembourser les frais de justice engagés, comme le prévoit le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Le 11 décembre 2013, le 30 octobre 2014 et les 13 février et 27 août 2015, le Comité a invité l’État partie à soumettre ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité fait toutefois remarquer qu’à ce jour, il n’a pas reçu les observations demandées. Il regrette que l’État partie n’ait fourni aucune information ni sur la recevabilité ni sur le fond de la plainte de l’auteur. Il rappelle que, conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le poids voulu aux allégations de l’auteur dans la mesure où elles sont étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé « tous les recours internes raisonnables » qui étaient à sa disposition. En l’absence d’objection de l’État partie à ce sujet, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ont été remplies.

5.4S’agissant des allégations de violation de l’article 7 du Pacte, le Comité fait observer que l’auteur n’a fourni aucune information indiquant qu’il aurait été personnellement soumis à des mauvais traitements ou détenu dans des conditions qui ne répondaient pas aux normes. Se fondant sur le peu de renseignements figurant dans le dossier, le Comité estime que, même si l’État partie n’a pas contesté les allégations de l’auteur, celui-ci n’a pas suffisamment étayé le grief qu’il tire de l’article 7 du Pacte aux fins de la recevabilité. Par conséquent, le Comité déclare le grief irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5Le Comité estime que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief soulevé au titre du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. En l’absence de tout autre obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité la déclare recevable pour ce qui est du grief soulevé par l’auteur au titre du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

6.2Le Comité prend note du grief de l’auteur qui estime que les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés du fait de l’absence, dans l’État partie, d’un service de remplacement au service militaire obligatoire, de sorte que son refus d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses lui a valu d’être poursuivi au pénal et emprisonné.

6.3Le Comité rappelle son observation générale no 22 (1993) sur la liberté de pensée, de conscience et de religion dans laquelle il considère que le caractère fondamental des libertés consacrées au paragraphe 1 de l’article 18 est reflété dans le fait qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Pacte, il ne peut être dérogé à ces dispositions, même en cas de danger public exceptionnel. Il rappelle également qu’il ressort de sa jurisprudence que, si le Pacte ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, ce droit se déduit néanmoins de l’article 18 en ce que l’obligation d’utiliser la force meurtrière peut être gravement en conflit avec la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si celui-ci ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être compromis par des mesures coercitives. Un État peut néanmoins, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service de remplacement dans un cadre civil, dans lequel l’intéressé ne serait pas soumis à l’autorité militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif et doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme.

6.4En l’espèce, le Comité relève qu’il est incontesté que le refus de l’auteur d’effectuer son service militaire obligatoire découle de ses croyances religieuses. Il rappelle que le fait de réprimer le refus d’effectuer le service militaire obligatoire dans le cas de personnes dont la conscience ou la religion interdit l’usage des armes est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il rappelle aussi que, lorsqu’il a examiné le deuxième rapport périodique de l’État partie en mars 2017, il a de nouveau exprimé sa préoccupation face au fait que l’État partie persistait à ne pas reconnaître le droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire et à poursuivre et à emprisonner les Témoins de Jéhovah qui refusaient d’effectuer le service militaire obligatoire (voir CCPR/C/TKM/CO/2, par. 40 et 41). Le Comité fait remarquer qu’il a déjà examiné des affaires analogues concernant les mêmes lois et pratiques de l’֤État partie dans plusieurs communications antérieures. Dans le droit fil des communications précédentes, le Comité conclut qu’en l’espèce, l’État partie a violé les droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

7.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures nécessaires pour effacer le casier judiciaire de l’auteur et d’octroyer à celui-ci une indemnisation adéquate. Il est également tenu de prendre toutes les mesures voulues pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité réaffirme que l’État partie devrait réviser sa législation, compte tenu de son obligation au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, afin de garantir effectivement le droit à l’objection de conscience consacré au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, par exemple en prévoyant la possibilité d’accomplir un service civil de remplacement.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.