Nations Unies

CCPR/C/127/D/2728/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 septembre 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2728/2016 * , ** , ***

Communication présentée par :

Ioane Teitiota (représenté par un conseil, Michael J. Kidd)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Nouvelle-Zélande

Date de la communication :

15 septembre 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 16 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

24 octobre 2019

Objet :

Expulsion vers Kiribati

Question(s) de procédure :

Recevabilité − défaut manifeste de fondement ; recevabilité − qualité de victime

Question(s) de fond :

Droit à la vie

Article(s) du Pacte :

6 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

1er et 2

1.1L’auteur de la communication est Ioane Teitiota, de nationalité kiribatienne, né dans les années 1970.Il a été débouté de la demande qu’il avait présentée en vue d’obtenir le statut de réfugié en Nouvelle-Zélande. Il affirme qu’en le renvoyant à Kiribati en septembre 2015, l’État partie a violé le droit à la vie qui lui est garanti par le Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 26 août 1989. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le 16 février 2016, agissant au titre de l’article 94 de son règlement intérieur et par l’intermédiaire de son rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, le Comité a décidé de ne pas demander à l’État partie de s’abstenir de renvoyer l’auteur à Kiribati tant que la communication était à l’examen.

Exposé des faits

2.1L’auteur affirme que les effets des changements climatiques et de l’élévation du niveau de la mer l’ont obligé à quitter l’atoll de Tarawa, à Kiribati, pour émigrer en Nouvelle-Zélande. Il explique que la situation est devenue de plus en plus instable et précaire à Tarawa du fait de l’élévation du niveau de la mer due au réchauffement de la planète. L’eau douce, contaminée par l’eau de mer, s’est raréfiée, d’autant que l’atoll est devenu surpeuplé. Les efforts faits pour lutter contre l’élévation du niveau de la mer n’ont pas eu beaucoup d’effets. Les terres habitables de l’atoll se sont érodées, ce qui a entraîné des problèmes de logement et donné lieu à des différends fonciers qui ont coûté la vie à de nombreuses personnes. L’auteur fait valoir que les conditions de vie et le climat de violence régnant à Kiribati étaient devenus insoutenables pour lui et sa famille.

2.2L’auteur a demandé asile à la Nouvelle-Zélande, mais sa demande a été rejetée par le tribunal de l’immigration et de la protection. Celui-ci n’a toutefois pas exclu que la dégradation de l’environnement justifie l’accès au régime défini par la Convention relative au statut des réfugiés et au statut de personne protégée. La cour d’appel et la Cour suprême ont toutes deux débouté l’auteur de ses recours.

2.3Pour rendre sa décision du 25 juin 2013, le tribunal de l’immigration et de la protection a, examiné dans le détail le programme national d’adaptation présenté en 2007 par Kiribati au titre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. Le tribunal a constaté qu’il ressortait de ce document que la majeure partie de la population dépendait largement, pour sa subsistance, des ressources offertes par l’environnement. Le programme d’adaptation décrivait divers problèmes que les phénomènes et processus liés aux changements climatiques avaient déjà causés ou causeraient à l’avenir. Parmi ces effets, l’érosion et l’accrétion du littoral étaient les plus susceptibles d’avoir des conséquences sur l’accès au logement, à la terre et à la propriété. À Tarawa-Sud, 60 digues avaient déjà été construites en 2005, mais cela n’avait pas empêché les ondes de tempête et les marées de vive eau de causer des inondations dans des zones d’habitation, obligeant certains résidents à s’installer ailleurs. Des tentatives étaient faites pour diversifier la production agricole, et notamment pour favoriser les cultures de rapport. Si la plupart des produits de l’agriculture vivrière étaient disponibles et pouvaient être transformés en conserves à longue durée de vie, de façon générale, la santé de la population était néanmoins dégradée et les carences en vitamine A, la malnutrition, les intoxications alimentaires liées à la consommation de poisson et d’autres affections témoignaient du fait que l’archipel était dans une situation d’insécurité alimentaire.

2.4Le tribunal s’est aussi penché sur les déclarations du témoin expert John Corcoran, doctorant à l’Université de Waikato en Nouvelle-Zélande et auteur de travaux sur les changements climatiques à Kiribati. M. Corcoran, de nationalité kiribatienne, a décrit une société en crise en raison des changements climatiques et de la pression démographique. Il a rappelé que les îles de l’archipel ne s’élevaient pas à plus de trois mètres au-dessus du niveau de la mer, que les sols étaient généralement pauvres au point d’être stériles et que le taux de chômage était élevé. La population de Tarawa-Sud était passée de 1 641 habitants en 1947 à 50 000 en 2010. À Tarawa et sur certaines autres îles du pays, le manque de terres disponibles engendrait des tensions sociales et il arrivait souvent que de violents différends éclatent, qui allaient parfois jusqu’à faire des morts et des blessés. À Tarawa‑Sud, l’accroissement rapide de la population et l’urbanisation galopante compromettaient l’approvisionnement en eau douce. Il n’y avait d’eau douce superficielle dans aucune des îles de l’archipel. En raison de l’augmentation de la population, le taux de prélèvement de l’eau potable de la lentille d’eau douce excédait le taux de réalimentation de la lentille par percolation de l’eau de pluie. Les déchets produits sur Tarawa contribuaient à polluer la lentille, rendant certaines des cinq réserves d’eaux souterraines de l’atoll inutilisables pour l’approvisionnement en eau potable. Les tempêtes qui éclataient étaient de plus en plus violentes et submergeaient certaines zones de Tarawa-Sud au point de les rendre inhabitables, et ce phénomène se produisait souvent trois ou quatre fois par mois. Du fait de l’élévation du niveau de la mer, des brèches s’ouvraient à intervalles de plus en plus réguliers et fréquents dans les digues, qui, de toute façon, n’étaient pas suffisamment hautes pour empêcher l’eau salée d’entrer dans les terres à marée haute. Dans les zones densément peuplées, les puits domestiques ne pouvaient plus être utilisés pour tirer de l’eau car ils étaient de plus en plus souvent contaminés, et les systèmes de captage des eaux de pluies n’existaient que dans les maisons construites en dur. Ainsi, quelque 60 % de la population de Tarawa-Sud comptait exclusivement, pour s’approvisionner en eau douce, sur les distributions rationnées organisées par la régie des services publics. Les déchets qui étaient rejetés sur les plages présentaient des risques pour la santé des propriétaires locaux. Selon M. Corcoran, le Gouvernement kiribatien prenait des mesures pour remédier à cette situation et un programme d’action visant à aider les populations locales à s’adapter aux changements climatiques avait été mis en place.

2.5Le tribunal a tenu compte de la déposition faite par l’auteur à l’audience tenue en appel. Il ressort de ce témoignage que l’auteur est né sur un îlot situé à plusieurs jours de navigation au nord de Tarawa. Après avoir achevé ses études secondaires, il a obtenu un emploi dans une entreprise commerciale, au service de laquelle il est resté jusqu’à ce qu’elle ferme ses portes au milieu des années 1990. Il n’a jamais pu retrouver de travail depuis. En 2002, l’auteur et son épouse ont emménagé, avec les membres de la famille de celle-ci, dans une maison d’habitation traditionnelle située dans un village de l’atoll de Tarawa. Il s’agissait d’une maison de plain-pied, équipée de l’électricité et de l’eau courante mais non du tout-à-l’égout. À partir de la fin des années 1990, la vie sur Tarawa est devenue de plus en plus précaire en raison de l’élévation du niveau de la mer. L’atoll est devenu surpeuplé, des résidents des îles périphériques étant venus s’y installer en masse parce que c’était là que se trouvaient la plupart des services publics, y compris l’hôpital principal. Avec le surpeuplement des villages, des tensions sont apparues. En outre, à partir de la fin des années 1990, Tarawa a commencé à subir une importante érosion côtière à marée haute. Les terres émergées étaient régulièrement inondées, l’eau pouvant atteindre la hauteur du genou lors des très grandes marées. Les transports en pâtissaient, car la route reliant Tarawa-Nord à Tarawa-Sud était souvent inondée. Cette situation a rendu la vie très difficile pour l’auteur et les autres habitants de Tarawa. Les puits dont ils dépendaient se sont salinisés. L’eau de mer s’est déposée sur les sols, détruisant les récoltes. À bon nombre d’endroits, la végétation a disparu et il est devenu difficile de faire pousser quoi que ce soit. La famille de l’auteur vivait essentiellement de la pêche et de l’agriculture de subsistance. La digue se trouvant devant chez eux était souvent endommagée et il fallait sans cesse la réparer. L’auteur et son épouse ont quitté Kiribati pour la Nouvelle-Zélande parce qu’ils souhaitaient avoir des enfants et que les informations diffusées par les médias leur faisaient penser qu’ils n’avaient aucun avenir dans leur pays. L’auteur a déclaré dans sa déposition que tous les habitants de Kiribati partageaient le même sort. Selon lui, le Gouvernement ne pouvait rien faire contre l’élévation du niveau de la mer et une réinstallation ailleurs dans le pays n’était pas envisageable. Les parents de l’auteur, qui vivaient aussi sur Tarawa, devaient faire face aux mêmes difficultés résultant de la pression exercée sur l’environnement et de la pression démographique.

2.6Le tribunal a également tenu compte de la déposition orale de l’épouse de l’auteur. Selon ce témoignage, l’intéressée est née à la fin des années 1970 sur l’île d’Arorae, dans la partie méridionale du pays. En 2000, sa famille a déménagé sur l’atoll de Tarawa. Elle a épousé l’auteur en 2002. Ses parents vivaient dans une maison située en bordure d’une digue. Ils n’en étaient pas propriétaires, non plus que du terrain, et après que le voisin auquel elle appartenait est mort (après l’arrivée de l’auteur et de son épouse en Nouvelle‑Zélande), les enfants de celui-ci leur ont demandé de quitter les lieux. La famille vivait en partie grâce au salaire d’un des fils, qui avait trouvé un emploi à Tarawa-Sud. Quitter la maison signifiait retourner sur l’île d’Arorae pour s’installer sur une petite parcelle. L’épouse de l’auteur était inquiète pour la santé et le bien-être de ses proches. Les terres s’érodaient sous l’effet de l’élévation du niveau de la mer. L’eau potable était contaminée par le sel. Les cultures mouraient ; les cocotiers aussi. L’épouse de l’auteur avait entendu dire que l’eau potable était de si mauvaise qualité qu’elle donnait la diarrhée aux enfants et que certains en mouraient. L’atoll était vraiment surpeuplé, et les habitations étaient collées les unes aux autres, ce qui facilitait la propagation des maladies.

2.7Enfin, le tribunal a tenu compte des nombreux documents soumis par l’auteur à l’appui de ses allégations, notamment plusieurs articles scientifiques émanant d’experts et d’organismes des Nations Unies. Il s’est penché sur la question de savoir si l’auteur pouvait prétendre au statut de réfugié ou à celui de personne protégée au titre de la Convention relative au statut des réfugiés, de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ou du Pacte. Il a considéré tout à fait crédibles les allégations de l’auteur, constatant que la capacité de charge des terres de l’atoll de Tarawa avait pâti des effets de l’accroissement de la population, de l’urbanisation et de l’insuffisance des infrastructures, notamment en matière d’assainissement, effets qui, de surcroît, étaient exacerbés à la fois par des phénomènes environnementaux soudains, comme les tempêtes, et par des processus de longue haleine, comme l’élévation du niveau de la mer. Le Tribunal a noté que l’auteur était resté au chômage pendant plusieurs années avant d’arriver en Nouvelle-Zélande et avait vécu de la pêche et de l’agriculture de subsistance, avec l’aide financière du frère de sa femme, et qu’il ne souhaitait pas retourner à Kiribati parce qu’il redoutait les difficultés qui les y attendaient, ses proches et lui, compte tenu des répercussions conjuguées du surpeuplement et de l’élévation du niveau de la mer. La famille de l’auteur ne pourrait plus vivre longtemps dans la maison qu’elle occupait à Tarawa-Sud. Certes, elle possédait des terrains sur d’autres îles, mais la pression exercée sur l’environnement y était la même, et les parcelles étaient petites et déjà occupées par d’autres membres de la famille.

2.8Après avoir longuement analysé les normes du droit international des droits de l’homme, le tribunal a estimé que si, dans bien des cas, les effets des changements environnementaux et des catastrophes naturelles ne justifiaient pas de considérer que les personnes touchées relevaient du champ d’application de la Convention relative au statut des réfugiés, il n’existait pas non plus de règle ou de présomption stricte et irréfragable d’inapplicabilité de cet instrument, et qu’il convenait donc d’examiner avec soin les circonstances particulières de l’affaire. Le tribunal a conclu que l’auteur ne courrait pas objectivement un risque réel d’être victime de persécutions en cas de renvoi à Kiribati, car il n’avait jamais été impliqué dans un différend foncier et rien n’indiquait qu’il serait, à l’avenir, exposé à un risque réel de préjudice corporel grave résultant de la violence liée aux différends provoqués par les problèmes de logement et de propriété mobilière ou foncière. L’auteur serait en mesure de trouver un terrain sur lequel vivre avec sa famille. En outre, aucun élément de preuve ne venait appuyer l’argument selon lequel l’intéressé ne pourrait pas cultiver sa propre nourriture ni accéder à l’eau potable. Rien ne permettait d’établir qu’il serait privé d’eau potable ou que les conditions de vie auxquelles il avait fait face, ou devrait faire face en cas de renvoi, étaient si précaires que son existence en avait été ou en serait mise en péril. Partant, le tribunal a conclu que l’auteur n’était pas un « réfugié » au sens de la Convention relative au statut des réfugiés.

2.9Concernant le Pacte, le tribunal a fait observer que, conformément à l’observation générale no 6 (1982) du Comité, le droit à la vie devait être interprété au sens large. Il a cité la doctrine selon laquelle la privation arbitraire de la vie au sens de l’article 6 du Pacte suppose une intervention qui n’est : a) pas prévue par la loi ; b) pas proportionnée aux buts recherchés ; c) pas nécessaire compte tenu des circonstances propres de l’espèce. Sur cette base, le tribunal a reconnu que le droit à la vie mettait à la charge de l’État une obligation positive de réaliser ce droit en prévoyant des mesures visant à satisfaire les principaux besoins vitaux de la population. Or, l’auteur n’avait mis en évidence aucun acte ou omission du Gouvernement kiribatien susceptible de l’exposer à un risque de privation arbitraire de la vie au sens de l’article 6. Le tribunal a jugé que le Gouvernement kiribatien se montrait actif sur la scène internationale pour ce qui était de lutter contre les menaces liées aux changements climatiques, comme en témoignait le programme d’action de 2007. De plus, l’auteur n’avait pas établi que les menaces pesant sur sa vie ou sur celle de ses proches étaient suffisamment graves au moment considéré. Citant la jurisprudence du Comité, notamment la décision Aalbersberg et autres c. Pays-Bas (CCPR/C/87/D/1440/2005), le tribunal a rappelé que, aux termes du Protocole facultatif, le risque de violation du Pacte devait être « imminent ». En d’autres termes, il fallait qu’il soit au moins probable que la menace pesant sur la vie de l’intéressé se concrétise. De surcroît, l’auteur n’avait pas démontré l’imminence du risque qu’il prétendait courir. Le tribunal a admis que le risque que l’élévation du niveau de la mer et d’autres catastrophes naturelles représentaient pour l’auteur et sa famille pouvait, dans une acception large, être considéré comme plus imminent que le risque qui pesait sur la vie des auteurs de la communication Aalbersberg et autres c. Pays-Bas, compte tenu de la plus grande prévisibilité du système climatique. Il demeurait néanmoins bien en deçà du seuil requis pour établir l’existence de motifs sérieux de croire que les intéressés seraient exposés à un risque de privation arbitraire de la vie au sens de l’article 6 du Pacte. Ce risque était clairement hypothétique. Rien dans le dossier ne permettait d’établir que, à Kiribati, l’auteur se trouverait dans une situation à ce point précaire que sa vie ou celle de ses proches serait en danger. Le tribunal a pris note du témoignage de l’épouse de l’auteur dans lequel celle-ci a fait part de sa crainte que ses jeunes enfants ne soient emportés par une marée ou une onde de tempête. Aucun élément de preuve ne permettait cependant d’établir que ces phénomènes étaient à ce point mortels que l’éventualité que l’auteur ou ses proches en soient victimes dépassait la simple conjecture ou hypothèse, ou, à plus forte raison, entraînait un risque de privation arbitraire de la vie. Dès lors, il n’y avait pas de motif sérieux de croire que l’auteur ou un de ses proches risquaient d’être victimes d’une violation des droits qu’ils tenaient de l’article 6 du Pacte. Le tribunal a en outre conclu que le renvoi de l’auteur à Kiribati ne créerait pas de risque sérieux de violation des droits que l’intéressé tenait de l’article 7 du Pacte.

2.10L’auteur a fourni une copie de la décision de la Cour suprême du 20 juillet 2015 par laquelle celle-ci a rejeté la demande d’autorisation d’appel visant la décision rendue par le tribunal. La Cour suprême a notamment considéré que, si Kiribati était sans aucun doute confrontée à des difficultés, l’auteur ne serait pas pour autant exposé à un préjudice grave en cas de renvoi. De plus, rien ne montrait que le Gouvernement omettait de prendre les mesures voulues pour protéger sa population des effets de la dégradation de l’environnement dans la mesure possible. La Cour suprême n’était pas non plus convaincue qu’il se pouvait qu’un grave déni de justice ait été commis. Elle n’a cependant pas exclu la possibilité que la dégradation de l’environnement résultant des changements climatiques ou d’autres catastrophes naturelles puisse « devenir un motif justifiant l’accès au régime défini par la Convention relative au statut des réfugiés ou au statut de personne protégée ».

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme qu’en le renvoyant à Kiribati la Nouvelle-Zélande a violé le droit à la vie qui lui est garanti par le Pacte, car l’élévation du niveau de la mer a entraîné dans ce pays une pénurie d’espace habitable, situation qui à son tour génère de violents différends fonciers mettant la vie de l’auteur en péril, ainsi qu’une dégradation de l’environnement se traduisant notamment par la contamination des réserves d’eau douce par l’eau de mer.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations en date du 18 avril 2016, l’État partie fournit de nouveaux éléments factuels concernant la communication. Il indique que l’auteur et sa femme sont arrivés en Nouvelle-Zélande en 2007, où ils ont donné naissance à trois enfants dont aucun ne peut prétendre à la citoyenneté néo-zélandaise. Les membres de la famille sont restés illégalement dans le pays après l’expiration de leurs titres de séjour le 3 octobre 2010.

4.2Le 24 mai 2012, l’auteur a déposé une demande en vue d’obtenir le statut de réfugié ou de personne protégée en se faisant assister d’un conseil. Selon le droit interne, des agents chargés des réfugiés et de la protection statuent sur ces demandes en première instance. En vertu de la loi de 2009 sur l’immigration, toute personne qui a la qualité de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés doit se voir reconnaître ce statut. Doit, en outre, se voir reconnaître le statut de personne protégée au titre du Pacte toute personne dont il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être arbitrairement privée de la vie ou soumise à un traitement cruel en cas d’expulsion de Nouvelle-Zélande. Le terme de privation arbitraire de la vie s’entend de la même manière dans la loi de 2009 sur l’immigration que dans le Pacte. Les agents de l’État partie chargés de statuer sur ces demandes prennent en considération la jurisprudence du Comité. La demande d’asile de l’auteur a été rejetée par un agent chargé des réfugiés et de la protection le 24 août 2012.

4.3Le tribunal de l’immigration et de la protection procède à un examen de novo des recours relatifs aux demandes d’octroi du statut de réfugié et/ou de personne protégée. Le 25 juin 2013, ce tribunal a débouté l’auteur de l’appel interjeté contre la décision de rejet de sa demande prise par l’agent chargé des réfugiés et de la protection. Le 26 novembre 2013, la Haute cour a refusé d’autoriser l’auteur à interjeter appel du jugement du tribunal. Puis, le 8 mai 2014, la Cour d’appel a refusé d’autoriser l’auteur à faire appel de la décision de refus de la Haute cour. Enfin, la Cour suprême a refusé dans une décision du 20 juillet 2015 d’autoriser l’auteur à faire appel de la décision de refus de la Cour d’appel. L’auteur était assisté d’un conseil pour toutes les requêtes et les recours qu’il a formés.

4.4Le 15 septembre 2015, l’auteur a été arrêté et l’ordre d’expulsion le concernant lui a été signifié. Le 16 septembre 2015, un agent des services de l’immigration s’est entretenu avec lui en présence de son avocat et avec l’assistance d’un interprète. L’auteur a rempli 28 pages de formulaire de description de sa situation personnelle, laquelle a été évaluée par l’agent de l’immigration dans le cadre de la procédure d’examen de l’ordonnance d’expulsion. En vertu de la législation interne, un agent des services de l’immigration est en effet tenu de procéder à une telle évaluation lorsque l’intéressé fournit des informations relatives à sa situation personnelle qui sont pertinentes au regard des obligations internationales de l’État partie. Le fonctionnaire qui a évalué le dossier de l’auteur n’a pas estimé qu’il convenait d’annuler l’ordonnance d’expulsion délivrée contre lui. Le 22 septembre 2015, le Ministre de l’immigration a donc rejeté la demande de l’auteur tendant à l’annulation de la mesure d’expulsion le concernant. L’auteur a été expulsé vers Kiribati le 23 septembre 2015 et les membres de sa famille sont partis peu après. Ni l’auteur ni les membres de sa famille ne sont retournés en Nouvelle-Zélande.

4.5L’État partie considère que la communication est irrecevable car le grief que l’auteur tire implicitement du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte n’est pas suffisamment étayé pour établir à première vue la recevabilité. Cela tient, premièrement, à ce qu’aucun élément de preuve n’indique que l’auteur serait exposé à un préjudice réel ou imminent. Dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire Beydon et autres c. France (CCPR/C/85/D/1400/2005), le Comité a jugé que pour qu’une personne puisse affirmer qu’elle est victime d’une violation d’un droit protégé par le Pacte, elle « doit montrer qu’un acte ou une omission de l’État partie a déjà eu un effet néfaste sur l’exercice d’un tel droit ou qu’un tel effet est imminent » (par. 4.3). Le Comité a considéré en l’espèce que les auteurs n’avaient pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité la violation des droits qui leur étaient garantis par le Pacte. Dans la présente affaire, l’État partie fait valoir qu’aucun élément ne permet d’établir qu’en cas de renvoi à Kiribati l’auteur courrait un risque imminent d’être arbitrairement privé de la vie. En outre, rien ne dit que l’auteur serait exposé à un tel risque. Rien n’indique non plus que sa situation matérielle diffère de celle du reste de la population de Kiribati. Tout en soulignant que leurs conclusions ne devraient pas être interprétées comme signifiant que la dégradation de l’environnement résultant des changements climatiques ne pourrait en aucun cas justifier l’accès au statut de personne protégée, les autorités nationales ont estimé que l’auteur et sa famille n’avaient pas en ce qui les concernait justifié du bien-fondé d’une décision d’octroi de ce statut.

4.6Deuxièmement, les preuves présentées par l’auteur démentent ses affirmations.Sa plainte consiste en deux brefs courriers et il semble s’appuyer au surplus sur les éléments de preuve qu’il a soumis au tribunal de l’immigration et de la protection, ainsi que sur les décisions des autorités nationales. Le tribunal a examiné un volume considérable d’informations et d’éléments de preuve émanant de l’auteur et d’un expert au sujet des effets des changements climatiques et de l’élévation du niveau de la mer sur la population et la géographie de Kiribati. Tout en jugeant recevables l’ensemble de ces éléments de preuve, y compris ceux présentés par l’auteur, le tribunal a estimé que rien ne permettait d’établir que celui-ci avait été ou serait exposé à un risque réel de préjudice corporel grave résultant de la violence liée aux différends générés par les problèmes de logement et de propriété mobilière ou foncière. Le tribunal a également jugé qu’aucun élément de preuve ne venait appuyer l’argument selon lequel, à Kiribati, l’auteur ne pourrait produire de quoi se nourrir ou serait privé d’eau potable. L’auteur a affirmé qu’il était difficile, sinon impossible, de cultiver la terre en raison de l’intrusion d’eau de mer dans les terres. Le tribunal a considéré que rien ne permettait d’établir que les conditions de vie auxquelles il avait fait face, ou devrait faire face en cas de renvoi, étaient si précaires qu’elles mettraient son existence en péril ou qu’il ne pourrait reprendre avec ses proches une vie de subsistance dans la dignité. Le tribunal a admis que des obligations positives s’imposent aux États concernant la protection de la vie face aux dangers découlant des risques naturels connus et que tout manquement à ces obligations pouvait constituer une violation des dispositions du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte. Cependant, l’auteur n’avait relevé aucun acte ou omission du Gouvernement de Kiribati susceptible de montrer qu’il risquait d’être arbitrairement privé de la vie, au sens du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte, et il n’avait pas établi non plus que les risques pesant sur sa vie ou celle de ses proches étaient suffisamment importants au moment considéré. Le tribunal a donc jugé que le risque découlant pour l’auteur des changements climatiques demeurait bien en deçà du seuil requis pour établir l’existence de motifs sérieux de croire qu’il serait, ainsi que ses proches, exposé à une privation arbitraire de la vie au sens de l’article 6 du Pacte. Selon les termes employés par le tribunal, ce risque demeurait « clairement du domaine des conjectures ou des hypothèses ». L’État partie rappelle qu’il découle de la jurisprudence du Comité qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce.

4.7L’État partie fait également valoir que la communication est insuffisamment étayée car l’auteur n’a présenté aucune preuve supplémentaire, en sus des éléments déjà examinés par les autorités nationales. Le tribunal de l’immigration et de la protection a jugé recevables les éléments de preuve produits par l’auteur. La Cour d’appel a estimé que la décision rendue par le tribunal était bien construite, soigneusement motivée et très complète. La Haute cour a fait observer à son tour que, pour qu’elle puisse autoriser l’auteur à faire appel, il aurait fallu que celui-ci présente des arguments convaincants ayant quelque chance de faire prévaloir l’allégation selon laquelle les conclusions factuelles auxquelles était parvenu le tribunal étaient erronées, ajoutant qu’il aurait été difficile de satisfaire à cette exigence car le tribunal n’avait pas contesté les éléments de preuve présentés par l’auteur. Les juridictions internes ont confirmé que l’auteur n’ayant pas démontré que les droits qu’il tenait de l’article 6 du Pacte seraient violés s’il retournait à Kiribati, les conclusions du tribunal étaient dès lors fondées.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.Dans les commentaires dont il a fait part le 25 juillet 2016, l’auteur fait valoir qu’en raison du manque d’eau potable il a souffert, ainsi que ses proches, de « problèmes de santé assez graves » depuis leur retour à Kiribati en septembre 2015. L’un des enfants a été victime d’un grave empoisonnement du sang, qui a causé l’apparition de furoncles sur l’ensemble de son corps. L’auteur et sa famille ne sont, en outre, pas parvenus à cultiver quoi que ce soit. Avant que la Cour suprême ne rende sa décision dans la présente affaire en 2015, l’auteur lui avait soumis de nouvelles informations, à savoir le Cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dans lequel il était dit que de graves problèmes de survie se poseraient à Kiribati si la hausse des températures à l’échelle mondiale et l’élévation du niveau de la mer se poursuivaient.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans ses observations en date du 16 août 2016, l’État partie affirme que la communication est infondée pour les raisons qu’il a précédemment exposées. Il reconnaît que le droit à la vie est le droit suprême énoncé dans le Pacte, qu’aucune dérogation n’y est permise et qu’il ne doit pas être interprété dans un sens restrictif. Sa protection exige des États parties au Pacte qu’ils adoptent des mesures positives. Le tribunal a cependant indiqué que le requérant n’avait fourni aucun élément de preuve à l’appui de l’affirmation selon laquelle il serait exposé à un préjudice réel ou imminent. Dans certains précédents, le Comité a déclaré irrecevables des griefs fondés sur des violations théoriques du Pacte susceptibles de se produire dans le futur. Il a aussi jugé irrecevables des griefs soulevés par des auteurs qui n’avaient pas la qualité de victime, car ils n’avaient pas montré qu’un acte ou une omission de l’État partie avait déjà eu des effets néfastes sur l’exercice du droit dont la violation était alléguée ou qu’un tel effet était imminent. En outre, le Comité a jugé insuffisamment étayé le grief soulevé au titre du non-refoulement par un auteur qui, tout en formulant des allégations générales concernant un risque d’arrestation et de détention arbitraires qui pouvaient conduire à son décès des suites de la torture, reconnaissait que sa vie n’avait pas été directement menacée.

6.2L’État partie ajoute que rien, selon lui, n’indique que l’auteur et ses proches courent actuellement, suite à leur renvoi à Kiribati, le risque d’être arbitrairement privés de la vie. Il estime que la situation exposée dans la présente communication n’est pas analogue aux faits de l’affaire Bleier Lewenhoff et Valino de Bleir c. Uruguay,dans laquelle le Comité avait jugé qu’étant donné que plus ample élucidation de l’affaire dépendait de renseignements que l’État partie était seul à détenir, il considérait les allégations de l’auteur comme fondées si l’État partie ne les réfutait pas en fournissant des preuves et des explications satisfaisantes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans des nouveaux commentaires présentés le 29 décembre 2016, l’auteur affirme que lors de la Conférence des Nations Unies de 2015 sur les changements climatiques, l’État partie a approuvé les conclusions figurant dans le Cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Or, ce rapport indique que les pays en développement de l’océan Pacifique font face à une élévation du niveau de la mer d’au moins 70 cm qui entraîne la diminution des précipitations et l’intrusion d’eau de mer dans les lentilles d’eau douce et les aquifères souterrains. Il semble donc que l’État partie ait ouvert la voie à la reconnaissance de la notion juridique de « réfugié climatique » en ce qu’elle désigne une personne exposée au risque de subir un préjudice grave. Pour les réfugiés climatiques, le risque de préjudice grave découle de facteurs environnementaux indirectement causés par l’homme, plutôt que d’actes de violence.

7.2Le risque de préjudice grave auquel est exposé l’auteur à Kiribati est de niveau intermédiaire, car si la superficie terrestre du pays est en voie de réduction, il est probable que celui-ci continue d’exister en tant que tel encore dix à quinze ans. L’auteur a interjeté appel de la décision du tribunal de l’immigration et de la protection parce qu’il contestait les conclusions auxquelles celui-ci était parvenu concernant le délai dans lequel il subirait un préjudice grave. L’auteur affirme que le rapport d’expert qu’il a soumis au tribunal confirme ses allégations.

7.3La menace qui pèse sur la vie de l’auteur, de sa femme et de ses enfants se fera de plus en plus sérieuse à mesure que les effets des changements climatiques s’aggraveront. L’auteur fait observer à ce sujet que les autorités nationales ont dans l’ensemble ignoré les éléments de preuve documentaires et photographiques fournis par le spécialiste des changements climatiques John Corcoran.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Constatant que l’État partie n’a pas contesté l’argument de l’auteur selon lequel toutes les voies de recours internes disponibles ont été épuisées, le Comité estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif car l’auteur n’a pas suffisamment étayé l’allégation selon laquelle son renvoi à Kiribati l’exposait au risque imminent d’être arbitrairement privé de la vie. Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il découle qu’une personne ne peut se prétendre victime au sens de l’article premier du Protocole facultatif que s’il est effectivement porté atteinte à ses droits. Pour déterminer si cette condition est remplie, il faut tenir compte de l’ampleur des violations constatées.Toutefois, toute personne se disant victime d’une violation d’un droit protégé par le Pacte doit démontrer soit que l’État partie a déjà, par action ou par omission, porté atteinte à l’exercice de ce droit, soit qu’il est sur le point de le faire, compte tenu par exemple de la législation en vigueur ou de telle ou telle décision ou pratique judiciaire ou administrative. Si la loi ou pratique en question n’a pas encore été concrètement appliquée au détriment de l’intéressé, il faut en tout état de cause qu’il soit plus que théoriquement possible qu’elle le soit. Toute personne qui se prétend victime d’une violation par un État partie de l’article 6 du Pacte doit donc démontrer que les actes de l’État partie ont déjà entraîné une violation de son droit à la vie ou représentent une menace actuelle ou imminente à l’exercice de ce droit.

8.5Le Comité note, toutefois, qu’en présentant sa communication l’auteur cherchait à faire obstacle à son expulsion imminente de Nouvelle-Zélande vers Kiribati. En conséquence, la question dont le Comité est saisi n’est pas de savoir si, au moment où il a présenté sa communication, l’auteur avait été victime par le passé de la violation d’un droit qu’il tenait du Pacte, mais plutôt s’il a suffisamment étayé l’allégation selon laquelle il courrait en cas d’expulsion un risque réel d’atteinte irréparable à son droit à la vie. Le Comité considère que dans le contexte de la reconnaissance de la qualité de victime dans les affaires d’expulsion ou d’extradition, la condition d’imminence se rapporte d’abord à la décision d’éloignement de l’intéressé, tandis que l’imminence du préjudice dont la réalisation est anticipée dans l’État de destination est prise en considération pour l’évaluation du risque réel auquel l’auteur est exposé. Le Comité observe à cet égard que les allégations de l’auteur concernant les conditions de vie sur l’atoll de Tarawa au moment de son renvoi ne visent pas un préjudice futur théorique, mais une situation qu’il estime concrètement difficile en raison du manque d’eau potable, de la rareté des emplois, ainsi que du risque que les différends fonciers ne génèrent des graves violences.

8.6Sur la base des informations fournies par l’auteur aux autorités nationales, ainsi que des informations figurant dans la lettre initiale, le Comité estime que l’intéressé a suffisamment démontré aux fins de la recevabilité, qu’en raison de l’incidence des changements climatiques et de l’élévation du niveau de la mer qui l’accompagne sur l’habitabilité de Kiribati et sur la situation de sécurité dans les îles, la décision de l’État partie de le renvoyer à Kiribati l’exposait à un risque réel d’atteinte au droit à la vie garanti par l’article 6 du Pacte. En conséquence, le Comité juge que la communication n’est pas irrecevable au regard des articles 1er et 2 du Protocole facultatif, et va maintenant procéder à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité prend note de l’allégation de l’auteur selon laquelle, en le renvoyant à Kiribati ,l’État partie l’a mis dans une situation dans laquelle sa vie se trouve menacée, en violation de l’article 6 du Pacte, car les autorités compétentes n’ont pas correctement apprécié le risque inhérent à son expulsion.

9.3Le Comité rappelle le paragraphe 12 de son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il est dit que ceux-ci sont tenus de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Le Comité précise que le risque en question doit être personnel et ne saurait simplement être déduit de la situation générale prévalant dans l’État de destination, sauf dans les cas les plus extrêmes, et qu’il faut dûment démontrer qu’il y a des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. L’obligation de ne pas extrader, expulser ou transférer par d’autres moyens énoncée à l’article 6 du Pacte a une portée plus vaste que le principe de non-refoulement consacré par le droit international des réfugiés, car elle peut aussi nécessiter la protection d’étrangers qui ne peuvent pas prétendre au statut de réfugié. Les États parties doivent toutefois permettre à tous les demandeurs d’asile qui allèguent un risque réel de violation de leur droit à la vie dans leur État d’origine d’avoir accès aux procédures de détermination du statut de réfugié ou d’un autre statut individuel ou collectif pouvant leur offrir une protection contre le refoulement. C’est pourquoi tous les faits et circonstances pertinents doivent être pris en considération, notamment la situation générale des droits de l’homme dans le pays d’origine de l’auteur. Le Comité rappelle que, de manière générale, il appartient aux organes de l’État partie d’examiner les faits et les éléments de preuve dans un cas donné afin de déterminer l’existence d’un tel risque, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve a été arbitraire ou manifestement entachée d’erreur ou qu’elle a constitué un déni de justice.

9.4Le Comité rappelle que le droit à la vie ne peut pas être entendu correctement s’il est interprété de manière restrictive et que sa protection exige que les États parties adoptent des mesures positives. Il rappelle également son observation générale no 36 (2018) sur le droit à la vie, dans laquelle il est dit que le droit à la vie recouvre aussi le droit des personnes de vivre dans la dignité et de ne pas être victimes d’actes ou d’omissions susceptibles de causer leur décès non naturel ou prématuré (par. 3). Il rappelle en outre que l’obligation des États parties de respecter et garantir le droit à la vie s’applique aussi face aux menaces et aux autres situations raisonnablement prévisibles dans lesquelles la vie d’une personne est mise en danger, et qu’il peut y avoir violation de l’article 6 par les États parties même si pareilles menaces ou situations n’entraînent pas effectivement la mort. De plus, le Comité rappelle que la dégradation de l’environnement, les changements climatiques et le développement non durable font partie des menaces les plus urgentes et les plus graves pesant sur la capacité des générations présentes et futures de jouir du droit à la vie.

9.5Le Comité fait de surcroît observer que lui-même et certaines juridictions régionales des droits de l’homme ont jugé que la dégradation de l’environnement pouvait compromettre l’exercice effectif du droit à la vie et qu’une dégradation grave de l’environnement pouvait avoir des conséquences sur le bien-être des personnes et entraîner une violation du droit à la vie.

9.6En l’espèce, le Comité rappelle qu’il doit déterminer si les autorités de l’État partie ont réalisé une évaluation arbitraire, manifestement erronée ou constitutive d’un déni de justice de l’allégation selon laquelle, en renvoyant l’auteur à Kiribati, elles l’exposeraient à un risque réel de violation du droit à la vie garanti par l’article 6 du Pacte. Le Comité constate que l’État partie a soigneusement examiné les déclarations et les éléments de preuve fournis par l’auteur et les a jugées crédibles, et qu’il a examiné la demande de protection présentée par l’intéressé à la fois au regard de la Convention sur le statut des réfugiés et au regard du Pacte. Le Comité note que, dans leurs décisions, le tribunal de l’immigration et de la protection et la Cour suprême ont tous deux admis la possibilité que les effets des changements climatiques ou d’autres catastrophes naturelles justifient l’octroi d’une protection. Tout en jugeant que les arguments de l’auteur étaient tout à fait crédibles et que les éléments de preuve présentés étaient recevables, le tribunal a néanmoins estimé que ces derniers ne permettaient pas d’établir que l’auteur serait exposé à un risque imminent ou probable d’être arbitrairement privé de la vie en cas de renvoi à Kiribati. Le tribunal a notamment estimé que rien ne venait démontrer : a) que l’auteur avait par le passé été impliqué dans un différend foncier ou qu’il était exposé à un risque réel d’être à l’avenir blessé physiquement dans le cadre d’un tel différend ; b) que l’auteur ne pourrait pas trouver un terrain pour se loger avec sa famille ; c) que l’auteur ne pourrait pas cultiver de quoi se nourrir et n’aurait pas accès à l’eau potable ; d) que l’auteur vivrait dans des conditions environnementales mettant sa vie en danger ; e) que la situation de l’auteur était fondamentalement différente de celle de tous les autres habitants de Kiribati ; f) que le Gouvernement kiribatien n’avait pas pris les mesures voulues pour satisfaire les besoins vitaux de la population et donc s’acquitter de son obligation positive de garantir le droit à la vie de l’auteur. Le tribunal a constaté que le Gouvernement kiribatien avait pris des mesures en vue de lutter contre les effets des changements climatiques dans le cadre du programme d’adaptation national adopté en 2007 au titre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques.

9.7Concernant la question de savoir si les autorités de l’État partie ont procédé à une évaluation adéquate et individualisée du risque de violation du droit à la vie pesant sur l’auteur, le Comité note tout d’abord que l’intéressé soutient que la raréfaction des terres habitables à Tarawa a donné lieu à des différends fonciers qui ont fait des morts. À cet égard, il estime qu’une situation générale de violence n’est suffisamment grave pour créer un risque réel de préjudice irréparable au sens des articles 6 ou 7 du Pacte que dans les cas les plus extrêmes, lorsque le simple fait d’y être exposé ferait courir à la personne un risque réel de préjudice en cas de renvoi ou lorsque l’intéressé est particulièrement vulnérable. Après avoir apprécié la situation de l’auteur, le Comité constate que Kiribati n’est pas le théâtre d’un conflit généralisé. Il note que l’auteur mentionne des actes de violence sporadiques qui sont survenus entre des individus revendiquant la propriété même terrain et ont fait un nombre non précisé de victimes, et a déclaré aux autorités nationales n’avoir jamais été impliqué dans un différend de ce type. Le Comité note également que, selon le tribunal, l’auteur semblait lui-même convenir que le risque qu’il faisait valoir ne lui était pas propre et que c’était plutôt un risque général auquel tous les habitants de Kiribati étaient exposés. Le Comité note en outre que l’auteur n’a fourni aucune information sur le point de savoir si la protection offerte par l’État suffirait face au risque de subir un préjudice du fait d’actes de violence commis par des acteurs non étatiques dans le cadre de différends fonciers. S’il ne conteste pas les éléments de preuve produits par l’auteur, le Comité estime que celui-ci n’a pas établi que les autorités nationales avaient fait une appréciation arbitraire ou manifestement erronée de la question de savoir si les violences commises à Kiribati à cause du surpeuplement ou des différends fonciers l’exposeraient à un risque réel, personnel et raisonnablement prévisible de violation du droit à la vie .

9.8Le Comité note que l’auteur a fait valoir devant les autorités nationales qu’il subirait un préjudice grave du fait du manque d’eau potable sur l’atoll de Tarawa car la contamination par l’eau salée résultant de l’élévation du niveau de la mer fait disparaître les lentilles d’eau douce. À cet égard, le Comité prend note du fait que, selon le rapport et le témoignage de John Corcoran, 60 % de la population de Tarawa-Sud compte pour s’approvisionner sur les distributions rationnées d’eau douce organisées par la régie des services publics, et que les autorités nationales ont conclu que rien n’indiquait que l’auteur serait privé d’eau potable à Kiribati. S’il est conscient des difficultés que peut entraîner le rationnement de l’eau, le Comité constate néanmoins que les informations fournies par l’auteur ne suffisent pas à démontrer que l’eau potable disponible est à ce point inaccessible, insuffisante ou insalubre que la santé de l’auteur est exposée à une menace raisonnablement prévisible de nature à porter atteinte au droit de l’intéressé de vivre dans la dignité ou à causer son décès prématuré ou non naturel.

9.9Le Comité note également que l’auteur a fait valoir devant les autorités nationales que son droit à la vie avait été violé parce qu’il avait été privé de moyens de subsistance, ses cultures ayant été détruites par les dépôts de sel sur les sols. Le Comité constate que les autorités nationales ont estimé que si, comme l’auteur le soutenait, il était difficile de faire pousser quoi que ce soit, ce n’était cependant pas impossible. Le Comité est conscient du fait que, à certains endroits, l’absence d’autres moyens de subsistance peut placer les personnes dans une situation de vulnérabilité accrue face aux effets néfastes des changements climatiques. Il constate toutefois que l’auteur n’a pas fourni d’informations sur la question de savoir si, à Kiribati, il existait des possibilités d’emploi et des aides financières permettant la satisfaction des besoins humanitaires de base. Il constate également que, selon le tribunal, la plupart des produits de l’agriculture vivrière sont toujours disponibles. Les informations portées à sa connaissance ne démontrent pas que, au moment de son renvoi, l’auteur était exposé à un risque réel et raisonnablement prévisible de vivre dans l’indigence, d’être privé de nourriture ou de se retrouver dans une situation de précarité extrême de nature à porter atteinte à son droit à la vie, y compris son droit de vivre dans la dignité. Le Comité estime donc que l’auteur n’a pas établi que l’appréciation des autorités nationales était arbitraire ou manifestement erronée ou qu’elle constituait un déni de justice.

9.10Le Comité prend note de l’argument selon lequel l’auteur risque de voir son droit à la vie menacé en raison du surpeuplement des atolls et des inondations de plus en plus fréquentes et violentes qui ouvrent des brèches dans les digues. Il prend note également de l’argument selon lequel les juridictions de l’État partie ont sous-estimé le délai dans lequel l’auteur subirait un préjudice grave à Kiribati et ont accordé un poids insuffisant au témoignage de l’expert des changements climatiques. Il constate que, dans les observations qu’il a soumises en 2016, l’auteur a affirmé que Kiribati deviendrait inhabitable d’ici à dix ou quinze ans.

9.11Le Comité note que le tribunal de l’immigration et de la protection a observé que les dommages liés aux changements climatiques pouvaient résulter de phénomènes soudains comme de processus lents. Les premiers sont des événements ponctuels qui ont une incidence immédiate et évidente sur une période de quelques heures ou de quelques jours, tandis que les seconds ont sur les moyens de subsistance et les ressources des effets néfastes qui peuvent se révéler graduellement sur une période de plusieurs mois ou plusieurs années. Tant les phénomènes soudains (comme de violentes tempêtes ou de fortes inondations) que les processus lents (comme l’élévation du niveau de la mer, la salinisation et la dégradation des sols) peuvent déclencher des mouvements transfrontaliers de personnes cherchant à se protéger des dommages liés aux changements climatiques. Le Comité est d’avis que, si des mesures énergiques ne sont pas prises aux niveaux national et international, les effets des changements climatiques dans les États de destination risquent d’exposer les prétendants à l’asile à une violation des droits garantis par les articles 6 ou 7 du Pacte, ce qui obligerait les États qui entendent renvoyer les intéressés à appliquer le principe de non-refoulement. En outre, le risque qu’un pays entier disparaisse sous les eaux est un risque à ce point grave que les conditions de vie dans le pays en question pourraient devenir incompatibles avec le droit de vivre dans la dignité avant même que la catastrophe se produise.

9.12En l’espèce, le Comité accueille l’argument de l’auteur selon lequel l’élévation du niveau de la mer va probablement rendre Kiribati inhabitable. Il fait toutefois observer que le délai de dix à quinze ans mentionné par l’auteur pourrait permettre au Gouvernement d’intervenir, avec le soutien de la communauté internationale, en vue de prendre des mesures concrètes pour protéger et, si nécessaire, déplacer la population. Le Comité note que les autorités de l’État partie ont examiné ce point de manière approfondie et constaté que Kiribati prenait des mesures d’adaptation en vue de réduire les vulnérabilités existantes et de renforcer la résilience face aux dommages résultant des changements climatiques. Sur la base des informations dont il est saisi, le Comité ne saurait conclure que, lorsqu’elles ont estimé que les dispositions prises par Kiribati suffiraient à protéger le droit à la vie garanti à l’auteur par l’article 6 du Pacte, les autorités nationales ont procédé à une appréciation arbitraire, manifestement erronée ou constitutive d’un déni de justice.

9.13À la lumière de ces éléments, le Comité estime que les juridictions de l’État partie ont procédé à une évaluation individualisée du besoin de protection de l’auteur et on tenu compte de tous les éléments que l’intéressé avait fournis lorsqu’elles ont apprécié le risque auquel il était exposé au moment de son renvoi à Kiribati, en 2015, notamment les conditions de vie régnant dans le pays, les risques prévisibles courus par l’auteur et les autres habitants des îles, le temps restant aux autorités kiribatiennes et à la communauté internationale pour intervenir et les efforts déjà entrepris pour remédier à la situation dramatique dans laquelle se trouvait le pays. Le Comité considère que, si l’auteur conteste les conclusions factuelles des autorités de l’État partie, il ne ressort pas des informations dont il est saisi que les procédures judiciaires ont été arbitraires ou manifestement entachées d’erreur ou ont constitué un déni de justice, ni que les juridictions ont, d’une quelconque autre façon, manqué à leur obligation d’indépendance et d’impartialité.

9.14Sans préjudice de la responsabilité qui continue d’incomber à l’État partie de tenir compte, dans les futures affaires d’expulsion, de la situation à Kiribati ainsi que des nouvelles données sur les effets des changements climatiques et de l’élévation du niveau de la mer, le Comité ne peut conclure que les droits que l’auteur tient de l’article 6 du Pacte ont été violés du fait de l’expulsion de l’intéressé vers Kiribati en 2015.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi ne lui permettent pas de constater que l’expulsion de l’auteur vers Kiribati a violé les droits qui sont garantis à celui-ci par le paragraphe 1de l’article 6 du Pacte.

Annexe I

Opinion individuelle (dissidente) de Duncan Laki Muhumuza

1.Après avoir examiné attentivement les faits de la présente communication, je suis d’avis que la communication fait apparaître des violations des droits d’auteur et devrait par conséquent être jugée recevable. Les faits dont le Comité a été saisi rappellent que les questions relatives aux droits de l’homme doivent être envisagées dans une optique axée sur l’être humain. C’est pourquoi je ne souscris pas à l’avis exprimé par les autres membres du Comité. En exigeant de l’auteur qu’il démontre qu’il était exposé à un risque réel d’être privé arbitrairement de la vie au sens de l’article 6 du Pacte, l’État partie a placé un fardeau déraisonnable sur l’intéressé. Les conditions de vie décrites dans la communication, qui résultent des effets des changements climatiques à Kiribati, sont d’une gravité telle qu’elles exposent l’auteur à un risque réel, personnel et raisonnablement prévisible de perdre la vie, et relèvent donc de l’article 6 (par. 1) du Pacte. De surcroît, le Comité doit aborder les questions liées aux changements climatiques, dont les effets sont graves et irréversibles, dans une optique visant à préserver le caractère sacré de la vie humaine.

2.L’auteur présente des éléments qui ne sont contestés ni par l’État partie ni par les autres membres du Comité et qui démontrent que l’élévation du niveau de la mer a presque réduit à néant l’espace habitable à Kiribati, ce qui a provoqué des différends fonciers violents au point d’être parfois mortels, et a de surcroît provoqué une grave dégradation de l’environnement, laquelle a à son tour entraîné la contamination des réserves en eau et la destruction des cultures vivrières ; or la famille de l’auteur dépend largement de l’agriculture et de la pêche de subsistance. Depuis qu’ils sont retournés à Kiribati, l’auteur et sa famille n’ont rien pu cultiver. En outre, de grandes inondations se seraient produites à Tarawa (où l’auteur et sa famille habitent), où la terre serait à ce point submergée après les très grandes marées que le niveau de l’eau atteindrait le genou. La mauvaise qualité de l’eau potable causerait des diarrhées, et même la mort, chez les enfants. L’auteur et sa famille, après leur retour à Kiribati, ont souffert de problèmes de santé importants, et un des enfants de l’intéressé aurait contracté une septicémie aigue qui aurait fait apparaître des furoncles sur l’ensemble de son corps.

3.Certes, le risque encouru par la personne expulsée ou autrement éloignée doit être personnel − c’est-à-dire ne pas dépendre de circonstances générales, sauf cas extrêmes −, mais les conditions devant être réunies pour que ce risque soit réputé exister ne doivent pas être excessivement strictes ou déraisonnables. Il appert de la jurisprudence du Comité que si, pour conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable, des conditions strictes doivent être réunies, il est cependant primordial d’examiner tous les faits et toutes les circonstances pertinents, y compris la situation générale des droits de l’homme dans le pays d’origine de l’auteur. De fait, le Comité a pris soin de contrebalancer une exigence potentiellement inatteignable par l’obligation d’examiner l’ensemble des éléments pertinents, et notamment la gravité de la situation dans le pays de l’auteur.

4.Le Comité est d’avis que le droit à la vie recouvre le droit des personnes de vivre dans la dignité et de ne pas subir d’actes ni d’omissions ayant pour but de causer, ou dont on peut s’attendre qu’ils causent, leur décès non naturel ou prématuré. Il est aussi d’avis que la dégradation de l’environnement et les changements climatiques compromettent très gravement la capacité des générations présentes et futures d’exercer le droit à la vie. Face à cette réalité, les États ont été obligés de prendre des mesures pour préserver l’environnement et le protéger contre les dommages, la pollution et les changements climatiques.

5.À mon avis, les conditions de vie à Kiribati exposent l’auteur à un risque réel, personnel et raisonnablement prévisible de violation de son droit à la vie. Le fait que la situation environnementale rend très difficile l’accès à l’eau douce devait suffire à conclure que les conditions indicatives de l’existence d’un risque sont réunies ; il ne devrait pas pour cela falloir attendre qu’il n’y ait plus d’eau douce du tout. De surcroît, il est établi qu’il est très difficile de faire pousser quoi que ce soit à Tarawa. Enfin, même si la situation sur l’atoll (telle que l’a constatée le tribunal de l’immigration et de la protection) ne fait pas régulièrement des morts, il ne s’ensuit pas pour autant que les conditions indicatives de l’existence d’un risque ne sont pas remplies. De fait, il serait absurde, alors que l’objectif est de protéger la vie, d’attendre que les morts soient nombreuses et fréquentes pour considérer que ces conditions sont réunies. En règle générale, le Comité estime que les menaces de mort peuvent constituer une violation du droit à la vie, même si elles n’entraînent pas effectivement la mort. Le fait que l’enfant de l’auteur a déjà eu de graves problèmes de santé en raison des conditions environnementales devrait suffire à conclure que sa vie est menacée. tout comme le fait que l’auteur et sa famille ont beaucoup de mal à cultiver quoi que ce soit et à vivre de l’agriculture de subsistance dont ils sont pourtant largement dépendants. L’examen de la situation de l’auteur et de sa famille et de tous les faits et circonstances pertinents pour apprécier la situation dans leur pays d’origine montre que les intéressés ne vivent pas dans des conditions qui leur permettent de jouir de la dignité que le Pacte cherche à protéger.

6.Enfin, s’il y a lieu de se féliciter que Kiribati prenne des mesures d’adaptation pour réduire les vulnérabilités existantes et lutter contre les méfaits des changements climatiques, il n’en reste pas moins que les conditions de vie dans le pays sont clairement toujours incompatibles avec le principe de la dignité inhérente à la personne humaine reconnu par le Pacte. Le fait que l’auteur ne soit qu’un des nombreux habitants de Kiribati à pâtir de la situation ne rend pas celle-ci plus acceptable. Ce qu’a fait la Nouvelle-Zélande s’apparente à forcer une personne en train de se noyer à remonter sur un navire en plein naufrage sous prétexte qu’il y a d’autres passagers à bord. Même si Kiribati fait ce qu’il faut pour faire face à la situation, tant que les conditions dans le pays resteront aussi mauvaises, la vie et la dignité des personnes seront menacées.

Annexe II

Opinion individuelle (dissidente) de Vasilka Sancin

1.Je regrette de ne pouvoir me rallier à l’avis de la majorité, qui a estimé que le Comité ne pouvait conclure que l’appréciation de l’État partie selon laquelle les mesures prises par Kiribati suffisaient à protéger le droit à la vie que l’auteur tient de l’article 6 du Pacte était clairement arbitraire ou manifestement erronée ou constituait un déni de justice (voir par. 9.12 et 9.13 des constatations). Je peux d’autant moins le faire que, à mon avis, l’État partie n’a présenté aucun élément démontrant qu’il avait dûment examiné la question de savoir si l’auteur et de ses enfants avaient accès à l’eau potable à Kiribati.

2.L’auteur a fait valoir, entre autres, qu’en le renvoyant avec sa famille à Kiribati, la Nouvelle-Zélande avait porté atteinte aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte car elle les avait placés dans une situation dans laquelle ils n’ont pas accès à l’eau potable, ce qui constitue une menace imminente pour leur vie. Les paragraphes 2.4, 2.6 et 5 des constatations du Comité contiennent des éléments − non contestés par l’État partie − qui viennent étayer ces allégations.

3.L’État partie a, au contraire, conclu que rien ne venait appuyer l’argument selon lequel l’auteur n’avait pas accès à l’eau potable et ne pouvait pas s’en procurer (par. 2.8 des constatations). Mon inquiétude vient du fait que l’eau potable n’est pas nécessairement saine. En effet, l’eau peut être potable, mais néanmoins contenir des microorganismes dangereux pour la santé, en particulier la santé des enfants (les trois enfants à charge de l’auteur sont nés en Nouvelle-Zélande et n’ont donc jamais été amenés à boire une eau de la qualité de celle que l’on trouve à Kiribati).

4.Dans ses constatations (par. 9.6), le Comité reprend l’argument de l’État partie selon lequel le tribunal de l’immigration et de la protection a estimé que l’auteur était tout à fait crédible et a retenu les éléments de preuve présentés, mais a néanmoins jugé que ces éléments ne permettaient pas d’établir que l’auteur serait exposé à un risque imminent ou probable d’être arbitrairement privé de la vie en cas de renvoi à Kiribati. En particulier, le tribunal a estimé que rien ne venait démontrer que l’auteur ne pourrait pas cultiver de quoi se nourrir ou avoir accès à l’eau potable, ni que le Gouvernement kiribatien n’avait pas pris de mesures visant à pourvoir aux besoins vitaux de la population et à s’acquitter de l’obligation qui lui était faite de permettre la réalisation du droit à la vie garanti à l’auteur. Ces conclusions reposaient sur le fait que le Gouvernement kiribatien avait pris des mesures pour faire face aux effets des changements climatiques dans le cadre du programme national d’adaptation adopté en 2007. Dans ses constatations (par. 9.8), le Comité reconnaît que le rationnement de l’eau peut rendre les conditions de vie difficiles, mais conclut néanmoins que les informations fournies par l’auteur ne suffisent pas à démontrer que les réserves en eau potable sont inaccessibles ou insuffisantes ou que l’eau potable est insalubre au point que l’intéressé est exposé à un risque sanitaire raisonnablement prévisible de nature à porter atteinte à son droit de vivre dans la dignité ou à causer sa mort prématurée ou non naturelle.

5.Toutefois, il ressort des rapports d’experts, et notamment du rapport établi par la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme à l’eau potable et à l’assainissement à l’issue de la mission qu’elle a effectuée à Kiribati en juillet 2012 (A/HRC/24/44/Add.1), que si la stratégie nationale de développement pour 2003-2007 et le plan de développement de Kiribati pour 2008-2011 définissaient des politiques et des objectifs directement liés à la question de l’eau, les mesures qui devaient être prises à titre prioritaire au cours des trois premières années d’exécution de la politique nationale relative aux ressources en eau (2008) et de la politique nationale d’assainissement (2010) ne l’avaient pas encore été. Je suis donc d’avis qu’il incombe à l’État partie, et non à l’intéressé, de démontrer que l’auteur et sa famille auraient effectivement accès à l’eau potable (ou même à de l’eau de boisson) à Kiribati, conformément à l’obligation positive qui lui incombe de protéger la vie contre les risques découlant de dangers naturels connus.

6.Compte tenu de tout ce qui précède, je ne suis pas persuadée que le grief de l’auteur concernant le manque d’accès à l’eau potable n’est pas étayé, car j’estime que l’appréciation que l’État partie a faite de la situation de l’auteur et de sa famille était clairement arbitraire ou manifestement erronée. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec la conclusion du Comité selon laquelle les faits dont il est saisi ne lui permettent pas de conclure que le renvoi de l’auteur à Kiribati a porté atteinte aux droits que l’intéressé tient du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.