Nations Unies

CCPR/C/124/D/2268/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

6 décembre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2268/2013 * , **

Communication présentée par :

Danatar Durdyyev (représenté par un conseil, Shane H. Brady)

Au nom de :

Danatar Durdyyev

État partie :

Turkménistan

Date de la communication :

1er mai 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 juillet 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

17 octobre 2018

Objet :

Objection de conscience au service militaire obligatoire

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Liberté de conscience

Article(s) du Pacte :

18 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

Néant

1.L’auteur de la communication est Danatar Durdyyev, de nationalité turkmène, né en 1993. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Turkménistan le 1er août 1997. L’auteur est représenté par un conseil, Shane H. Brady.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur dit être Témoin de Jéhovah. Il n’a jamais été accusé d’aucune infraction pénale ou administrative autre que l’objection de conscience pour laquelle il a été reconnu coupable pénalement.

2.2Le 7 juin 2011, l’auteur a été convoqué par le Commissariat militaire aux fins de l’accomplissement de son service militaire obligatoire. S’étant rendu à la convocation, il a expliqué, aussi bien oralement que par écrit, aux représentants du Commissariat qu’en tant que Témoin de Jéhovah, ses convictions religieuses lui interdisaient de se soumettre au service militaire. À une date non spécifiée, l’auteur a été mis en accusation au titre du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal du Turkménistan pour avoir refusé d’effectuer son service militaire.

2.3Le 28 janvier 2013, l’auteur a été traduit devant le tribunal du district Kopetdagsky à Achgabat. Il a expliqué que ses convictions religieuses de Témoin de Jéhovah ne l’autorisaient pas à prendre des armes ou à apprendre des techniques de combat, mais qu’il était disposé à s’acquitter de ses obligations de citoyen en accomplissant un service civil de remplacement. Le tribunal du district Kopetdagsky l’a condamné en application du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal à verser une amende de 6 000 manats (environ 2 100 dollars des États-Unis).

2.4L’auteur n’a reçu une copie de la décision du tribunal de première instance qu’après huit jours de rappels persistants. Le 8 février 2013, il a déposé auprès du tribunal municipal d’Achgabat une requête visant un sursis à l’exécution de la décision judiciaire, et il a interjeté appel contre celle-ci. Même s’il n’était pas représenté par un avocat, l’auteur a indiqué dans son mémoire d’appel qu’il n’était pas d’accord avec la décision du tribunal du district Kopetdagsky.

2.5Le 14 février 2013, le tribunal municipal d’Achgabat a rejeté l’appel de l’auteur. Il a estimé que celui-ci « n’exprimait pas dans son appel son désaccord » avec la décision du tribunal de première instance.

2.6L’auteur maintient qu’il a épuisé « tous les recours internes raisonnables » concernant la violation présumée du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte avant de présenter sa communication au Comité.

2.7Dans une lettre supplémentaire en date du 19 septembre 2018, l’auteur a informé le Comité qu’il avait finalement payé l’amende de 6 000 manats et qu’il avait de nouveau été convoqué plusieurs fois pour le service militaire au cours des quatre dernières années. L’affaire n’est toutefois pas allée plus loin qu’une citation à comparaître à chaque fois qu’il a refusé d’accomplir son service.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les poursuites le visant et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour refus d’effectuer son service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses et de son objection de conscience ont constitué une violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il souligne qu’il a informé à plusieurs reprises les autorités turkmènes qu’il était disposé à s’acquitter de ses obligations de citoyen en accomplissant un service civil au lieu du service militaire. Néanmoins, la législation de l’État partie ne prévoit pas une telle possibilité.

3.2L’auteur prie le Comité d’enjoindre à l’État partie : a)de lever les accusations portées contre lui au titre du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal et d’effacer son casier judiciaire ; b)de l’indemniser à raison du préjudice moral qu’il a subi et de lui rembourser les frais de justice engagés, comme le prévoit le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.3Bien qu’il ait finalement payé l’amende de 6 000 manats, l’auteur avait indiqué dans sa lette initiale du 1er mai 2013 qu’il lui serait extrêmement difficile de verser ce montant qui représentait une somme très élevée pour de nombreux Turkmènes. Il signalait à ce propos qu’il était au chômage et n’avait aucun revenu.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.Le 19 février 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. S’agissant des faits, il a indiqué que, le 28 janvier 2013, le tribunal du district Kopetdagsky avait condamné l’auteur à une amende de 6 000 manats, en application du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal, pour insoumission au service militaire, en l’absence de motif légal d’exemption.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 23 avril 2015, l’auteur a indiqué que, dans ses observations relatives à la recevabilité et au fond, l’État partie a confirmé qu’il avait été condamné à une amende, en application du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal, pour avoir soulevé une objection de conscience au service militaire en sa qualité de Témoin de Jéhovah. Se référant aux constatations du Comité dans Young - kwan Kim et consorts c. République de Corée (CCPR/C/112/D/2179/2012, par. 7.3 et 7.4), l’auteur prie le Comité de conclure que les poursuites le visant et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui en application du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal ont constitué une violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

5.2L’auteur prie aussi le Comité de demander à l’État partie de lui accorder un recours utile, qui lui reconnaisse tous les droits qu’il tient du Pacte, comme l’exige le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte (voir plus haut, par. 3.2).

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts. En l’absence d’objection de l’État partie à ce sujet, le Comité considère que les conditions énoncées à l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

6.4Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé aux fins de la recevabilité les griefs qu’il soulève au titre du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. En conséquence, il déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note du grief de l’auteur qui estime que les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés du fait de l’absence, dans l’État partie, d’un service de remplacement au service militaire obligatoire, dont la conséquence est que son refus d’effectuer son service militaire pour des motifs de conscience religieuse lui a valu d’être poursuivi en justice et reconnu coupable. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’infraction pénale commise par l’auteur, à savoir l’insoumission au service militaire sans motif légal d’exemption, est réprimée par le paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal.

7.3Le Comité renvoie à son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, dans laquelle il considère que le caractère fondamental des libertés consacrées au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte est reflété dans le fait qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Pacte, il ne peut être dérogé à cette disposition, même en cas de danger public exceptionnel. Le Comité rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence que, si le Pacte ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, ce droit se déduit néanmoins de l’article 18 en ce que l’obligation d’utiliser la force meurtrière peut être gravement en conflit avec la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si celui-ci ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives. Un État peut néanmoins, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service de remplacement dans un cadre civil, dans lequel l’intéressé ne serait pas soumis à l’autorité militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif ; il doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme.

7.4En l’espèce, le Comité fait observer qu’il n’est pas contesté que le refus de l’auteur d’effectuer le service militaire obligatoire découle de ses convictions religieuses. Il estime que la déclaration de culpabilité et la condamnation dont l’auteur a fait l’objet du fait de ce refus constituent une atteinte à son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et enfreignent les dispositions du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. À cet égard, il rappelle que réprimer le refus d’effectuer le service militaire obligatoire dans le cas de personnes dont la conscience ou la religion interdit l’usage des armes est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il rappelle aussi que, dans ses observations finales relatives au deuxième rapport périodique de l’État partie, il a exprimé sa préoccupation quant au fait que l’État partie persistait à ne pas reconnaître le droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire et à poursuivre et emprisonner les Témoins de Jéhovah qui refusaient d’effectuer ce service (CCPR/C/TKM/CO/2, par. 40).

7.5Le Comité rappelle qu’il a déjà examiné plusieurs affaires analogues à la présente espèce concernant les mêmes lois et pratiques de l’État partie, même si dans certains cas les auteurs avaient été condamnés à une peine d’emprisonnement et/ou de redressement par le travail sans possibilité de s’acquitter d’une amende. En l’espèce, il conclut qu’en poursuivant et en condamnant l’auteur pour avoir refusé d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses et de son objection de conscience, l’État partie a violé les droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

9.Conformément à l’alinéa a) du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’effacer le casier judiciaire de l’auteur, de l’indemniser comme il convient et de s’abstenir de le convoquer une nouvelle fois pour le service militaire sans lui proposer un service civil de remplacement. Il est également tenu de veiller à ce que de telles violations ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité réaffirme que l’État partie devrait revoir sa législation telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, compte tenu de l’obligation découlant du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, afin de garantir le droit à l’objection de conscience consacré au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, par exemple en prévoyant la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques, à les faire traduire dans la langue officielle du pays et à les diffuser largement.