Nations Unies

CCPR/C/120/D/2285/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

7 décembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2285/2013 * , ** , ***

Communication présentée par :

Basem Ahmed Issa Yassin et al. (représentés par des conseils, Bret Thiele, Michael Sfard et Emily Schaeffer)

Au nom de :

Les auteurs

État partie :

Canada

Date de la communication :

28 février 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 27 août 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

26juillet 2017

Objet :

Responsabilité de l’État concernant les activités d’entreprises privées

Question(s) de procédure :

Défaut de qualité de victime ; incompatibilité avec les dispositions du Pacte ; griefs non étayés

Question(s) de fond :

Restrictions du droit à la liberté de circulation ; immixtion illégale dans le domicile ; privation du droit d’avoir sa propre vie culturelle

Article(s) du Pacte :

7, 12 (par.1), 17 et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

1 et 2

1.Les auteurs de la communication sont Basem Ahmed Issa Yassin, né en 1977 dans le village palestinien de Bil’in ; Maysaa Ahmed Issa Yassin, née en 1978 à Bil’in ; Lamyaa Ahmed Issa Yassin, née en 1982 à Jérusalem ; Nora Ahmed Issa Yassin, née en 1983 à Jérusalem ; Tagreed Ahmed Issa Yassin, né en 1985 à Bil’in ; Mohammed Ahmed Issa Yassin, né en 1989 à Bil’in ; Abdullah Ahmed Issa Yassin, né en 1991 à Bil’in ; Esraa Ahmed Issa Yassin, née en 1987 à Bil’in ; Yosra Youcef Mohammed Yassin, née en 1957 à Bil’in ; Mazen Ahmed Issa Yassin, né en 1980 à Bil’in ; la succession de feu Ahmed Issa Abdallah Yassin ; et Mohammed Ibrahim Ahmed Abu Rahma, vice-président du Conseil de village de Bil’in, au nom du Conseil de village de Bil’in. Les auteurs affirment être victimes de violations par le Canada des droits qu’ils tiennent des articles 2, 7, 12, 17 et 27 du Pacte. Les auteurs sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Canada le 19 août 1976.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le village palestinien de Bil’in est situé au nord de Jérusalem et à l’ouest de Ramallah, en Cisjordanie, en territoire palestinien occupé. Les terres communales du village sont limitrophes de la frontière de 1967 avec Israël, aussi connue comme la « Ligne verte ». En 1991, les autorités israéliennes ont décidé que des terres jusque-là réputées appartenir à des propriétaires privés ou relever du domaine municipal de Bil’in faisaient partie du « domaine de l’État ». Après l’expropriation de leurs propriétaires, ces terres ont été utilisées pour y construire une partie de la colonie de peuplement connue sous le nom de Modi’in Illit.

2.2À partir de 2001, des bâtiments ont été érigés sur certaines des terres dont les propriétaires avaient été expropriés et la construction du quartier de Matityahu Est, qui est situé juste sur les terres des auteurs, a commencé vers 2003. Ce quartier de la colonie de peuplement occupe environ 25 % de la superficie historique des terres communales du village (environ 700 dunams ou 70 hectares). Green Park International, Inc. et Green Mount International Inc., deux entreprises multinationales qui ont leur siège au Canada, étaient au nombre des principales entreprises ayant pris part à la construction du quartier et à la commercialisation de logements en copropriété auprès de la population israélienne.

2.3Jusqu’à ce qu’ils soient expropriés, les auteurs exploitaient ces terres à des fins vivrières ; en particulier, ils y cultivaient des oliviers et y faisaient paître des moutons et des chèvres. En plus de limiter leurs moyens de subsistance, le fait d’empêcher les habitants de Bil’in d’accéder à leurs terres les prive de la possibilité d’en jouir, notamment de pratiquer leur culture et de l’exprimer sur leurs terres et d’y participer à des activités récréatives. Par exemple, les oliveraies sont un élément symbolique et traditionnel de la culture palestinienne, et la récolte des olives est une activité communautaire. Nombre des oliviers déracinés pour permettre la construction de la colonie étaient vieux de 50 à 100 ans, voire plus, et avaient été plantés par les parents et les grands-parents des habitants de Bil’in et faisaient donc partie de leur héritage familial.

2.4Si la responsabilité d’avoir privé les auteurs de leurs droits sur les terres en question incombe à Israël, ce sont Green Park International et Green Mount International qui ont rendu possible la construction de la colonie et qui en ont tiré profit. Les mécanismes de réparation israéliens n’ont pas pu offrir aux auteurs de recours effectif. Quatre requêtes en ce sens ont été adressées à la Cour suprême d’Israël siégeant en tant que Haute Cour de justice près le Gouvernement israélien et au commandement des Forces de défense israéliennes en Cisjordanie, entre autres.

2.5La première requête a été déposée le 5 septembre 2005 par le Président du Conseil de village de Bil’in, Ahmed Issa Abdallah Yassin. S’appuyant sur la jurisprudence israélienne en la matière, elle remettait en cause le tracé de la barrière de séparation (« mur ») sur les terres de Bil’in, qui coupe le village de plus de la moitié de ses terres communales. La décision relative à cette requête a été rendue le 4 septembre 2007. Le tribunal a fait droit à l’argument des auteurs qui soutenaient que le tracé avait été défini pour faciliter la construction du nouveau quartier plutôt que pour des raisons de sécurité, et a ordonné au Gouvernement israélien et au commandement des Forces de défense israéliennes en Cisjordanie de proposer un nouveau tracé moins préjudiciable aux habitants de Bil’in. À la suite de cette décision, la barrière a été rapprochée de la colonie de Modi’in Illit, et environ 25 % des terres de Bil’in ont ainsi été rendues au village. Environ 25 % des terres de Bil’in se trouvent toujours derrière la barrière de séparation.

2.6La deuxième requête a été déposée le 4 janvier 2006 et conteste la légalité des permis de construire et des travaux réalisés pour bâtir la colonie. Cette requête était fondée sur le droit jordanien relatif à l’urbanisme et à la construction repris dans les arrêtés militaires israéliens qui s’appliquent aux territoires palestiniens occupés. Durant l’examen de cette requête, une ordonnance provisoire suspendant tous les travaux de construction du nouveau quartier a été rendue. L’Administration civile israélienne a élaboré un nouveau plan d’urbanisme dans le cadre duquel de nouveaux permis de construire ont été délivrés, lesquels correspondaient aux constructions qui avaient déjà commencé. La requête a donc été rejetée.

2.7Une troisième requête contestant le nouveau plan d’urbanisme a été rejetée le 5 septembre 2007. Une quatrième requête a été déposée pour tenter de faire annuler rétroactivement la décision de 1991 en application de laquelle une partie des terres de Bil’in a été déclarée « domaine de l’État ». La requête a été rejetée le 9 novembre 2006. Bien qu’au cours de la procédure relative à la première requête les auteurs aient appris que cette décision s’appuyait sur de fausses déclarations d’achat, fait qui leur avait été caché au moment de la décision, le tribunal a considéré que même si les griefs des auteurs pourraient être justifiés, il n’était plus possible de statuer sur la question si longtemps après les faits.

2.8À la suite des actions en justice intentées en Israël, les auteurs ont cherché à contraindre Green Park International et Green Mount International à répondre de leurs actes, commis sur les terres de Bil’in, et ont formé des recours devant les instances judiciaires canadiennes. Dans la formulation de leurs plaintes, les auteurs se sont appuyés sur le droit international et ont invoqué des violations relatives à la liberté de circulation et à l’interdiction d’accéder à des terres traditionnellement utilisées à des fins vivrières, de les utiliser et de les contrôler. Ils ont aussi mis en cause les deux entreprises pour complicité de crime de guerre pour avoir contribué, directement ou indirectement, au transfert d’une partie de la population de la Puissance occupante dans les territoires occupés.

2.9En juillet 2008, une action en justice au civil a donc été intentée devant la cour supérieure du Québec par le Conseil de village de Bil’in et par Ahmed Issa Abdallah Yassin. Le 18 septembre 2009, le tribunal a rejeté le recours et s’est déclaré incompétent en application de la doctrine du forum non conveniens. En octobre 2009, les auteurs ont fait appel de cette décision devant la cour d’appel du Québec, qui a confirmé la décision de la cour supérieure le 11 août 2010. Le 6 octobre 2010, les auteurs ont déposé une demande d’autorisation de former recours devant la Cour suprême du Canada, demande rejetée le 3 mars 2011. Ce rejet de la Cour suprême était cohérent avec sa décision antérieure de ne pas examiner l’affaire Association canadienne contre l ’ impunité c. Anvil Mining Ltd., dans laquelle la cour d’appel du Québec avait considéré que les tribunaux canadiens n’avaient pas compétence pour connaître des actions des sociétés canadiennes à l’étranger. Dans cette affaire, les requérants mettaient en cause Anvil Mining Ltd., société dont le siège est au Québec, pour complicité dans les massacres perpétrés en République démocratique du Congo. La cour d’appel a jugé que les tribunaux canadiens n’avaient pas compétence pour connaître de faits n’ayant pas de liens avec des activités se déroulant sur le territoire canadien.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment être victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 12 du Pacte. Depuis 1996, les arrêtés militaires pris par le commandement militaire israélien de la Cisjordanie occupée interdisent aux Palestiniens de pénétrer dans les colonies de peuplement, et un régime de permis a été mis en place pour les Palestiniens qui travaillent dans des colonies. En 2002, le commandement a pris un arrêté interdisant aux Palestiniens l’entrée sans permis dans la colonie de Modi’in Illit. Les restrictions à la circulation ont été appliquées lorsque les deux sociétés canadiennes ont commencé les travaux de construction.

3.2La liberté de circulation des auteurs a été violée car ils ne peuvent plus accéder à leurs terres, utilisées depuis des générations pour l’agriculture, l’élevage et à d’autres fins vivrières, en raison des colonies de peuplement illégales construites par les deux sociétés. Par conséquent, le Canada a violé son obligation extraterritoriale de faire respecter le paragraphe 1 de l’article 12 du Pacte en n’assurant pas aux auteurs de recours utile pour que les deux entreprises répondent des violations commises et en ne soumettant pas ces entreprises à une réglementation appropriée qui garantisse que leurs activités ne soient pas contraires au Pacte.

3.3Les auteurs affirment également être victimes de violations des articles 17 et 7. L’installation de la colonie de Modi’in Illit a entraîné leur expulsion forcée de terres étroitement liées à leur lieu d’habitation et essentielles au fonctionnement de chaque foyer, qui devraient donc entrer dans la définition du domicile. Les auteurs, comme la plupart des villageois palestiniens, considèrent que les terres agricoles proches de leur habitation font partie de leur domicile. Les terres agricoles utilisées par les auteurs avant tout à des fins de subsistance ou d’habitation entrent dans le champ de l’article 17. De surcroît, les auteurs ont été victimes d’une immixtion arbitraire contraire aux droits qu’ils tiennent de l’article 17. La construction, la mise sur le marché et la vente de logements à des colons israéliens par les deux entreprises sont des activités contraires au droit international, notamment à la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (quatrième Convention de Genève), qui sont donc illégales au sens de l’article 17. En outre, le Comité a considéré que les protections conférées par cet article visent les « immixtions et atteintes, qu’elles émanent des pouvoirs publics ou de personnes physiques ou morales », et que les États parties sont eux-mêmes tenus de s’abstenir d’agissements non conformes à l’article 17, et de créer le cadre législatif nécessaire pour empêcher que des personnes physiques ou morales ne s’y livrent.

3.4Les deux sociétés ont entrepris des activités ayant entraîné des violations des articles 17 et 7 du Pacte, consistant en des immixtions illégales et arbitraires dans le domicile des auteurs. Le Canada a donc violé son obligation extraterritoriale de veiller au respect de ces dispositions, en n’assurant pas aux auteurs de recours utile pour que les deux entreprises soient tenues responsables de ces violations, et en ne soumettant pas ces entreprises à une réglementation appropriée qui garantisse qu’elles n’enfreignent pas ces dispositions.

3.5Les auteurs affirment en outre être victimes de violations de l’article 27. S’ils ne sont pas membres d’une minorité ethnique à proprement parler, ils appartiennent à la population palestinienne autochtone, et leur culture, y compris l’agriculture et l’étroite relation à la terre qui en découle, est détruite pour permettre la construction de colonies de peuplement illégales auxquelles ils n’ont pas accès. Les deux entreprises étant complices de la violation par Israël de l’article 27, le Canada a donc violé son obligation extraterritoriale de veiller au respect de l’article 27, en n’assurant pas aux auteurs de recours utile pour que les deux entreprises soient tenues responsables de ces violations et en ne soumettant pas ces entreprises à une réglementation appropriée qui garantisse que leurs activités ne soient pas contraires à l’article 27.

3.6Les auteurs citent les normes et dispositions internationales qui, selon eux, montrent clairement que le Canada a des obligations extraterritoriales au titre du Pacte, notamment l’obligation de protéger ou de garantir les droits qui y sont énoncés en réglementant les activités des entreprises canadiennes à l’étranger, en enquêtant sur toute activité qui porte atteinte aux droits de l’homme et en en sanctionnant dûment les auteurs, et en veillant à ce que les victimes de ces violations disposent de recours. Ainsi, selon l’article 16 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, il peut y avoir responsabilité partagée entre deux États pour la commission d’un fait internationalement illicite. De surcroît, le Comité a laissé entendre que même lorsqu’une personne ne se trouve pas sur le territoire d’un État, ne relève pas de sa juridiction ou n’est pas placée sous son contrôle effectif, cet État reste soumis à l’obligation de respecter et de garantir les droits que cette personne tient du Pacte. Les auteurs citent les observations finales du Comité concernant le sixième rapport périodique de l’Allemagne :

« Le Comité relève avec satisfaction les mesures prises par l’État partie pour assurer des moyens de recours contre les sociétés allemandes opérant à l’étranger qui ne respecteraient pas les normes en matière de droits de l’homme pertinentes, mais il craint que cela ne soit pas suffisant dans tous les cas (art. 2, par. 2). L’État partie est engagé à énoncer clairement qu’il attend de toutes les entreprises commerciales domiciliées sur son territoire ou relevant de sa juridiction qu’elles respectent les normes des droits de l’homme, conformément au Pacte, dans toutes leurs opérations. Il est également encouragé à prendre des mesures appropriées pour renforcer les recours offerts pour protéger les personnes qui ont été victimes des activités d’entreprises commerciales opérant à l’étranger ».

3.7Les auteurs citent également les Principes de Maastricht relatifs aux obligations extraterritoriales des États dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels, adoptés en 2011 par d’éminents experts internationaux des droits de l’homme. Bien que ces principes portent sur les droits économiques, sociaux et culturels, le caractère indivisible et indissociable des droits de l’homme fait qu’ils sont également valables pour le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Principe 3 est libellé comme suit : « Tous les États ont l’obligation de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les droits de l’homme, y compris les droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux, à la fois sur et en dehors de leur territoire. ». Ces principes intègrent l’obligation de protéger ou de garantir les droits contre toute violation par des acteurs non étatiques, entreprises comprises. Ainsi, aux termes du Principe 24, « Tous les États doivent prendre les mesures nécessaires telles qu’énoncées au Principe 25, afin de s’assurer que les acteurs non étatiques qu’ils sont en mesure de réglementer, tels que des individus et organisations privés, ainsi que les sociétés transnationales et autres entreprises, ne rendent pas impossible ou ne nuisent pas à la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels. Ces mesures incluent des mesures administratives, législatives, d’enquête, judiciaires, et autres. Tous les autres États sont tenus de s’abstenir d’empêcher ou de nuire à l’exécution de cette obligation de protéger ». Le Principe 25 dispose que « [l]es États doivent adopter et appliquer des mesures afin de protéger les droits économiques, sociaux et culturels par des moyens juridiques ou autres, y compris des moyens diplomatiques, dans chacune des situations suivantes : ... b) lorsque l’acteur non étatique dispose de la nationalité de l’État concerné ; c) en ce qui concerne les entreprises, lorsque la société, ou la société mère ou dominante de celle-ci, dispose de son cœur d’activité dans l’État concerné, y est immatriculée ou domiciliée, ou y exerce l’essentiel ou une part substantielle de ses activités ». Le Principe 27 traite notamment de l’obligation générale d’assurer un recours utile : « Tous les États doivent coopérer afin de s’assurer que les acteurs non étatiques ne nuisent pas à la jouissance par tous des droits économiques, sociaux et culturels. Cette obligation implique notamment des mesures afin de prévenir tout abus des droits de l’homme par les acteurs non étatiques, d’amener ceux-ci à rendre des comptes en cas de tels abus, et d’assurer un recours effectif à ceux qui sont affectés. ».

3.8Le Principe 26 des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : Mise en œuvre du cadre de référence « Protéger, respecter et réparer » des Nations Unies dispose que « [l]es États devraient prendre des mesures appropriées pour assurer l’efficacité des mécanismes judiciaires internes lorsqu’ils font face à des atteintes aux droits de l’homme commises par des entreprises, y compris en examinant les moyens de réduire les obstacles juridiques, pratiques et autres qui pourraient amener à refuser l’accès aux voies de recours ». De tels obstacles juridiques peuvent notamment se présenter lorsque « les requérants s’exposent au déni de justice dans un État d’accueil et ne peuvent pas accéder aux tribunaux des États d’origine quel que soit le bien-fondé de la plainte ».

3.9Le Canada ayant rejeté leurs plaintes en application de la doctrine du forum non conveniens, les auteurs n’ont jamais eu l’occasion de se faire entendre pleinement et de voir leur affaire jugée sur le fond. Par conséquent, tout accès à un recours utile leur a été refusé.

3.10L’obligation extraterritoriale de protéger ou de garantir les droits de l’homme suppose également que l’État réglemente les activités des entreprises soumises à sa juridiction. Puisque les deux entreprises sont domiciliées au Canada, l’État partie a l’obligation de veiller à ce qu’elles ne portent pas atteinte aux droits de l’homme, ni sur son territoire ni à l’étranger, y compris s’agissant des droits fondamentaux consacrés par le Pacte.

3.11Sauf circonstances exceptionnelles, seul le comportement des organes de l’État peut être imputé à celui-ci et donc engager sa responsabilité. Néanmoins, le fait que l’État n’adopte pas de réglementations ou ne les applique pas de manière efficace constitue notamment une violation des engagements de l’État en matière de droits de l’homme. Ce principe a été affirmé par plusieurs organes conventionnels des droits de l’homme, dont le Comité lui-même. Les auteurs se réfèrent aussi au rapport de la mission internationale indépendante d’établissement des faits chargée d’étudier les effets des colonies de peuplement israéliennes sur les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des Palestiniens dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, soumis au Conseil des droits de l’homme en 2013, qui comporte notamment une recommandation selon laquelle les entreprises privées « doivent évaluer l’impact que leurs activités ont sur les droits de l’homme et prendre toutes les mesures nécessaires − y compris en mettant fin à leurs intérêts commerciaux dans les colonies de peuplement − pour s’assurer qu’elles n’ont pas d’effets néfastes sur les droits de l’homme du peuple palestinien, conformément au droit international, ainsi qu’aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». La mission demande aux États Membres « de prendre les mesures qui s’imposent pour faire en sorte que les entreprises commerciales domiciliées sur leur territoire et/ou relevant de leurs compétences, y compris celles qui sont la propriété de l’État ou contrôlées par l’État, qui ont des activités dans les colonies de peuplement ou des activités en relation avec les colonies respectent les droits de l’homme dans toutes leurs activités ».

3.12En conséquence, le Comité devrait conclure à une violation par l’État partie de son obligation extraterritoriale consistant à garantir les droits que les auteurs tiennent du Pacte, puisque l’État partie n’a pas réglementé les activités menées par Green Park International et Green Mount International dans le territoire palestinien occupé en violation du Pacte, et n’a pas tenu ces sociétés responsables de leurs actes.

3.13Pour cette raison, l’État partie a violé son obligation extraterritoriale de veiller au respect des articles 2, 7, 12, 17 et 27 du Pacte en ne réglementant pas les activités des deux sociétés de manière à prévenir des violations des droits de l’homme en territoire palestinien occupé.

3.14À titre de réparation, les auteurs demandent à l’État partie de garantir en droit comme dans la pratique que les victimes de violations de cette obligation extraterritoriale de veiller au respect des droits consacrés par le Pacte ont accès à des recours juridiques utiles dans le système juridique canadien. De plus, l’État partie devrait énoncer clairement qu’il attend de toutes les entreprises domiciliées sur son territoire ou relevant de sa juridiction qu’elles respectent les normes relatives aux droits de l’homme, conformément au Pacte, dans toutes leurs activités, notamment en prenant les mesures législatives ou administratives voulues pour empêcher que les agissements des sociétés transnationales enregistrées au Canada ne portent préjudice à la jouissance des droits consacrés par le Pacte dans des territoires situés en dehors du Canada. Le Comité devrait appeler le Canada à prendre des mesures pour que Green Park International et Green Mount International cessent d’entreprendre des activités ou d’être complices d’activités qui violent le Pacte, et à leur appliquer des sanctions au cas où elles ne mettraient pas un terme à ces activités. Le Comité devrait aussi appeler l’État partie à faire en sorte que les auteurs aient accès à des recours utiles et puissent notamment saisir la Cour suprême du Canada.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1L’État partie a fait parvenir ses observations sur la recevabilité et sur le fond le 17 juin 2014. Il avance que la communication est irrecevable pour trois raisons. En premier lieu, les auteurs n’ont pas qualité pour soumettre cette communication au Comité. En deuxième lieu, les articles du Pacte invoqués par les auteurs n’emportent pas d’effets extraterritoriaux. En troisième lieu, faute de preuves objectives, la communication est manifestement dépourvue de fondement. Dans l’hypothèse où le Comité considérerait que la communication est recevable, l’État partie, compte tenu de ses observations, demande que celle-ci soit déclarée infondée.

4.2Sur les faits, l’État partie indique que Green Park International et Green Mount International sont juridiquement constituées et domiciliées dans la province du Québec. Les deux entreprises ont été enregistrées le 6 juillet 2004. Les informations figurant au registre, accessibles au public, contiennent le nom de la personne qui est à la fois président et secrétaire des deux sociétés. Il est domicilié dans la ville de Herzliya, en Israël. S’agissant des procédures judiciaires en Israël, l’État partie indique que les quatre requêtes ont été déposées au nom d’Ahmed Issa Abdallah Yassin, qui était alors Président du Conseil de village de Bil’in. Le degré de participation directe à ces actions de chacun des auteurs de la communication n’est pas connu. Les défendeurs étaient notamment le Gouvernement israélien, divers responsables publics de haut niveau appartenant à ce gouvernement et diverses sociétés privées, dont Green Park International et Green Mount International.

4.3S’agissant des procédures au Canada, l’État partie explique que l’action civile avait pour fondement l’allégation des plaignants selon laquelle les deux sociétés, en construisant et en commercialisant des logements en copropriété dans la colonie de peuplement de Modi’in Illit, ont aidé Israël à transférer une partie de sa population civile en Cisjordanie. Ces deux sociétés ont donc été complices de crimes de guerre, en violation de divers instruments juridiques internationaux et nationaux, ce qui les rend passibles d’une action civile de la part des plaignants en vertu du Code civil du Québec. En réparation, les plaignants demandaient notamment que les agissements des défendeurs soient déclarés illégaux, et réclamaient des dommages-intérêts punitifs.

4.4Green Park International et Green Mount International ont déposé des requêtes faisant valoir notamment que les questions soulevées par les plaignants avaient déjà été tranchées par la Cour suprême d’Israël, et que la reconnaissance des décisions de celle-ci devrait conduire à rejeter l’action. La cour supérieure a choisi de reconnaître trois des décisions de la Cour suprême d’Israël. Toutefois, elle a conclu que cette reconnaissance ne réglait pas toutes les questions soulevées devant la juridiction canadienne et qu’en conséquence, le principe de res judicatane s’appliquait pas.

4.5Green Park International et Green Mount International ont aussi fait valoir que la cour supérieure devrait se déclarer incompétente en application de la doctrine du forum non conveniens. La cour a fait droit à cet argument et a décidé que les tribunaux israéliens étaient mieux placés pour statuer sur les griefs énoncés par les plaignants, de sorte que la cour supérieure devrait exercer son pouvoir exceptionnel de décliner sa compétence. Cette décision a été prise par application de l’article 3135 du Code civil du Québec, libellé comme suit : « Bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige. ». La décision de décliner la compétence reposait sur les considérations ci-après.

4.6Premièrement, le lien entre le Québec et les intéressés s’est avéré ténu. Tous les plaignants et témoins résidaient en Israël ou en Cisjordanie. En outre, bien que Green Park International et Green Mount International soient juridiquement constituées au Québec, c’était là leur unique lien avec le Canada. Selon une attestation sur l’honneur de leur président, les sociétés ont été constituées au Canada uniquement pour des raisons liées à la fiscalité israélienne ; elles opéraient pour le compte et au nom d’une société qui n’était pas domiciliée au Canada et n’y détenait aucun actif, et elles-mêmes ne détenaient aucun actif d’aucune sorte au Canada.

4.7Deuxièmement, le lien entre le Québec et les faits considérés s’est avéré ténu, sinon inexistant. Toutes les violations alléguées se sont produites en Cisjordanie ; tout contrat pertinent aurait été mis à exécution en Cisjordanie ou en Israël et aurait vraisemblablement été rédigé en hébreu ou en arabe ; les éléments de preuve se trouvaient probablement en Israël ou en Cisjordanie, et l’on pouvait s’attendre à ce que l’action ne porte guère ou pas du tout sur des événements s’étant déroulés au Québec.

4.8Troisièmement, les ordonnances que les plaignants appelaient de leurs vœux auraient dû être appliquées par les tribunaux d’Israël plutôt que par ceux du Québec. Même si des dommages-intérêts punitifs étaient réclamés aux défendeurs, les sociétés ne détenaient aucun actif au Québec. Leurs actifs, si elles en avaient, se trouveraient en Cisjordanie, là où étaient situés les bâtiments faisant l’objet du litige. En outre, les plaignants demandaient aux tribunaux québécois de prendre des mesures conservatoires concernant les activités des sociétés en Cisjordanie, or l’application de ces mesures nécessiterait donc le dépôt par les plaignants d’une requête supplémentaire devant les tribunaux israéliens compétents. Cette procédure supplémentaire ne serait pas nécessaire s’ils saisissaient directement la Haute Cour de justice d’Israël.

4.9Quatrièmement, le droit applicable pour statuer sur l’action en justice des plaignants serait le droit applicable en Cisjordanie. Les autorités judiciaires israéliennes sont plus susceptibles que celles du Québec de disposer de compétences en la matière.

4.10Cinquièmement, bien que le choix du Québec ait pu présenter des avantages notables pour les plaignants, ce facteur n’a eu que peu de poids, car les plaignants recherchaient ce for simplement pour en tirer un avantage juridique, plutôt qu’en raison d’un lien réel et matériel avec ledit for.

4.11Sixièmement, il serait dans l’intérêt des parties et dans celui de la justice au sens large que l’affaire soit jugée en Israël. Pour les parties, le fait que ce soit un tribunal québécois qui statue dans cette affaire serait peu pratique et nuirait au règlement impartial, rapide et effectif de l’affaire sur la base de la meilleure preuve disponible. S’agissant de l’intérêt de la justice au sens large, l’action telle qu’engagée pourrait difficilement avoir un résultat juste. Les plaignants ne se sont tournés vers les tribunaux canadiens qu’après l’examen et le rejet d’un certain nombre de leurs griefs par les autorités judiciaires israéliennes.

4.12En conséquence, la requête a été rejetée par la cour supérieure qui a exercé son pouvoir discrétionnaire exceptionnel de décliner sa compétence juridictionnelle en application de la doctrine du forum non conveniens. Par suite, la cour d’appel du Québec a rejeté l’appel formé par les plaignants et a confirmé la décision de la cour supérieure. Leur demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême a également été rejetée et la décision non motivée a été communiquée aux plaignants.

Défaut de qualité de victime

4.13L’État partie fait valoir que la communication est incohérente dans la manière dont les auteurs sont désignés. Par endroits, il apparaît que deux personnes morales (la propriété de feu Ahmed Issa Abdallah Yassin et le Conseil de village de Bil’in) sont identifiées, et l’un des auteurs individuels, Mohamed Ibrahim Ahmed Abu Rahma, semble agir au nom du Conseil de village de Bil’in. En cas de décès d’une personne, il est possible pour les héritiers de cette personne de soumettre une communication directement en son nom, mais la propriété de cette personne ne peut pas en elle-même être l’auteur d’une communication. De surcroît, le Comité a indiqué qu’une personne dirigeant une association ou toute autre personne morale ne peut pas soumettre une communication au nom de cette entité. En conséquence, l’État partie soutient que la communication est irrecevable parce qu’incompatible avec le Protocole facultatif dans la mesure où elle a été soumise au nom des personnes morales susmentionnées.

4.14La communication est également irrecevable dans la mesure où elle est soumise au nom de Mohamed Ibrahim Ahmed Abu Rahma, car sa procuration indique qu’il agit au nom du Conseil et non en son nom propre.

4.15L’État partie soutient qu’aucun des auteurs n’a qualité pour soumettre cette communication car ceux-ci ne relevaient pas de la juridiction du Canada au moment où les violations alléguées auraient été commises. La communication est donc incompatible avec la procédure de communications prévue par l’article premier du Protocole facultatif et, partant, elle est irrecevable. Le Canada n’exerce aucune juridiction d’aucune sorte sur les personnes vivant dans le village de Bil’in ou ailleurs en Cisjordanie. Les faits allégués par les auteurs n’ont aucun lien d’aucune sorte avec les activités extraterritoriales d’un quelconque acteur étatique canadien. Le seul lien existant entre le Canada et les faits allégués est ténu et indirect : il s’agit de l’implication présumée de deux personnes morales constituées au Québec mais n’ayant en fait aucun autre lien véritable avec cette province. En outre, les activités présumées de Green Park International et Green Mount International qui sont l’objet de la présente communication (expropriation de propriétaires terriens et construction de logements) n’étaient pas régies par les lois canadiennes. De surcroît, les tribunaux canadiens ayant décliné toute compétence juridictionnelle concernant l’action civile, la compétence juridictionnelle du Canada ne s’est en fait exercée sur aucun des auteurs en ce qui concerne les faits qui ont été allégués lors de l’action civile et qui sont l’objet de la présente communication.

Incompatibilité avec les dispositions du Pacte

4.16L’État partie soutient que les allégations des auteurs relatives à des violations des articles 7, 12, 17 et 27, en conjonction avec l’obligation de garantir les droits reconnus dans le Pacte énoncée au paragraphe 1 de l’article 2 et avec l’obligation de garantir l’accès à un recours utile énoncée au paragraphe 3 de l’article 2, ne relèvent pas des obligations incombant à l’État partie au titre du Pacte, et sont donc incompatibles avec les dispositions de ce dernier. Il soutient que le Canada n’était pas tenu, au titre du paragraphe 1 de l’article 2, de garantir aux auteurs les droits reconnus dans le Pacte, pour les raisons suivantes. Les auteurs n’ont pas affirmé que des acteurs étatiques canadiens, que ce soit au Canada ou en dehors de ses frontières, auraient enfreint l’obligation incombant à l’État partie de respecter les droits énoncés dans le Pacte. Le seul lien existant entre le Canada et les événements extraterritoriaux faisant l’objet des allégations des auteurs est le fait que Green Park International et Green Mount International ont été constituées juridiquement au Canada. Ceci mis à part, les auteurs n’ont fait état d’aucun lien de l’un ou l’autre de ces deux acteurs non étatiques avec les autorités canadiennes, à quelque niveau que ce soit. Le lien de ces deux entreprises avec le Canada n’a pas créé de situation dans laquelle les auteurs auraient relevé de la juridiction du Canada au moment considéré.

4.17Au moment des événements considérés, les auteurs ne se trouvaient ni sur le territoire du Canada ni sous sa juridiction, aussi le Canada ne pouvait-il être tenu de leur garantir les droits reconnus dans le Pacte. En outre, les auteurs ont dit explicitement que ces événements, et donc les auteurs touchés eux-mêmes, n’avaient pas de lien territorial avec le Canada au moment où les violations présumées ont eu lieu. L’obligation de garantir les droits reconnus dans le Pacte qui incombe au Canada ne peut s’étendre à des particuliers se trouvant hors du territoire canadien simplement parce que deux personnes morales constituées techniquement au Canada auraient été impliquées dans des activités ayant affecté ces particuliers. Une telle interprétation dépasserait le cadre du Pacte. Les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme rappellent à cet égard qu’« au stade actuel, les États ne sont généralement pas tenus en vertu du droit international des droits de l’homme de réglementer les activités extraterritoriales des entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou sous leur juridiction. Cela ne leur est pas non plus interdit en règle générale pourvu qu’il existe une base juridictionnelle reconnue ». Les auteurs font fausse route en s’appuyant sur les observations finales du Comité ou d’autres organes conventionnels sur des rapports d’États parties afin d’établir de nouvelles obligations extraterritoriales. L’État partie comprend que par ces commentaires, le Comité et d’autres organes conventionnels ont encouragé certains États parties à choisir d’exercer leur compétence prescriptive facultative et à réglementer certaines activités extraterritoriales des sociétés domiciliées sur leur territoire ou relevant de leur juridiction. Les commentaires des organes conventionnels sont formulés prudemment de manière à reconnaître que le champ de toute compétence extraterritoriale prescriptive existante est notablement restreint par les principes généraux du droit international public. Ces commentaires ne paraissent pas affirmer d’obligation de fait pour les États parties au Pacte ou à d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme d’exercer cette compétence prescriptive.

4.18S’agissant des autres documents cités par les auteurs, l’État partie fait valoir que la référence au projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international n’est pas pertinente, car les auteurs n’affirment pas que certains actes commis par un autre État devraient être imputés au Canada au titre de l’obligation, énoncée au paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, de respecter les droits reconnus dans le Pacte. Quant aux Principes de Maastricht, ils émanent d’éminents universitaires qui présentent leur avis sur la manière dont les obligations extraterritoriales devraient être interprétées dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels, et leur force de persuasion en ce qui concerne l’interprétation du Pacte est très limitée.

4.19S’agissant du grief des auteurs selon lequel le Canada n’a pas mis à leur disposition de recours utile, l’État partie affirme qu’en l’absence de violations avérées, par le Canada, des droits fondamentaux reconnus dans le Pacte, le Canada ne peut pas être tenu de garantir l’accès à un recours utile au titre du paragraphe 3 de l’article 2. Même si les auteurs avaient démontré qu’ils sont victimes de violations de leurs droits fondamentaux, ces violations n’engageraient pas la responsabilité du Canada au titre du paragraphe 1 de l’article 2, ainsi qu’expliqué ci-dessus, et l’obligation de garantir l’accès à un recours utile au titre du paragraphe 3 de l’article 2 ne s’appliquerait donc pas au Canada.

4.20Cela étant dit, l’État partie comprend que les activités transnationales des entreprises peuvent susciter des préoccupations relatives aux droits de l’homme ou à d’autres sujets, reconnaît qu’il est nécessaire d’agir et collabore avec divers interlocuteurs pour promouvoir la responsabilité sociale des entreprises, et soutient les normes internationales relatives aux entreprises et aux droits de l’homme dans un certain nombre d’instances multilatérales.

Allégations manifestement infondées

4.21L’État partie fait valoir que la communication est manifestement dénuée de fondement. Les observations des auteurs consistent presque uniquement en des argumentations juridiques concernant l’interprétation du Pacte, en particulier de l’article 2, ainsi que quelques affirmations factuelles d’ordre très général. Elles ne comportent aucune information spécifique, sans parler de preuves corroborantes objectives, concernant le parcours personnel de chacun des auteurs. Aucun élément particulier n’est apporté pour prouver les incidences sur les auteurs des activités qui auraient été menées sur les terres entourant le village.

4.22Aucun élément n’est apporté pour prouver que les auteurs ont effectivement été soumis à une restriction de leur liberté de circulation et de leur droit de choisir librement leur résidence, garantis au paragraphe 1 de l’article 12, et aucun élément ne prouve qu’une telle restriction n’était pas conforme aux exigences de légalité, de nécessité et de proportionnalité énoncées au paragraphe 3 de l’article 12.

4.23S’agissant des griefs tirés des articles 7 et 17, les auteurs n’ont apporté aucun élément prouvant qu’ils ont effectivement fait l’objet, comme ils l’affirment, d’une expulsion forcée de terres étroitement liées à leur lieu d’habitation et essentielles au fonctionnement de chaque foyer. Par exemple, ils n’ont apporté aucun élément qui démontre que les expulsions des terres agricoles dont ils font état ont effectivement eu lieu, ou que chacun des auteurs a souffert de ces expulsions. Ces éléments seraient essentiels pour démontrer la dimension culturelle qu’ils attachent à ces expulsions et pour étayer le grief de violation de l’article 7.

4.24S’agissant des allégations relatives à l’article 27, les droits qui y sont reconnus portent sur des faits très personnels concernant la vie culturelle et communautaire des individus. Ces allégations n’étant étayées par aucun élément personnel sont donc manifestement infondées.

4.25Les auteurs n’ont pas suffisamment étayé, par des éléments factuels, leur argumentation concernant l’article 2 du Pacte. Ils n’ont apporté aucun élément de nature à prouver l’implication de Green Park International et de Green Mount International dans l’une quelconque des activités considérées et à établir un lien sérieux entre le Canada et les activités de ces deux sociétés. De surcroît, le grief qu’ils tirent du paragraphe 3 de l’article 2 n’est fondé sur aucun exemple précis d’inéquité dans une procédure. Ils sont simplement mécontents du résultat des actions engagées. Il est essentiel d’interpréter le droit à un recours utile d’une manière qui reconnaisse que les principes du droit international privé régissant la compétence des tribunaux nationaux continuent d’être pertinents dans un contexte transnational.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Les auteurs ont fait parvenir leurs commentaires sur les observations de l’État partie en date du 30 septembre 2014. Ils affirment que la communication devrait être déclarée recevable et examinée quant au fond.

5.2En ce qui concerne la question de leur qualité pour agir devant le Comité, les auteurs font valoir que la communication est soumise par chacun des auteurs, mais aussi par le Conseil de village de Bil’in, qui est l’organisme représentant les habitants de Bil’in victimes des violations du Pacte. Le village lui-même a subi des dommages du fait de la construction de la colonie de peuplement. M. Mohamed Ibrahim Ahmed Abu Rahme est le représentant dûment élu du Conseil ; il fait partie des auteurs car il a qualité pour représenter les intérêts du village. Quant à la succession de feu Ahmed Issa Abdallah Yassin, elle ne fait pas partie des auteurs de la communication en tant que personne morale proprement dite : elle permet plutôt de représenter un particulier décédé. Les préjudices subis par cette personne du fait des violations du Pacte font désormais partie de sa succession.

5.3La raison pour laquelle le Conseil de village de Bil’in porte le même nom que l’un des auteurs est liée en partie au caractère collectif des relations entre le village de Bil’in et ses terres ; il s’agit de faire en sorte que les réparations obtenues grâce à la présente communication profitent à toutes les personnes ayant souffert des violations commises par les deux entreprises. La majorité des habitants du village ont été victimes de dommages à la fois économiques et culturels. Les premiers résultent de la réduction des récoltes, en particulier celles d’olives et d’huile d’olive ; les seconds sont la conséquence de l’impossibilité pour la communauté de se réunir sur ces terres. De surcroît, bien que la construction n’ait commencé qu’en février 2005, l’accès aux terres en question a été interdit aux habitants de Bil’in dès 1997, lorsqu’elles ont été déclarées « domaine de l’État » et que les auteurs ont été expropriés.

5.4Sur la question de la compétence, les auteurs réaffirment que les deux entreprises étaient sous le contrôle effectif de l’État partie et relevaient donc de sa compétence au regard du Protocole facultatif et du Pacte. En outre, la question de la compétence est liée à la notion de responsabilité. Étant donné le caractère universel des droits de l’homme, si un État partie peut prévenir ou réparer une violation des droits de l’homme, il est de sa responsabilité de le faire. Dans sa Déclaration sur l’incidence des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme dans le contexte des colonies israéliennes implantées en territoire palestinien occupé, le Groupe de travail sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises a indiqué que lorsque des sociétés transnationales sont présentes dans des zones touchées par des conflits, les États « d’origine » ont un rôle essentiel à jouer pour aider ces sociétés et les États d’accueil à faire en sorte que les entreprises ne prennent pas part à des violations des droits de l’homme, et que les États d’origine comme les États d’accueil devraient revoir leurs politiques, leur législation, leur réglementation et les mesures d’application pour s’assurer qu’elles servent effectivement à prévenir et à traiter le risque accru d’une implication des entreprises dans des atteintes aux droits de l’homme dans les situations de conflit. Le Groupe de travail a aussi considéré que si le Principe directeur 2 n’énonce pas d’obligation générale de réglementer les activités extraterritoriales des ressortissants ou des personnes morales d’un État, il existe des obligations spécifiques liées à des questions particulières. Quant aux Principes de Maastricht, ils n’ont pas été adoptés dans le but de créer une nouvelle source du droit, mais constituent plutôt une réaffirmation de l’état actuel du droit international sur la question des obligations extraterritoriales. Dans le commentaire des Principes, il est souligné que le Principe 25 c) indique clairement qu’en application du principe de la personnalité active, un État peut réglementer les activités d’une entreprise enregistrée ou domiciliée sur son territoire. Enfin, les auteurs font valoir que la question soulevée par le projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite est de savoir si une violation peut être imputée à un État partie et non pas de savoir si les agissements d’un État partie peuvent être imputés à un autre État.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Les auteurs affirment être victimes de violations des droits qu’ils tiennent des articles 2, 7, 12, 17 et 27 du fait qu’ils ont été expulsés de leurs terres et qu’une colonie de peuplement israélienne a été construite sur celles-ci. Ils affirment que l’État partie est responsable de ces violations dans la mesure où il a violé son obligation extraterritoriale de garantir les droits que les auteurs tiennent des dispositions susmentionnées : a) en ne leur fournissant pas de recours utile qui permette de tenir les deux sociétés de construction pour responsables des violations ; et b) en ne soumettant pas ces deux sociétés à une réglementation adéquate de manière à garantir que leurs activités ne violent pas les dispositions en cause. L’État partie a contesté la recevabilité des griefs des auteurs au motif que les auteurs n’ont pas qualité pour agir devant le Comité, que les articles invoqués n’ont pas d’effet extraterritorial et que les allégations des auteurs sont manifestement infondées.

6.3L’État partie fait valoir que deux des auteurs (la succession de feu Ahmed Issa Abdallah Yassin et le Conseil de village de Bil’in, représenté par son vice-président) sont des personnes morales qui ne peuvent donc pas être considérées comme des victimes au titre du Pacte et du Protocole facultatif. Le Comité, renvoyant à sa jurisprudence, rappelle que selon l’article premier du Protocole facultatif, seuls les particuliers ont le droit de soumettre une communication. La succession et le Conseil de village n’étant pas des particuliers, le Comité considère qu’ils n’ont pas qualité, ratione personae, pour présenter une communication. En conséquence, la communication est irrecevable en ce qui les concerne, au regard de l’article premier du Protocole facultatif, pour cause de défaut de qualité pour agir.

6.4Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est incompatible avec la procédure de présentation de communications, puisque les auteurs ne relèvent pas de la juridiction de l’État partie. Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article premier du Protocole facultatif, il a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de la juridiction des États parties. Il rappelle également qu’au paragraphe 10 de son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, il a déclaré ce qui suit :

« Aux termes du paragraphe 1 de l’article 2, les États parties sont tenus de respecter et garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et à tous ceux relevant de leur compétence les droits énoncés dans le Pacte. Cela signifie qu’un État partie doit respecter et garantir à quiconque se trouve sous son pouvoir ou son contrôle effectif les droits reconnus dans le Pacte même s’il ne se trouve pas sur son territoire. Comme il est indiqué dans l’observation générale no 15 [sur la situation des étrangers au regard du Pacte], adoptée à la vingt-septième session (1986), la jouissance des droits reconnus dans le Pacte, loin d’être limitée aux citoyens des États parties, doit être accordée aussi à tous les individus, quelle que soit leur nationalité ou même s’ils sont apatrides, par exemple demandeurs d’asile, réfugiés, travailleurs migrants et autres personnes qui se trouveraient sur le territoire de l’État partie ou relèveraient de sa compétence. Ce principe s’applique aussi à quiconque se trouve sous le pouvoir ou le contrôle effectif des forces d’un État partie opérant en dehors de son territoire, indépendamment des circonstances dans lesquelles ce pouvoir ou ce contrôle effectif a été établi, telles que les forces constituant un contingent national affecté à des opérations internationales de maintien ou de renforcement de la paix. ».

6.5En l’espèce, le Comité note que depuis 2004, Green Park International et Green Mount International sont des sociétés enregistrées et domiciliées au Canada, où elles paient des impôts. Les deux sociétés sont, par conséquent, établies sur le territoire de l’État partie et placées sous sa juridiction. Bien que les obligations d’un État partie sur son territoire et dans sa juridiction ne puissent être strictement équivalentes à ses obligations hors de son territoire, le Comité estime que dans certaines situations, l’État partie doit veiller à ce que l’exercice des droits consacrés par le Pacte ne soit pas entravé par les activités extraterritoriales d’entreprises relevant de sa juridiction. Il en est particulièrement ainsi lorsque les violations des droits de l’homme sont aussi graves que celles qui sont évoquées dans la présente communication.

6.6.Le Comité note que l’État partie a indiqué que le président et secrétaire des deux sociétés était domicilié dans la ville de Herzliya (Israël), et que le seul lien entre le Canada et les faits allégués est la participation alléguée à ceux-ci de deux personnes morales qui sont enregistrées au Québec mais n’ont pas d’autre lien effectif avec cette province ou l’État partie. Le Comité constate aussi que la cour supérieure du Québec s’est déclarée incompétente au motif discrétionnaire du forum non conveniens, comme il est précisé aux paragraphes 4.6 à 4.11, notamment car : a) il semblait y avoir un lien ténu entre le Québec et les personnes parties au recours auprès de la cour, tous les plaignants et témoins résidant en Israël ou en Cisjordanie ; b) les sociétés avaient été constituées au Canada pour des raisons liées uniquement à la fiscalité israélienne et agissaient pour le compte et au nom d’une société qui n’était pas domiciliée au Canada et n’y détenait pas d’actifs ; c) Green Park International et Green Mount International elles‑mêmes ne détenaient pas d’actifs au Canada. Leurs actifs, si elles en avaient, se trouvaient en Cisjordanie, là où étaient situés les bâtiments faisant l’objet du litige ; d) les auteurs ne s’étaient tournés vers les tribunaux canadiens qu’après l’examen et le rejet d’un certain nombre de leurs griefs par les autorités judiciaires israéliennes.

6.7Compte tenu des éléments relatifs au lien existant avec l’État partie énoncés aux paragraphes 6.5 et 6.6 ci-dessus, le Comité estime également qu’en l’espèce, les auteurs n’ont pas donné au Comité suffisamment d’informations sur la mesure dans laquelle le Canada pourrait être tenu responsable de ne pas avoir fait preuve de la diligence voulue en prenant des mesures raisonnables à l’égard des activités extraterritoriales des deux sociétés concernées. Aucune information n’a notamment été fournie sur la réglementation applicable aux sociétés en vigueur dans l’État partie et sur la capacité de l’État partie de réglementer effectivement les activités en cause, sur la nature exacte du rôle des deux sociétés dans la construction de la colonie et l’impact de leurs activités sur les droits des auteurs, et sur les informations dont l’État partie pouvait raisonnablement disposer sur ces activités, y compris sur la prévisibilité de leurs conséquences. Au vu des informations communiquées par les parties, le Comité estime que le lien entre les obligations de l’État partie en vertu du Pacte, les actes de Green Park International et de Green Mount International et la violation alléguée des droits des auteurs n’est pas suffisamment étayé pour que la communication soit recevable.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée aux auteurs et à l’État partie.

Annexe

[Original : français]

Opinion concordante de Olivier de Frouville et Yadh Ben Achour

1.Nous sommes en accord avec le Comité sur l’irrecevabilité de la communication au motif que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé leurs griefs. Une telle conclusion implique qu’à l’avenir, au vu d’une communication suffisamment étayée, le Comité pourrait estimer la communication recevable. Nous estimons toutefois que le Comité n’a peut-être pas assez clairement indiqué sur la base de quels critères il serait amené à se déclarer compétent.

2.C’est la première fois que le Comité est saisi, dans le cadre de ses fonctions en vertu du Protocole facultatif, de la question de la responsabilité d’un État partie en lien avec des actes accomplis par des entreprises commerciales relevant de sa juridiction sur le territoire d’un autre État.

3.Le Comité a en revanche déjà traité de cette question dans le cadre de sa fonction d’examen des rapports périodiques des États parties. En particulier, s’agissant du Canada, le Comité, visant l’article 2 du Pacte, s’est dit préoccupé que les victimes de telles violations n’aient pas accès à des voies de recours et qu’un « cadre juridique qui faciliterait le traitement de ces plaintes » n’ait pas été mis en place. Ce faisant, le Comité semble avoir implicitement admis que les victimes de tels actes pourraient relever de la « juridiction » de l’État partie, au sens du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte et de l’article premier du Protocole facultatif, mais il n’a pas expliqué pourquoi. Cette communication offrait potentiellement au Comité la possibilité d’expliciter sa jurisprudence.

4.Au paragraphe 6.4 de la présente décision, le Comité rappelle le texte de l’article premier du Protocole facultatif ainsi que sa jurisprudence relative à la notion de « juridiction », notamment telle qu’elle est résumée dans son observation générale no31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte. Dans ce document, le Comité a posé le principe général selon lequel un État partie a l’obligation de respecter et de garantir les droits reconnus dans le Pacte à quiconque se trouve sous son pouvoir ou son contrôle effectif, y compris lorsque la personne concernée se trouve en dehors de son territoire. On aurait donc pu s’attendre à ce que le Comité, dans le paragraphe 6.5 de sa décision, précise son interprétation des termes « pouvoir ou contrôle effectif » dans le contexte factuel particulier de la communication. Malheureusement, ce paragraphe 6.5 n’apporte aucun éclairage sur ce point.

5.Le Comité a bien élaboré une « obligation de veiller à ce que l’exercice des droits consacrés par le Pacte ne soit pas entravé par les activités extraterritoriales d’entreprises relevant de sa compétence » et « particulièrement […] lorsque les violations des droits de l’homme sont aussi graves que celles qui sont évoquées dans la présente communication » (par. 6.5). Mais si tant est qu’une telle obligation existe effectivement en vertu du Pacte, elle n’implique pas pour autant que des personnes affectées par des activités d’entreprises canadiennes opérant à l’étranger relèvent de la juridiction de l’État partie. Plus utiles pourraient être les indications données au paragraphe 6.7, dans lequel le Comité reproche aux auteurs de ne pas avoir donné suffisamment d’informations en vue d’étayer « le lien » (nexus en anglais) « entre les obligations de l’État partie en vertu du Pacte, les actes [des entreprises concernées] et la violation alléguée des droits des auteurs ». Même si la formule est loin d’être claire, elle a le mérite de tenter de répondre aux objections de l’État partie qui affirme n’exercer « aucune juridiction d’aucune sorte sur les personnes vivant dans le village de Bil’in […] » (par. 4.15) et avance, à l’appui de cette affirmation, d’une part, qu’il n’existe aucun lien entre les violations alléguées et les activités extraterritoriales d’un acteur étatique canadien et, d’autre part, que « [l]e seul lien existant entre le Canada et les faits allégués est ténu et indirect : il s’agit de l’implication présumée de deux personnes morales constituées au Québec mais n’ayant en fait aucun autre lien véritable avec cette province » (par. 4.15).

6.Comme le suggère l’État partie, le critère fondamental de la juridiction est l’existence d’un « rapport » ou d’un « lien » (nexus) qui doit être suffisant entre les actes ou omissions de l’État partie et les violations alléguées. Autrement dit, un auteur relève du pouvoir ou du contrôle effectif d’un État partie, donc de sa juridiction, lorsqu’il est possible d’établir factuellement un lien suffisant entre des actes ou omissions qui lui sont imputables et des allégations de violations de droits reconnus dans le Pacte dont l’auteur s’estime victime. Le lien est en général considéré comme « suffisant » lorsque la personne se trouve sous le contrôle physique d’un organe officiel de l’État partie. C’est l’hypothèse la plus commune d’un lien direct où l’État exerce, par l’intermédiaire de ses organes, un pouvoir ou un contrôle effectif physique.

7.Mais le Comité a pu aussi reconnaître l’existence d’un lien indirect, fondé sur l’influence suffisante exercée par un État partie sur un autre État ou sur une autre entité exerçant son pouvoir ou son contrôle effectif sur une personne. Dans l’affaire Munafc. Roumanie,qui se situait certes dans un contexte un peu différent, le Comité a posé un principe qui semble pouvoir être mis à profit dans le cadre de la présente communication : « [U]n État partie peut être responsable de violations extraterritoriales du Pacte, s’il constitue un lien dans la chaîne de causalité qui rendrait possible des violations dans une autre juridiction. Il s’ensuit que le risque d’une violation extraterritoriale doit être une conséquence nécessaire et prévisible et doit être déterminé sur la base des éléments dont l’État partie avait connaissance au moment des faits […] ».

8.La présente décision se situe de toute évidence dans le prolongement de cette jurisprudence, puisqu’elle reconnaît qu’à partir du moment où il peut être déterminé que l’État exerce une influence suffisante sur une entreprise, alors il exerce, même indirectement, son pouvoir et son contrôle effectif sur les personnes qui sont affectées par les activités de cette entreprise à l’étranger.

9.Il y a bien une évolution par rapport à la jurisprudence antérieure, dans la mesure où le tiers directement responsable de la violation n’est ici pas un État mais un acteur privé. Mais à vrai dire, cette évolution se situe également dans la ligne de la jurisprudence du Comité, qui reconnaît de longue date que les États parties ne peuvent s’acquitter de leurs obligations positives au regard du Pacte « que si les individus sont protégés par l’État non seulement contre les violations de ces droits par ses agents, mais aussi contre des actes commis par des personnes privées, physiques ou morales ». Par ailleurs, dans le cadre de sa fonction d’examen des rapports, le Comité a déjà reconnu qu’un État pouvait établir sa juridiction et engager sa responsabilité en lien avec des actes accomplis par des groupes armés ou des entités autoproclamées sur le territoire d’un autre État.

10.La décision du Comité dans la présente affaire va dans le sens de l’évolution du droit international général en la matière. Il est vrai, comme le mentionne l’État partie, que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme affirment que « les États ne sont généralement pas tenus, en vertu du droit international des droits de l’homme, de réglementer les activités extraterritoriales des entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou sous leur juridiction ». Cela ne signifie pas pour autant que les États n’aient aucune obligation, en vertu des traités en matière de droits de l’homme, en lien avec les activités des entreprises opérant à l’étranger et que leur responsabilité ne puisse jamais être engagée à ce titre. S’agissant du Pacte, de telles obligations peuvent exister à partir du moment où un lien juridictionnel est établi avec les personnes affectées par de telles activités. Or un tel lien de juridiction peut être établi, comme le suggère le Comité dans cette affaire, sur la base a) de la capacité effective de l’État de réglementer les activités des entreprises mises en cause et b) de la connaissance effective que l’État avait de ces activités et de leurs conséquences nécessaires et prévisibles en termes de violations des droits de l’homme reconnus dans le Pacte.

11.Une fois la question de la « juridiction » réglée, d’autres questions se posent. Il faut déterminer en particulier si les auteurs sont bien « victimes » au sens de l’article premier du Protocole facultatif. Il faut ensuite déterminer, sur le fond, si dans le cas d’espèce l’État partie a bien respecté ses obligations en vertu du Pacte à l’égard des personnes affectées par les activités extraterritoriales des entreprises et notamment s’il a bien pris les mesures positives qui s’imposaient pour garantir les droits, que ce soit en termes de cadre législatif ou de voies de recours. Cette question pose une autre série de problèmes, que le Comité semble vouloir résoudre en faisant appel au standard de la « diligence due », dans la lignée de sa jurisprudence sur la responsabilité des États en lien avec des actes de personnes privées. Dans le cadre nécessairement limité de cette opinion, nous ne pouvons pas nous pencher sur ces problèmes, à notre avis distincts de celui de la compétence/juridiction. C’est sans doute un des défauts de la décision du Comité de ne pas avoir pu ou voulu opérer ces distinctions de manière plus claire.