Nations Unies

CCPR/C/123/D/2318/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 août 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par.4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2318/2013 * , **

Communication présentée par :

Kirill Nepomnyashchiy (non représenté par un conseil)

Au nom de :

Kirill Nepomnyashchiy

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

5 octobre 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

17 juillet 2018

Objet :

Droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles et transgenres

Question (s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question ( s ) de fond :

Liberté d’expression ; discrimination fondée sur l’orientation sexuelle

Article ( s ) du Pacte :

19 et 26

Article ( s ) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Kirill Sergeyevich Nepomnyashchiy, de nationalité russe, né en 1981. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles19 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Fédération de Russie le 1er janvier 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur, qui est homosexuel, ne cache pas son orientation sexuelle et milite en faveur des droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles et transgenres. Depuis 2006, avec l’aide d’autres personnes, il essaye chaque année d’organiser une manifestation pacifique (la « Gay Pride de Moscou »), que les autorités moscovites refusent systématiquement d’autoriser. En 2011 et 2012, d’autres initiatives visant à promouvoir la tolérance envers les gays et les lesbiennes (manifestations, piquets de grève et rassemblements) ont été régulièrement interdites dans la ville d’Arkhangelsk.

2.2Le 1er janvier 2012, l’auteur a apposé, près de l’entrée de la bibliothèque pour enfants d’Arkhangelsk, une affiche sur laquelle on pouvait lire : « L’homosexualité est une forme de sexualité saine. Enfants comme adultes doivent le savoir ! ». Il entendait ainsi promouvoir la tolérance envers la minorité gay et lesbienne en Fédération de Russie.

2.3La police a retiré l’affiche et, le 3 février 2012, le juge de paix du district Oktyabrsky a condamné l’auteur pour infraction administrative au sens de l’article 2.13 de la loi régionale sur les infractions administratives (Arkhangelsk). L’auteur s’est vu infliger une amende de 1 800 roubles. À une date non précisée, il a formé un recours contre la décision du juge de paix auprès du tribunal du district Oktyabrsky de la ville d’Arkhangelsk, lequel l’a débouté le 26 avril 2012. L’auteur maintient qu’il s’agit du dernier recours utile qui lui était ouvert.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur renvoie à l’article 29 de la Constitution de la Fédération de Russie, qui garantit la liberté d’expression ainsi que le droit de rechercher, d’obtenir, de transmettre, de produire et de diffuser librement des informations par tout moyen légal. Conformément au paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution, la liberté d’expression ne peut être restreinte que par une loi fédérale, et seulement dans la mesure nécessaire pour protéger les fondements de l’ordre constitutionnel, de la moralité, de la santé, des droits et des intérêts légaux d’autrui, ainsi que pour garantir la défense et la sécurité de l’État.

3.2La décision du 3 février 2012 a incontestablement porté atteinte au droit de l’auteur d’exercer la liberté d’expression qui lui est garantie par l’article 19 du Pacte, puisqu’il a été empêché de diffuser des idées prônant la tolérance envers les minorités sexuelles et condamné de ce fait pour infraction administrative. L’État partie ne peut justifier de telles restrictions aux droits consacrés par l’article 19 que si elles sont « fixées par la loi » et « nécessaires » à la réalisation de l’un des objectifs légitimes énoncés dans le même article du Pacte.

3.3La décision de condamner l’auteur pour infraction administrative était fondée sur l’article 2.13 de la loi régionale sur les infractions administratives. Cependant, conformément au paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution, la liberté d’expression ne peut être restreinte que par une loi fédérale. En conséquence, l’auteur affirme que l’atteinte à sa liberté d’expression n’est pas conforme à la Constitution et que la restriction qui lui a été imposée ne saurait être considérée comme étant « fixée par la loi ».

3.4Quand bien même elle aurait été « fixée par la loi », la restriction n’était pas « nécessaire », en ce qu’elle ne poursuivait pas un des objectifs légitimes énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Elle visait à protéger la santé publique ou la moralité des mineurs (en Fédération de Russie, les personnes de moins de 18 ans) en interdisant d’inciter des mineurs à avoir des relations intimes avec des personnes du même sexe. Or, l’auteur n’a pas cherché à inciter des mineurs à avoir des relations intimes avec des personnes du même sexe. Il voulait seulement sensibiliser le public, notamment les mineurs, pour encourager une attitude plus tolérante à l’égard de l’homosexualité. L’auteur affirme que la loi régionale n’est pas libellée clairement : elle énonce une interdiction absolue de diffuser toute idée ayant trait à l’homosexualité, y compris des informations objectives ou neutres visant à éduquer les mineurs et à les aider à adopter une attitude tolérante à l’égard des homosexuels. Selon l’auteur, une telle interdiction de diffuser des informations sur l’homosexualité auprès de mineurs rend sa liberté d’expression purement théorique et illusoire.

3.5En l’espèce, l’auteur a posé une affiche portant le message « L’homosexualité est une forme de sexualité saine. Enfants comme adultes doivent le savoir ! », ce qui, au regard de l’article 2.13 de la loi régionale sur les infractions administratives, constitue une atteinte à la moralité publique définie comme « propagande homosexuelle auprès de mineurs ». L’auteur fait observer que toute propagande implique la diffusion d’idées ou la sensibilisation du public en vue de faire évoluer les mentalités. La propagande étant une des composantes de la liberté d’expression au sens du Pacte, chacun a le droit de défendre des idées concernant l’homosexualité.

3.6L’homosexualité est une caractéristique objective propre à un groupe important de personnes dans toute société. En l’espèce, la loi régionale interdit toute diffusion d’informations en rapport avec l’homosexualité, y compris d’informations à contenu neutre, auprès de mineurs. Si l’on en juge par le contenu des dispositions qui entourent l’article 2.13 (« Infractions administratives contre les personnes, l’ordre public et la sécurité publique »), l’interdiction a pour objet de protéger la moralité des mineurs. Il s’ensuit que cette loi repose sur le postulat que l’homosexualité est immorale, ce qui va clairement à l’encontre de la conception moderne selon laquelle l’homosexualité est une question d’orientation sexuelle et non de choix personnel.

3.7La loi régionale est aussi contraire à l’article 26 du Pacte, qui dispose que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. Elle établit une discrimination à l’égard des personnes homosexuelles en interdisant la diffusion de toute information les concernant auprès de mineurs. Selon le Pacte, aucune raison objective ne justifie une telle différence de traitement. À cet égard, l’auteur renvoie aux observations finales concernant le sixième rapport périodique de la Fédération de Russie dans lesquelles le Comité se dit préoccupé par « la discrimination systématique dont certaines personnes sont victimes dans l’État partie en raison de leur orientation sexuelle, notamment des propos haineux, des manifestations d’intolérance et des préjugés dont elles sont la cible de la part d’agents de l’État, d’autorités religieuses et des médias ». L’auteur renvoie également aux constatations du Comité dans l’affaire Fedotova c.  Fédération de Russie et à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Alekseyev c.  Russie.

3.8Enfin, l’auteur prie le Comité de conclure que la décision du 3 février 2012, qui l’a déclaré coupable de l’infraction administrative de propagande homosexuelle auprès de mineurs, était disproportionnée par rapport aux objectifs légitimes poursuivis et, par conséquent, contraire aux articles 19 et 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 16 mai 2014, l’État partie conteste la recevabilité de la communication et transmet ses observations sur le fond. Il renvoie à son droit interne applicable en l’espèce et fait valoir que l’article 29 de la Constitution garantit à chacun la liberté de pensée et de parole, ainsi que le droit de diffuser des informations par tout moyen légal. La protection des enfants contre tout ce qui peut nuire à leur développement physique, intellectuel, mental, spirituel ou moral est l’un des objectifs poursuivis par l’État dans l’intérêt des enfants, conformément à la loi fédérale sur les garanties fondamentales relatives aux droits de l’enfant en Fédération de Russie. L’article 10 de la loi de la région d’Arkhangelsk sur les mesures particulières de protection de la moralité et de la santé des enfants dans la région d’Arkhangelsk dispose ce qui suit : « Les parents et les personnes qui organisent des activités destinées aux enfants, ainsi que les institutions dotées de personnalité juridique et les personnes se livrant à des activités commerciales sans être dotées de la personnalité juridique sont passibles de poursuites conformément à la législation de la Fédération de Russie et à la loi régionale sur les infractions administratives si elles autorisent la présence d’enfants dans des endroits susceptibles de nuire à leur santé ou à leur développement physique, intellectuel, mental, spirituel et moral ». L’article 2.13 de la loi régionale dispose ce qui suit : « 1. Toute action publique de propagande homosexuelle auprès de mineurs est passible d’une amende administrative d’un montant allant de 1 500 à 2 000 roubles si elle est le fait d’un particulier ; de 2 000 à 5 000 roubles si elle est le fait d’un administrateur ; de 10 000 à 20 000 roubles si elle est le fait d’une personne morale. 2. En cas de récidive au cours de la même année, les actions visées au paragraphe 1 du présent article sont passibles d’une amende administrative d’un montant allant de 2 000 à 5 000 roubles si elles sont le fait d’un particulier ; de 5 000 à 10 000 roubles si elles sont le fait d’un administrateur ; de 20 000 à 50 000 roubles si elles sont le fait d’une personne morale. ».

4.2En ce qui concerne la recevabilité de la communication, l’État partie relève que, conformément aux paragraphes 1 et 2 de l’article 30.12 du Code des infractions administratives de la Fédération de Russie, les décisions qui ont pris effet peuvent être contestées dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel par les personnes énumérées aux articles 25.1 à 25.5.1 du Code et par un procureur. La décision du tribunal du district Oktyabrsky en date du 26 avril 2012 n’ayant pas été contestée dans ce cadre, l’État partie considère que la communication est irrecevable.

4.3En ce qui concerne le fond de la communication, l’État partie note que, conformément au paragraphe 1 g) de l’article 72 de la Constitution, la protection de l’enfance relève de la compétence conjointe des autorités fédérales et régionales. Le paragraphe 1 de l’article 14 de la loi fédérale relative aux droits de l’enfant fait obligation aux autorités publiques de prendre des mesures pour protéger les enfants de toute information, propagande ou activité susceptible de nuire à leur santé ou à leur développement moral et spirituel. Conformément à la loi fédérale, les législateurs de la région d’Arkhangelsk ont pris des mesures visant à assurer la sécurité intellectuelle, morale et mentale des enfants de la région, notamment en interdisant toute action publique de propagande homosexuelle et en imposant des sanctions à quiconque enfreint cette interdiction. L’État partie soutient par conséquent que l’interdiction et les sanctions établies par la loi régionale sont légitimes. De plus, on ne saurait considérer qu’interdire toute propagande visant à diffuser des informations susceptibles de nuire à la santé et au développement moral et spirituel de personnes qui, en raison de leur âge, ne sont pas en mesure de les évaluer de façon indépendante et critique et risquent d’en tirer une conception faussée de l’égalité sociale des relations conjugales traditionnelles et non traditionnelles, porte atteinte aux droits constitutionnels des citoyens.

4.4Conformément au paragraphe 3 de l’article 44 de la loi fédérale sur l’éducation en Fédération de Russie, les parents d’élèves ont le droit de choisir des matières et des cours optionnels, dont certains ont pour objet l’éducation sexuelle, dans les établissements scolaires. Lorsque cette loi a été adoptée, les législateurs ont tenu compte de l’article 17 de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui dispose que les États parties favorisent l’élaboration de principes directeurs appropriés destinés à protéger l’enfant contre l’information et les matériels qui nuisent à son bien-être.

4.5Les lois de la région d’Arkhangelsk ne contiennent aucune norme visant à interdire l’homosexualité ou à la réprimer. Conformément au paragraphe 1 de l’article 38 de la Constitution de la Fédération de Russie, la maternité, l’enfance et la famille sont placées sous la protection de l’État. Les intérêts légaux des mineurs revêtent une valeur sociale importante et un des objectifs de la politique publique est de protéger les enfants contre tout ce qui pourrait nuire à leur développement physique, intellectuel, mental, spirituel et moral. Étant donné ce qui précède, la loi fédérale relative aux droits de l’enfant vise exclusivement à protéger les enfants qui, compte tenu de leur âge, ne sont pas en mesure d’évaluer de façon indépendante et critique des informations qu’ils n’ont pas demandées et qui leur donnent une conception fausse des relations entre les personnes. C’est pourquoi le paragraphe 1 de l’article 14 de la loi fédérale fait obligation aux autorités publiques de la Fédération de Russie de prendre des mesures pour protéger les enfants contre toute information, propagande et activité susceptible de nuire à leur santé ou à leur développement moral et spirituel.

4.6La loi fédérale sur la protection des mineurs contre les informations préjudiciables à leur santé et à leur développement prévoit une procédure spéciale en cas de diffusion d’informations susceptibles de nuire à la santé ou au développement des enfants (notamment des informations prônant des relations sexuelles non traditionnelles). Cette procédure prévoit que tout support d’information contenant des renseignements susceptibles de nuire à la santé et au développement des enfants doit porter un avertissement sonore ou écrit, selon sa nature, précisant les restrictions applicables en fonction du groupe d’âge. Cette obligation ne s’applique pas aux émissions télévisées ou radiophoniques diffusées en direct, aux spectacles et à d’autres circonstances dans lesquelles il est impossible de prévoir le contenu exact des informations diffusées. La législation russe ne contient pas d’autres restrictions en la matière et elle n’interdit pas la diffusion d’informations prônant les relations sexuelles non traditionnelles à l’intention des adultes. De plus, elle ne restreint ni ne différencie les droits et les responsabilités des personnes selon leur orientation sexuelle. La discrimination à l’égard des minorités sexuelles, comme toute autre forme de discrimination, est interdite par la Constitution de la Fédération de Russie. Par conséquent, les sanctions administratives dont sont passibles ceux qui font « la propagande de relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs » ne sont imposées que dans les cas prévus par la loi fédérale et seulement lorsque la propagande s’adresse à des enfants de moins de 18 ans, dans l’intention, établie par un tribunal, de les convaincre des avantages et des attraits des relations sexuelles non traditionnelles.

4.7La Cour constitutionnelle et la Cour suprême de la Fédération de Russie ont une position analogue en ce qui concerne la propagande auprès des enfants sur les relations sexuelles non traditionnelles, comme il ressort des décisions qu’elles ont rendues. En conséquence, l’obligation de respecter et de protéger la dignité humaine consacrée par la Constitution de la Fédération de Russie est réalisée en accordant à toutes les personnes, y compris celles qui ont des préférences non traditionnelles dans leur vie privée, une protection égale de leurs droits et de leurs intérêts. Les restrictions à la liberté d’expression et à la liberté d’information s’expliquent par la nécessité d’établir un équilibre entre les intérêts de tous les membres de la société, qu’ils partagent son système de valeurs ou qu’ils s’orientent vers d’autres modèles de comportement social. Cela ne va pas au-delà des pouvoirs discrétionnaires que la Constitution de la Fédération de Russie confère aux législateurs, à qui il appartient de mettre les dispositions juridiques régissant les droits et les libertés en conformité avec les valeurs que la société a adoptées au cours de l’histoire concernant la famille, la maternité, la paternité et l’enfance.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre datée du 14 juillet 2014, l’auteur fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, il relève que le Comité a établi à plusieurs reprises dans sa jurisprudence, de même que la Cour européenne des droits de l’homme, que la procédure extraordinaire d’examen juridictionnel prévue par la législation russe ne saurait être considérée comme un recours utile. En conséquence, il considère qu’il a épuisé tous les recours juridiques utiles offerts par le système judiciaire russe.

5.2En ce qui concerne le fond, l’auteur fait valoir que son cas ressemble à Fedotova c.  Fédération de Russie dans la mesure où tous deux concernent des piquets tenus par une seule personne à proximité d’établissements scolaires et des affiches visant à promouvoir les droits des personnes homosexuelles et à combattre l’homophobie et la discrimination. Il fait observer que, dans l’affaire Fedotova, le Comité a conclu que le droit de l’auteure à la liberté d’expression a été violé de manière discriminatoire. Par conséquent, l’auteur prie le Comité d’adopter des conclusions analogues dans la présente espèce.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que l’auteur n’a pas contesté la décision du tribunal du district Oktyabrsky en date du 26 avril 2012 au titre de la procédure de contrôle de la légalité. Il prend aussi note de l’argument de l’auteur selon lequel la procédure extraordinaire d’examen juridictionnel prévue par la législation russe ne saurait être considérée comme un recours utile. Renvoyant à sa jurisprudence, le Comité réaffirme que les demandes de contrôle de la légalité de décisions judiciaires devenues exécutoires adressées au président d’un tribunal et subordonnées au pouvoir discrétionnaire du juge constituent un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que ces demandes constituent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Or, l’État partie n’a pas montré que les demandes de contrôle adressées au Président de la Cour suprême sont accueillies et suivies d’effet dans des affaires portant sur la liberté d’expression, y compris au sujet de l’homosexualité, et n’a pas précisé dans combien d’affaires il y a été fait droit. Le Comité considère dès lors que les dispositions de l’article 2 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

6.4Le Comité considère que la communication est recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard des articles 19 et 26 du Pacte. Il déclare donc la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel l’application qui lui a été faite de l’article 2.13 de la loi régionale, qui a entraîné sa condamnation pour une infraction administrative et l’imposition d’une amende, constituait une discrimination au motif de l’orientation sexuelle au regard de l’article 26 du Pacte. Il note que l’article 2.13 de la loi régionale punit de sanctions administratives « les actions publiques visant à faire de la propagande homosexuelle auprès de mineurs », et que l’auteur a été reconnu coupable et condamné à une amende en vertu de cette disposition pour avoir posé une affiche sur laquelle on pouvait lire « L’homosexualité est une forme de sexualité saine. Enfants comme adultes doivent le savoir ! » près de la bibliothèque pour enfants.

7.3Le Comité rappelle qu’au paragraphe 1 de son observation générale no 18 (1989) concernant la non-discrimination, il souligne que l’article 26 du Pacte dispose que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi, que la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Dans ce contexte, il rappelle sa jurisprudence, en vertu de laquelle l’interdiction de toute discrimination énoncée à l’article 26 du Pacte concerne également la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre.

7.4Le Comité note que l’État partie affirme que sa législation nationale ne restreint pas les droits et responsabilités des personnes en fonction de leur orientation sexuelle, que la politique de l’État protège les mineurs contre des facteurs qui ont une influence négative sur leur développement physique, intellectuel, mental, spirituel et moral, et qu’il appartient aux législateurs de mettre les dispositions juridiques régissant les droits et les libertés en conformité avec les valeurs que la société a adoptées au cours de son histoire concernant la famille, la maternité, la paternité et l’enfance. Il considère toutefois que la loi interdisant la propagande pour l’homosexualité, par opposition à l’hétérosexualité ou à la sexualité en général, établit expressément une distinction fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, et constitue donc une différenciation fondée sur des motifs interdits par l’article 26.

7.5Le Comité rappelle aussi sa jurisprudence selon laquelle toute différence de traitement fondée sur les motifs énumérés à l’article 26 du Pacte ne constitue pas une discrimination, pour autant qu’elle repose sur des critères objectifs et raisonnables et vise un but légitime au regard du Pacte. Il note que l’État partie invoque la nécessité de protéger la moralité, la santé, les droits et les intérêts légitimes des mineurs, mais considère que l’État partie n’a pas montré que la restriction à la liberté d’expression prévue par la législation nationale et régionale relative à la « propagande homosexuelle » en ce qui concerne l’homosexualité − par opposition à l’hétérosexualité ou la sexualité de manière générale − répondait à des critères raisonnables et objectifs. De plus, il n’a avancé aucun élément qui tendrait à montrer l’existence de facteurs justifiant une telle distinction. Le Comité fait observer que cette restriction limite la capacité des personnes, notamment des adolescents, de recevoir des informations exactes et une éducation non discriminatoire en matière de santé sexuelle et procréative. Il rappelle enfin qu’il a conclu par le passé que les lois interdisant la « promotion de relations sexuelles non conventionnelles auprès de mineurs » dans l’État partie renforçaient les stéréotypes négatifs liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre et restreignaient leurs droits au titre du Pacte de manière disproportionnée, et a demandé que ces lois soient abrogées. En conséquence, le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré que l’interdiction de la propagande homosexuelle auprès de mineurs était fondée sur des critères raisonnables et objectifs ni qu’elle poursuivait un but légitime au regard du Pacte ; il conclut donc que l’interdiction établit une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, en violation de l’article 26.

7.6Le Comité relève l’allégation de l’auteur selon laquelle l’application de la loi régionale dans l’affaire qui le concerne a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 19. L’État partie ne conteste pas que la loi régionale restreint la liberté d’expression de l’auteur. Le Comité doit donc déterminer si une telle restriction est justifiée au regard du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, c’est-à-dire si elle est fixée par la loi et nécessaire : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; et b) à la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Il rappelle à cet égard son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il indique notamment que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, qu’elles sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société démocratique. Les restrictions limitant l’exercice de ces libertés doivent répondre strictement aux critères de la nécessité et de la proportionnalité, être exclusivement appliquées aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le paragraphe 3 ne saurait en aucun cas être invoqué pour justifier des mesures tendant à museler ceux qui militent en faveur de la démocratie multipartite, des valeurs démocratiques et des droits de l’homme.

7.7Le Comité relève qu’en l’espèce l’auteur et l’État partie sont en désaccord sur le point de savoir si la restriction à l’exercice de la liberté d’expression est « fixée par la loi ». L’auteur fait valoir, en se référant au paragraphe 3 de l’article 55 de la Constitution, que la liberté d’expression ne peut être restreinte que par une loi fédérale ; or, la loi en vertu de laquelle il a été condamné est une loi régionale, et non fédérale. De son côté, l’État partie affirme que la loi régionale est légitime parce qu’elle est fondée sur la Constitution et sur la loi fédérale relative aux droits de l’enfant. Le Comité n’a pas besoin de se prononcer sur ce point parce qu’indépendamment de la légalité de la restriction en question en droit interne, la notion d’« interdiction par la loi » n’est compatible avec le paragraphe 3 de l’article 19 que si la loi est suffisamment précise pour permettre à tout un chacun d’adapter son comportement en fonction de la règle et ne confère pas aux personnes chargées de son application un pouvoir illimité pour ce qui est d’imposer des restrictions à la liberté d’expression. Il fait observer que le libellé de l’article 2.13 de la loi régionale, notamment la notion de « propagande homosexuelle », est extrêmement ambigu quant aux mesures interdites, et ne satisfait donc pas à l’exigence de légalité énoncée au paragraphe 3 de l’article 19.

7.8Les dispositions qui restreignent l’exercice des droits énumérés à l’article 19 doivent être strictement nécessaires, proportionnées à un objectif légitime énoncé dans cet article et directement liées au besoin spécifique qui les inspire. Le Comité note que l’État partie invoque comme objectif au titre du paragraphe 3 de l’article 19 la protection de la moralité publique, et plus précisément la protection de la moralité, de la santé, des droits et des intérêts légitimes des mineurs. Il reconnaît le rôle qui incombe en principe aux autorités de l’État partie dans la protection du bien-être des mineurs, mais relève que l’État partie n’a pas démontré pourquoi, eu égard aux faits exposés dans la communication à l’examen, il était strictement nécessaire et proportionné à l’un des objectifs légitimes énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte de restreindre le droit de l’auteur à la liberté d’expression en le déclarant coupable d’une infraction administrative et en lui imposant une amende. La restriction imposée à l’auteur ne visait pas simplement à réprimer des propos obscènes ou sexuellement explicites, mais constituait une restriction générale du droit à l’expression légitime de son orientation sexuelle. Le Comité rappelle son observation générale no 34, citant l’observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion dans laquelle il a indiqué que « la conception de la morale découle de nombreuses traditions sociales, philosophiques et religieuses ; en conséquence, les restrictions […] pour protéger la morale doivent être fondées sur des principes qui ne procèdent pas d’une tradition unique ». Toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme et du principe de non-discrimination. Les lois qui imposent des restrictionsdoivent donc également être compatibles avec les dispositions, les buts et les objectifs du Pacte, y compris les dispositions relatives à la non‑discrimination.

7.9En conséquence, et à la lumière de sa conclusion concernant l’article 26, le Comité conclut que la condamnation de l’auteur pour l’infraction administrative consistant en « des actes publics visant à faire de la propagande homosexuelle auprès de mineurs » sur la base de l’article 2.13 de la loi régionale, qui a un caractère disproportionné, ambigu et discriminatoire, au motif qu’il avait apposé une affiche à l’entrée de la bibliothèque pour enfants, constitue une violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par la Fédération de Russie des articles 19 et 26 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, de prendre les dispositions appropriées pour rembourser la valeur de l’amende et des frais de justice que l’auteur a dû engager, ainsi que de lui accorder une indemnisation adéquate. L’État partie est en outre tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que de telles violations ne se reproduisent pas à l’avenir et devrait faire en sorte que les dispositions en cause de la législation interne soient mises en conformité avec les articles 19 et 26 du Pacte.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.