Nations Unies

CRPD/C/10/D/4/2011

Convention relative aux droits des personnes handicapées

Distr. générale

16 octobre 2013

Français

Original: anglais

Comité des droits des personnes handicapées

Communication no 4/2011

Constatations adoptées par le Comité à sa dixième session(2-13 septembre 2013)

Communication p résentée par:

Zsolt Bujdosó, Jánosné Ildikó Márkus, Viktória Márton, Sándor Mészáros, Gergely Polk et János Szabó (representés par un conseil, János Fiala, Centre de défense des droits des personnes handicapées

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Hongrie

Date de la communication:

14 septembre 2011 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 70 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 1er novembre 2011 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’ adoption des constatations:

9 septembre 2013

Objet:

Non-adoption par l’État partie de mesures propres à éliminer la discrimination fondée sur le handicap, et non-respect de l’obligation de garantir aux personnes handicapées la possibilité d’exercer les droits politiques, notamment le droit de vote, sur la base de l’égalité avec les autres

Questions de fond:

Protection juridique égale et effective contre la discrimination fondée sur le handicap; participation à la vie politique et publique

Questions de procédure:

Néant

Articles d e la Convention:

12 et 29

Article du Protocole facultatif:

Néant

Annexe

Constatations du Comité des droits des personnes handicapées au titre de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportantà la Convention relative aux droits des personnes handicapées (dixième session)

concernant la

Communication no 4/2011 *

Présentée par:

Zsolt Bujdosó, Jánosné Ildikó Márkus, Viktória Márton, Sándor Mészáros, Gergely Polk et János Szabó (representés par un conseil, János Fiala, Centre de défense des droits des personnes handicapées)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Hongrie

Date de la communication:

14 septembre 2011 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits des personnes handicapées, institué en vertu de l’article 34 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées,

Réuni le9 septembre 2013,

Ayant achevé l’examen de la communication no 4/2011, présentée par Zsolt Bujdosó, Jánosné Ildikó Márkus, Viktória Márton, Sándor Mészáros, Gergely Polk et János Szabó en vertu du Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits des personnes handicapées,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont Zsolt Bujdosó, né le 22 juillet 1976, Jánosné Ildikó Márkus, née le 29 août 1967, Viktória Márton, née le 20 octobre 1982, Sándor Mészáros, né le 11 janvier 1955, Gergely Polk, né le 18 juin 1985 et János Szabó, né le 6 décembre 1967. Ils sont tous ressortissants hongrois. Ils se déclarent victimes d’une violation par la Hongrie des droits qu’ils tiennent de l’article 29 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Le Protocole facultatif se rapportant à la Convention est entré en vigueur pour l’État partie le 3 mai 2008. Les auteurs sont représentés par un conseil, János Fiala, du Centre de défense des droits des personnes handicapées.

Rappel des faits soumis par les auteurs

2.Les six auteurs «souffrent d’un handicap intellectuel» et ont été placés sous tutelle partielle ou totale sur décision judiciaire. Ce placement a automatiquement entraîné leur radiation des listes électorales, en vertu du paragraphe 5 de l’article 70 de la Constitution de l’État partie, applicable à l’époque, qui disposait notamment que les personnes placées sous tutelle totale ou partielle n’avaient pas le droit de voter. Du fait de cette restriction apportée à leur capacité juridique, les auteurs n’ont pas pu participer aux élections législatives qui ont eu lieu en Hongrie le 11 avril 2010, ni aux élections municipales organisées le 3 octobre 2010. Ils sont à ce jour toujours privés du droit de vote et ne peuvent donc pas participer aux élections.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs font valoir que du fait de leur placement sous tutelle, ils ont été, en application directe du paragraphe 5 de l’article 70 de la Constitution, automatiquement radiés des listes électorales. Les décisions en vertu desquelles ils ont été frappés d’une telle incapacité ne tenaient pas compte de leur aptitude à voter, l’application de la disposition constitutionnelle les privant automatiquement et sans distinction de leur droit de vote, indépendamment de la nature de leur handicap, de leurs aptitudes propres ou de la mesure dans laquelle ils étaient frappés d’incapacité. Les auteurs font valoir qu’ils sont en mesure de comprendre les enjeux politiques et de participer aux élections. Ils soutiennent que l’interdiction automatique qui les frappe est injustifiée et qu’elle est contraire à l’article 29, lu seul et conjointement avec l’article 12 de la Convention.

3.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, les auteurs font valoir qu’ils n’avaient accès à aucun recours véritablement utile. Ils indiquent qu’ils auraient pu déposer une demande de levée de tutelle au titre du paragraphe 2 de l’article 21 du Code civil, mais qu’une telle mesure n’aurait remédié à la violation de leur droit de vote que si elle avait complètement rétabli leur capacité juridique. Cela n’était ni possible ni souhaitable pour les auteurs, quireconnaissent leur handicap intellectuel et admettent avoir besoin d’aide, dans certains domaines de leur vie, pour gérer leurs affaires. La législation hongroise ne prévoit qu’une seule mesure juridique, à savoir la tutelle (totale ou partielle), pour les personnes handicapées qui ont besoin d’assistance. La contestation de la tutelle au titre du Code civil était la seule voie de recours ouverte aux auteurs, mais ne constituait pas un recours utile dans leur cas, les tribunaux n’ayant pas le pouvoir d’examiner et de rétablir le droit de vote d’une personne. Les auteurs renvoient à l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Alajos Kiss c.Hongrie, dans laquelle la Cour a accepté cet argument, également invoqué pour contester une restriction apportée au droit de vote en raison d’une mise sous tutelle.

3.3Les auteurs ajoutent qu’ils n’ont pas déposé de plainte au titre du paragraphe 82 de la loi noC de 1997 relative à la procédure électorale pour contester leur radiation des listes électorales. Ils indiquent qu’une telle plainte aurait été examinée par la commission électorale locale et, en appel, par le tribunal municipal compétent. Or, aucune de ces autorités n’a le pouvoir de rétablir le droit de vote des auteurs et d’ordonner leur inscription sur les listes électorales, leur radiation de ces listes étant fondée sur la Constitution. Les auteurs renvoient à une décision du tribunal central d’arrondissement de Pest, qui a conclu le 9 mars 2006, dans une affaire analogue, que les tribunaux hongrois n’avaient pas le pouvoir d’annuler une radiation des listes électorales, celle-ci étant fondée sur la Constitution. Ilsfont donc observer que comme cette procédure ne pouvait pas aboutir au rétablissement de leur droit de vote, elle ne constituait pas un recours utile qu’ils auraient été tenus d’exercer.

3.4Les auteurs prient le Comité d’établir qu’ils ont été victimes d’une violation des articles 29 et 12 de la Convention, de demander à l’État partie de procéder aux modifications nécessaires du cadre juridique interne, et de leur accorder une indemnisation pour préjudice moral, de façon équitable.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 16 janvier 2012, l’État partie a informé le Comité qu’il ne contesterait pas la recevabilité de la présente communication.

4.2Le 31 mai 2012, l’État partie a soumis ses observations sur le fond de la communication. Il indique que depuis que la plainte des auteurs a été déposée auprès du Comité, des modifications importantes ont été apportées aux dispositions législatives pertinentes. La Loi fondamentale de la Hongrie est entrée en vigueur le 1er janvier 2012, abrogeant le paragraphe 5 de l’article 70 de la Constitution de 1949 de la République de Hongrie, qui privait automatiquement du droit de vote toutes les personnes placées sous tutelle, limitant ou excluant leur capacité pour toute élection relevant du droit civil. Contrairement à la disposition antérieure, très stricte et aujourd’hui caduque, la Loi fondamentale fait obligation aux juges de se prononcer sur le droit de vote des intéressés en tenant compte dans chaque cas de leur situation personnelle. En conséquence, les adultes handicapés ne sont plus considérés comme un groupe homogène. En vertu du paragraphe 6 de l’article XXIII, toute personne privée du droit de vote par un tribunal en raison d’un handicap intellectuel, en application d’une décision prise en tenant dûment compte de toutes les informations pertinentes dans le cadre de l’affaire, n’a pas le droit devoter.

4.3L’État partie affirme en outre que cette nouvelle disposition est conforme au droit à des élections libres, consacré à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et à l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Alajos Kiss c. Hongrie. Selon l’État partie, plusieurs États membres de l’Union européenne ont fixé des règles restrictives similaires en ce qui concerne le droit de vote. Il relève que le Parlement hongrois a adopté les Dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale en application des dispositions de la Loi fondamentale. Cette source de droit est entrée en vigueur le 1er janvier 2012, en même temps que la Loi fondamentale, et régit le statut des personnes qui étaient sous tutelle au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. En vertu du paragraphe 2 de l’article 26 des Dispositions transitoires, «une personne qui était sous une tutelle limitant ou annulant sa capacité juridique en vertu d’une décision judiciaire définitive au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale est privée du droit de vote jusqu’à ce qu’il soit mis fin à cette tutelle, ou jusqu ’ à ce qu ’ un tribunal établisse l ’ existence de son droit de vote» (italique ajouté par l’État partie). Les Dispositions transitoires permettent ainsi de traiter séparément la question du droit de vote et celle du placement sous tutelle.

4.4L’État partie fait valoir en outre que la loi CCI de 2011 sur la modification de certaines lois relatives à la Loi fondamentale, qui est entrée en vigueur le 31 décembre 2011, a intégré les dispositions relatives à la procédure de tutelle, ainsi que plusieurs autres dispositions pertinentes. Du fait de ces modifications, les tribunaux se prononcent sur le retrait du droit de vote dans le cadre des procédures liées à la tutelle. Le placement sous tutelle n’est pas systématiquement considéré comme un motif de privation du droit de vote. Cependant, une décision doit être prise sur la question du retrait de ce droit pour toute personne placée sous tutelle. Lorsqu’ils statuent sur le placement sous une tutelle restreignant ou annulant la capacité juridique, et lorsqu’ils réexaminent un placement sous tutelle, les tribunaux se prononcent sur la privation du droit de vote. Ils retirent ce droit à tout adulte dont les facultés de discernement nécessaires pour l’exercer: a) sont considérablement réduites, de façon permanente ou récurrente, en raison de son état de santé mentale, d’un handicap intellectuel ou d’une dépendance; b) ont définitivement disparu dans leur intégralité, enraison de son état de santé mentale ou d’un handicap intellectuel. Les tribunaux fondent leurs décisions sur l’avis d’experts psychiatriques.

4.5Lorsqu’un tribunal retire le droit de vote à un adulte, la personne sous tutelle est privée du droit de vote actif et passif, en vertu du paragraphe 6 de l’article XXIII de la Loi fondamentale. Le droit de vote actif désigne le droit de voter lors d’une élection à une fonction publique, tandis que le droit de vote passif renvoie au droit d’être élu à une fonction publique. Le retrait du droit de vote, tout comme son rétablissement, peut être demandé par toute personne habilitée à déposer une demande d’interruption du placement sous tutelle. En conséquence, une personne sous tutelle peut recouvrer le droit de vote sans perdre la protection offerte par la tutelle, pour autant qu’elle soit à même d’exercer ce droit.

4.6L’État partie ajoute que le retrait du droit de vote est systématiquement réexaminé dans le cadre de la procédure de révision obligatoire du placement sous tutelle, qui doit avoir lieu au plus tard cinq ans après que la décision relative au placement sous tutelle est devenue définitive. De plus, en vertu des Dispositions transitoires, la situation peut désormais être réexaminée dans le cadre d’une procédure extraordinaire, à la demande de toute personne habilitée à déposer une demande de révision du placement sous tutelle (à savoir la personne sous tutelle, son conjoint ou partenaire enregistré, un parent proche, un frère ou une sœur, le tuteur, l’autorité de tutelle ou le procureur). La situation peut également être revue dans le cadre du réexamen obligatoire ultérieur.

4.7Les lois pertinentes étant entrées en vigueur très récemment, l’État partie fait valoir qu’il n’est pas en mesure de renseigner le Comité sur leur application dans la pratique. Il indique pour conclure que, à son sens, compte tenu des modifications évoquées plus haut, sa législation est désormais en conformité avec l’article 29 de la Convention. En conséquence, il engage le Comité à rejeter la demande de modification de la législation et d’indemnisation pour préjudice moral déposée par les auteurs.

Intervention d’un tiers

5.1Le 23 juin 2012, le Projet sur le handicap de la Harvard Law School a soumis une intervention, en qualité de tiers, en faveur des auteurs de la communication. Le 19 septembre 2012, à sa huitième session, le Comité a décidé de solliciter le consentement écrit des auteurs au sujet de la présentation de l’intervention, en qualité de tiers, au titre du paragraphe 2 de l’article 73 de son règlement intérieur. Le 17 octobre 2012, les auteurs ont adressé au Comité leur consentement officiel à cet égard.

5.2Dans son intervention, le Projet sur le handicap de la Harvard Law School («les intervenants») a relevé qu’en vertu du paragraphe 6 de l’article XXIII de la Loi fondamentale de la Hongrie, une personne perd son droit de vote si un tribunal estime qu’elle n’est pas apte à voter. L’évaluation de l’aptitude concerne uniquement les personnes sous tutelle, qui sont toutes des personnes atteintes de handicaps intellectuels ou psychosociaux. La législation hongroise permet donc de priver des personnes handicapées de leur droit de vote au motif de leur inaptitude supposée à voter du fait de leur handicap. Les intervenants soulignent que l’article 29 de la Convention prévoit un droit de vote inconditionnel pour toutes les personnes handicapées et n’autorise aucune restriction implicite fondée sur une aptitude réelle ou supposée à voter, que ce soit par le biais d’une interdiction générale imposée à de grandes catégories de personnes handicapées, d’interdictions concernant toutes les personnes présentant certains types de handicap qui seraient supposées avoir une aptitude limitée à voter ou par la voie d’une évaluation individualisée de l’aptitude à voter de certaines personnes handicapées. Les intervenants font valoir que l’article 29 de la Convention ne prévoit aucune exception au droit de vote universel fondée sur le handicap de la personne. Au contraire, en vertu de la Convention, aucune personne handicapée, même en cas de handicap très lourd, ne peut être privée du droit de vote en raison de son handicap.

5.3Les intervenants font observer que la pratique de la plupart des États dans le monde est en net décalage par rapport à la norme évoquée ci-dessus. D’après une étude réalisée en 2001, environ 56 des 60 pays étudiés ont restreint le droit de vote d’une façon ou d’une autre au motif du handicap. Des conclusions comparables sont présentées dans un rapport de 2010 de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne: seuls sept des 27 États membres de l’Union européenne ne prévoyaient pas de restriction du droit de vote fondée sur le handicap. La situation dans les pays d’Europe non membres de l’Union européenne est encore plus décourageante. D’après les intervenants, la présente affaire soulève des questions qui, au‑delà de l’État partie, ont des incidences sur de nombreux autres pays.

5.4Les intervenants soulignent que le fait de restreindre le droit de vote en raison d’un handicap constitue une discrimination directe, qui repose sur le préjugé − inacceptable et, comme le montre l’expérience, dénué de fondement − qui veut que toutes les personnes handicapées soient incapables. Cela est également le cas pour les classifications qui visent des sous-catégories spécifiques de personnes handicapées, comme les personnes sous tutelle. Ces restrictions sont directement liées au statut des personnes handicapées et doivent donc être rejetées comme étant contraires à l’article 29 de la Convention. En outre, certains États privent des personnes handicapées de leur droit de vote à partir d’une évaluation individuelle de leur aptitude à exercer ce droit. Pour justifier le recours à ce type d’évaluations, le caractère proportionnel des restrictions imposées à ce droit fondamental est couramment invoqué. La Cour européenne des droits de l’homme a examiné et rejeté cet argument lorsqu’elle a étudié la pratique de l’État partie consistant à priver des personnes du droit de vote au motif de la tutelle dans l’affaire Alajos Kiss c. Hongrie. L’État partie a affirmé que cette mesure constituait une immixtion proportionnée dans le droit de vote. La Cour européenne des droits de l’homme a cependant rejeté cet argument, statuant que le retrait du droit de vote fondé sur la tutelle, en l’absence d’évaluation judiciaire individualisée de l’aptitude à voter de l’intéressé, n’était pas une mesure proportionnée et était incompatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. L’arrêt a cependant laissé ouverte la possibilité qu’une privation du droit de vote fondée sur une évaluation individualisée de l’aptitude à voter soit acceptable en vertu de la Convention européenne, et qu’une telle mesure soit étudiée et décidée dans le respect du principe de proportionnalité.

5.5Les intervenants invitent le Comité à examiner la présente affaire en allant au-delà de la seule question de la violation par l’État partie des droits conférés aux auteurs par l’article 29 de la Convention, et à se prononcer explicitement sur l’autre question soulevée par cette affaire, à savoir le fait que soumettre des personnes handicapées à une évaluation individualisée de leur aptitude à voter constitue en soi une violation de l’article 29 de la Convention. D’après les intervenants, l’adoption d’une telle décision, assortie d’une explication convaincante faisant la lumière sur les raisons sous-tendant les dispositions de la Convention, serait un outil très efficace pour persuader les États parties et apaiser les doutes que peuvent nourrir les parties prenantes nationales quant à l’application de l’article 29. Le Comité pourrait également avoir une forte influence sur l’interprétation de la Cour européenne des droits de l’homme et d’autres cours et tribunaux régionaux et nationaux, tous susceptibles d’être saisis de cette question, et, partant, pourrait renforcer la protection des droits des personnes handicapées dans le monde. Cette approche serait également tout à fait conforme à l’objet de la Convention, qui consiste à promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées (art. 1), puisque toutes les personnes privées du droit de vote à l’issue d’une évaluation individuelle sont victimes d’une violation de ce droit, mais que très peu d’entre elles peuvent réclamer justice auprès du Comité. Le Comité ne peut pas non plus avoir pour tâche de remédier à tous les cas de privation du droit de vote, car cela serait tout simplement impossible, du fait du nombre élevé des victimes de telles mesures, si l’on prend en compte tous les pays où pareilles violations se produisent. D’après les intervenants, pour que toutes les personnes handicapées puissent exercer de fait leur droit de vote, le Comité doit se pencher sur la situation des personnes qui ne l’ont pas saisi, mais qui font l’objet de restrictions similaires.

5.6S’agissant du fond des arguments invoqués par l’État partie, les intervenants font valoir que le droit de vote − droit fondamental de l’être humain − ne devrait jamais faire l’objet d’une évaluation de la proportionnalité ni d’une justification, la privation du droit de vote ne pouvant en aucun cas être une restriction proportionnelle, ce pour trois raisons principales: a) l’évaluation de l’aptitude constitue une discrimination fondée sur le handicap; b) elle aboutit inévitablement à ce que des personnes aptes à exercer le droit de vote soient privées de ce droit; c) dans la pratique, elle a pour effet que le droit de vote est retiré à un grand nombre de personnes handicapées.

a)L’évaluation de l’aptitude, une discrimination fondée sur le handicap

5.7La pratique des évaluations de l’aptitude à voter part du postulat qu’il est admissible de protéger l’intégrité du système politique contre des personnes qui ne sont pas en mesure de formuler une opinion politique valable. Si l’on s’en tient à cet argument, les personnes dont il a été déterminé objectivement qu’elles ne sont pas aptes à voter sont par définition inaptes à voter de façon compétente. Toutefois, selon les intervenants la légitimité de cet objectif est elle-même contestable, car il n’appartient pas à l’État de déterminer ce qui constitue une opinion politique valable. Les intervenants reconnaissent que certaines personnes handicapées ne sont pas en mesure d’avoir une opinion politique rationnelle, mais ils soulignent que l’inaptitude à voter de façon «compétente» ou «rationnelle» n’est en aucune manière spécifique aux personnes handicapées. En conséquence, si tant des personnes handicapées que des personnes non handicapées ne sont pas en mesure de voter de manière compétente, il est impossible d’affirmer que seules les premières devraient être soumises à une évaluation de leur aptitude à cet égard. Des préjugés entretenus de longue date à l’égard des personnes handicapées sont les seuls fondements de la pratique actuelle; ils doivent être réfutés en vertu de la Convention.

b)Le retrait du droit de vote à des personnes aptes à voter: une conséquence inévitable

5.8D’après les intervenants, l’évaluation de l’aptitude n’est pas un moyen proportionné d’appréciation des compétences dans ce contexte. L’évaluation de l’aptitude repose sur le postulat qu’il est objectivement possible de distinguer les électeurs «inaptes» des autres électeurs. Or, selon des experts en psychologie, cette hypothèse est non fondée. Il n’existe pas de seuil déterminable scientifiquement qui permette de faire le départ entre les personnes aptes à voter et celles qui ne le sont pas. En conséquence, de telles évaluations ne peuvent qu’aboutir à ce que au moins une partie des personnes handicapées aptes à voter se retrouve privée du droit de vote.

5.9Les intervenants ajoutent que l’objectif de l’État, à savoir protéger l’intégrité du système électoral, n’est ni convaincant − en ce qu’il ne vise qu’une petite partie des électeurs potentiellement inaptes, ceux qui sont étiquetés comme handicapés − ni légitime, puisqu’il est discriminatoire.

c)L’évaluation de l’aptitude dans la pratique

5.10Les intervenants soulignent en outre que la pratique de nombreux pays montre que lorsque les évaluations fondées sur le handicap sont autorisées, cela aboutit à ce qu’un grand nombre de personnes handicapées soient privées du droit de vote au seul motif de leur handicap. Les intervenants renvoient aux observations finales du Comité concernant l’Espagne, dans lesquelles le Comité «[a pris] note avec préoccupation du nombre de personnes handicapées auxquelles le droit de vote [avait] été refusé» et s’est inquiété de ce que «la privation de ce droit [semblait] être la règle et non l’exception». Selon les intervenants, la situation dans l’État partie porte également atteinte aux droits des personnes handicapées: au 1er janvier 2011, 71 862 personnes, soit environ 0,9 % de la population adulte de l’État partie, étaient exclues du droit de vote. Toutefois, 1 394 personnes seulement sont enregistrées dans la catégorie «handicaps intellectuels graves ou profonds», et constituent donc la cible et la justification principales de la politique d’exclusion. Il existe donc un écart considérable entre le nombre de personnes dont il est concevable que l’aptitude à voter puisse être remise en cause et celles qui sont actuellement privées du droit de vote. De plus, le nombre de personnes privées du droit de vote ne cesse d’augmenter. Quelle que soit la manière dont ces évaluations seront modifiées par l’État partie à l’avenir, on peut prédire que le nombre de personnes privées du droit de vote sera nettement plus important que le nombre de personnes qui pourraient être raisonnablement considérées comme «inaptes à voter» en fonction d’un quelconque critère scientifique.

5.11Les intervenants rappellent l’idée reçue bien ancrée selon laquelle les personnes handicapées sont incapables de gérer leurs affaires, de prendre des décisions éclairées et de prendre part aux affaires publiques. Ils ajoutent que les professionnels qui interviennent dans le cadre du processus d’évaluation, tels que les juges, les psychologues, les psychiatres et les travailleurs sociaux, ne sont pas non plus à l’abri de ce préjugé. En conséquence, il est inévitable qu’un système permettant l’exclusion aboutisse à exclure du droit de vote un nombre disproportionné de personnes handicapées, ce qui est une des raisons pour lesquelles tout système de ce type devrait être aboli, en application de la Convention. En vertu de l’article 29 de la Convention, les États parties sont tenus d’adapter leurs procédures électorales afin de faciliter l’exercice du droit de vote par les personnes handicapées, et de faire en sorte qu’elles soient en mesure de voter de manière éclairée. L’aptitude à voter de ces personnes ne devrait pas être remise en cause, et nul ne devrait être obligé de subir une évaluation de son aptitude à voter pour pouvoir participer à des élections.

Observations de l’État partie sur l’intervention du tiers

6.1Dans sa communication du 30 janvier 2013, l’État partie indique que la Loi fondamentale de la Hongrie, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2012 a apporté des changements importants aux dispositions régissant le droit de vote des personnes handicapées. Alors que la Constitution précédente privait automatiquement du droit de vote toutes les personnes sous tutelle, limitant ou excluant leur capacité pour toute élection relevant du droit civil, la nouvelle Loi fondamentale n’autorise les tribunaux à retirer le droit de vote qu’en cas de privation totale de la capacité juridique. Le retrait du droit de vote ne peut se faire qu’après une évaluation individuelle de la situation de la personne intéressée, et uniquement si sa capacité juridique est limitée au point qu’elle est incapable d’exercer ses droits électoraux.

6.2Les modifications apportées à la législation avaient essentiellement pour but d’appliquer les dispositions de la Convention relative aux droits des personnes handicapées; leur adoption a également été favorisée par l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Alajos Kiss c. Hongrie. De l’avis de l’État partie, ces dispositions de la Loi fondamentale témoignent d’une évolution importante, qui suit l’esprit de la Convention, et elles sont pleinement conformes à celles de l’arrêt Alajos Kiss.

6.3Compte tenu du cadre législatif actuel, l’État partie considère étrangère à l’espèce l’estimation présentée par le Projet sur le handicap de la Harvard Law School qui fait apparaître qu’un nombre considérable de personnes sont privées du droit de vote au motif de leur handicap. Les chiffres communiqués sont en réalité une évaluation fondée sur les dispositions législatives antérieures, qui privaient automatiquement du droit de vote toutes les personnes sous tutelle. De ce fait, ces données ne font que montrer le nombre de personnes sous tutelle. Or, il est impossible d’établir un rapport de causalité directe, puisque les tribunaux vont se prononcer au cas par cas sur le retrait potentiel du droit de vote à ces personnes, conformément à la nouvelle législation.

6.4En conséquence, l’État partie maintient sa position précédente, exprimée dans ses observations sur le fond de la communication, et demande au Comité de rejeter la requête des auteurs visant à l’obtention d’une modification de la législation et d’une indemnisation pour préjudice moral.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

7.1Le 13 août 2012, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils font valoir que l’État partie n’a pas contesté le fait qu’il y avait eu violation du droit de voter qu’ils tiennent de l’article 29 de la Convention parce qu’ils avaient été radiés des listes électorales pour les élections législatives de 2010. Les arguments de l’État partie portent sur les mesures législatives qu’il a prises depuis lors pour se conformer aux dispositions de l’article 29 de la Convention. Selon les auteurs, l’État partie n’a avancé aucune justification ni explication des raisons pour lesquelles ils avaient été privés de la possibilité de participer aux élections de 2010. Les mesures législatives qui ont été prises ultérieurement sont sans effet sur le préjudice subi en 2010. Les auteurs ajoutent qu’ils n’ont obtenu aucune réparation, aucune reconnaissance de la violation de leurs droits et aucune autre forme de réhabilitation ou d’indemnisation pour préjudice moral. Les mesures invoquées par l’État partie pourraient uniquement permettre d’éviter qu’il y ait violation de leur droit de vote lors des prochaines élections législatives, en 2014.

7.2Les auteurs réfutent l’argument de l’État partie selon lequel il a pris, depuis qu’ils ont soumis leur communication, les mesures législatives nécessaires pour remédier à la violation présumée visée par leur requête. Les auteurs soulignent que le 1er janvier 2012, la nouvelle Loi fondamentale de la Hongrie est entrée en vigueur, remplaçant la Constitution précédente. En vertu du paragraphe 6 de l’article XXIII de la Loi fondamentale, le tribunal peut restreindre le droit de vote des personnes qui ne disposent pas des capacités nécessaires pour voter. En vue de l’application de cette disposition, le Code civil, le Code de procédure civile et la Loi relative à la procédure électorale ont également été modifiés. De ce fait, les tribunaux peuvent se prononcer distinctement sur la question du retrait du droit de vote à une personne sous tutelle dans le cadre des procédures concernant le retrait ou le rétablissement de la capacité juridique. Alors que les lois en vigueur en 2010 prévoyaient la radiation automatique des listes électorales des personnes sous tutelle, les tribunaux vont désormais se prononcer sur le droit de vote indépendamment de la question du placement sous tutelle, en se fondant sur une évaluation individualisée. Malgré ce changement, les auteurs soulignent que les tribunaux ne peuvent se prononcer sur la privation du droit de vote que dans le cadre des procédures relatives à la tutelle; il n’existe pas de procédure distincte pour restreindre le droit de vote. Toutes les personnes sous tutelle sont des personnes handicapées. Leur privation du droit de vote est spécifiquement fondée sur leur handicap intellectuel, et a par conséquent un caractère discriminatoire.

7.3Les auteurs ajoutent qu’un vote est l’expression d’un choix subjectif, relevant de préférences personnelles. Les personnes handicapées, en conséquence, ne sont pas le seul groupe qui rencontre des difficultés pour exercer le droit de vote, mais elles n’en sont pas moins les seules pour lesquelles l’État partie prévoit la possibilité de la privation de ce droit. Les auteurs ajoutent que l’État partie a d’autres moyens à sa disposition pour améliorer l’aptitude des citoyens à voter, par exemple le renforcement de l’éducation civique, la sensibilisation au processus électoral et l’apport d’une assistance spécifique aux groupes vulnérables, comme le prévoit l’article 29 de la Convention.

7.4Les auteurs font à nouveau valoir que puisque le système de l’État partie est fondé sur l’évaluation individuelle et vise uniquement les personnes handicapées, il ne peut être conforme aux dispositions de l’article 29 de la Convention, qui ne prévoit aucune exception au droit de vote universel. L’application du système de privation du droit de vote soulève également des questions, puisqu’en vertu des Dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, toutes les personnes actuellement sous tutelle resteront privées de ce droit tant qu’il ne leur aura pas été restitué. Cela vaut pour les auteurs, qui sont toujours privés du droit de vote. Aucun processus global de réévaluation du droit de vote n’ayant été annoncé ni engagé par l’État partie, seules les personnes qui soumettent des demandes individuelles auprès de la justice pour recouvrer ce droit feront l’objet d’une évaluation. En outre, aucune aide, qu’il s’agisse de l’assistance d’un avocat, d’une aide financière ou d’une autre forme de soutien, n’est prévue dans le cadre de ces procédures, ce qui place les personnes sous tutelle dans une position injuste et défavorable par rapport aux personnes non handicapées. Les auteurs font valoir que l’État partie aurait dû annoncer que le droit de vote serait restitué à toutes les personnes actuellement privées de ce droit, à moins qu’un tribunal n’en décide autrement.

7.5Eu égard à l’affirmation de l’État partie selon laquelle les tribunaux s’appuieraient sur l’avis d’experts psychiatres dans les affaires ayant trait à la privation du droit de vote, les auteurs font valoir que ces psychiatres sont formés pour diagnostiquer et traiter les maladies mentales, et non pour faire passer des tests de quotient intellectuel à des personnes présentant un handicap intellectuel, évaluer leurs compétences sociales ou apprécier de quelque autre manière leurs aptitudes individuelles. Les auteurs soulignent qu’il n’existe actuellement dans l’État partie aucun protocole psychiatrique encadrant l’évaluation de l’«aptitude à voter». En conséquence, l’évaluation psychiatrique prévue par l’État partie ne peut être qu’arbitraire, reproduisant la pratique des procédures relatives à la tutelle, dès lors que l’existence même d’un handicap est le seul facteur déterminant de l’évaluation psychiatrique et, partant, de la décision du tribunal.

7.6Passant à l’affirmation de l’État partie selon laquelle le système juridique hongrois est conforme à l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Alajos Kiss c. Hongrie, les auteurs rappellent que les normes de la Cour européenne diffèrent de celles du Comité. Le fait que l’État partie se conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, en conséquence, n’est pas déterminant pour le Comité. Les auteurs ajoutent que dans l’arrêt Alajos Kissc. Hongrie, la Cour européenne n’a pas statué que des évaluations individuelles telles que celles prévues par la législation actuellement en vigueur dans l’État partie étaient conformes à la Convention européenne. Elle a estimé qu’un système fondé sur l’exclusion automatique, sans évaluation individuelle, ne serait pas conforme à la Convention, ce qui laisse ouverte la question de savoir si le système d’évaluation individuelle actuellement en place est acceptable.

7.7Les auteurs concluent que l’État partie n’a pas présenté d’arguments justifiant le retrait du droit de vote aux personnes handicapées ou démontrant qu’un tel système est conforme à la Convention. Les auteurs engagent donc à nouveau le Comité: a) à considérer que le système d’évaluation individuelle actuellement en vigueur dans l’État partie est contraire à l’article 29 de la Convention; b) à demander à l’État partie de modifier sa législation, de façon à interdire la privation des droits civiques au motif du handicap, qu’elle soit automatique ou fondée sur une évaluation individuelle de l’aptitude à voter; c) à établir la violation subie par les auteurs et à leur offrir réparation pour le préjudice moral subi.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits des personnes handicapées doit, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif et à l’article 65 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant à la Convention.

8.2Le Comité note que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la présente communication, mais il juge opportun de procéder à l’examen de la recevabilité. Il s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions de l’alinéa c de l’article 2 du Protocole facultatif, que la même affaire n’avait pas déjà été examinée par le Comité et qu’elle n’avait pas été déjà examinée ou n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note en outre que l’État partie n’a soulevé aucune objection concernant l’épuisement des recours internes, et n’a mis en évidence aucune voie de recours particulière qui aurait été ouverte aux auteurs. Le Comité estime donc que les conditions énoncées à l’alinéa d de l’article 2 du Protocole facultatif sont réunies. En conséquence, il estime que les dispositions de l’article 2 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.3Le Comité considère que les griefs tirés des articles 12 et 29 de la Convention ont été suffisamment étayés. En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, le Comité déclare ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 du Protocole facultatif et au paragraphe 1 de l’article 73 de son Règlement intérieur, le Comité des droits des personnes handicapées a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été communiquées.

9.2Le Comité prend note du grief des auteurs selon lequel leur radiation automatique des listes électorales, en application du paragraphe 5 de l’article 70 de la Constitution, en vigueur au moment de la soumission de leur communication, constituait une violation de l’article 29, lu seul et conjointement avec l’article 12 de la Convention. Les auteurs faisaient valoir, plus spécifiquement, que la privation automatique du droit de vote dont ils avaient fait l’objet, indépendamment de la nature de leur handicap et de leurs aptitudes individuelles, était discriminatoire et injustifiée. Le Comité prend également note des arguments de l’État partie selon lesquels, depuis l’adoption de la Loi fondamentale, en vertu de laquelle le paragraphe 5 de l’article 70 de la Constitution a été abrogé, et l’adoption du paragraphe 2 de l’article 26 des Dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, qui prévoit une évaluation individualisée du droit de vote des intéressés, tenant compte de leur capacité juridique, sa législation est désormais conforme à l’article 29 de la Convention.

9.3Le Comité constate que l’État partie s’est contenté de décrire, de façon abstraite, la nouvelle législation applicable aux personnes sous tutelle, indiquant qu’il l’avait mise en conformité avec l’article 29 de la Convention, sans montrer comment ce régime affectait les auteurs en particulier, ni dans quelle mesure il respectait les droits qu’ils tiennent de l’article 29 de la Convention. L’État partie n’a pas apporté de réponse au grief des auteurs selon lequel ils n’avaient pas pu voter lors des élections législatives de 2010, et étaient toujours privés du droit de vote du fait de leur placement sous tutelle, malgré les modifications législatives adoptées.

9.4Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article 29 de la Convention, les États parties sont tenus de faire en sorte que les personnes handicapées puissent effectivement et pleinement participer à la vie politique et à la vie publique sur la base de l’égalité avec les autres, y compris en garantissant leur droit de vote. L’article 29 ne prévoit aucune restriction raisonnable et n’autorise d’exception pour aucune catégorie de personnes handicapées. En conséquence, un retrait du droit de vote au motif d’un handicap psychosocial ou intellectuel réel ou perçu, y compris une restriction fondée sur une évaluation individualisée, constitue une discrimination fondée sur le handicap, au sens de l’article 2 de la Convention. Le Comité renvoie à ses observations finales concernant la Tunisie, dans lesquelles il recommandait à l’État partie l’adoption d’urgence de mesures législatives visant à garantir que les personnes handicapées, y compris les personnes faisant actuellement l ’ objet d ’ une tutelle ou d ’ une curatelle, peuvent exercer leur droit de voter et de participer à la vie publique, sur la base de l’égalité avec les autres (italique ajouté par le Comité). En outre, leComité renvoie également à ses observations finales concernant l’Espagne, dans lesquelles il a exprimé des préoccupations similaires au sujet du fait que le droit de vote des personnes atteintes de handicaps intellectuels ou psychosociaux pouvait faire l’objet de restrictions si l’intéressé avait été privé de sa capacité juridique ou placé dans une institution. Le Comité est d’avis que les mêmes principes s’appliquent au cas d’espèce. En conséquence, le Comité conclut que le paragraphe 6 de l’article XXIII de laLoifondamentale, qui permet aux tribunaux de priver les personnes qui présentent un handicap intellectuel du droit de voter et d’être élu, est contraire aux dispositions de l’article 29 de la Convention, tout comme le paragraphe 2 de l’article 26 des Dispositions transitoires.

9.5Le Comité rappelle en outre qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 12 de la Convention, les États parties doivent reconnaître et respecter la capacité juridique des personnes handicapées «sur la base de l’égalité avec les autres» «dans tous les domaines», y compris la vie politique, ce qui suppose le droit de vote. Aux termes du paragraphe 3 de l’article 12 de la Convention, les États parties ont une obligation positive de prendre les mesures nécessaires pour permettre aux personnes handicapées d’exercer dans les faits leur capacité juridique. En conséquence, le Comité est d’avis qu’en privant les auteurs de leur droit de vote au motif d’un handicap intellectuel, réel ou perçu, l’État partie n’a pas respecté les obligations lui incombant à leur égard en vertu de l’article 29, lu seul et conjointement avec l’article 12 de la Convention.

9.6Ayant conclu que l’évaluation de l’aptitude des individus est discriminatoire par nature, le Comité considère qu’une telle mesure ne peut être considérée comme légitime. Elle n’est pas non plus proportionnée à l’objectif de préservation de l’intégrité du système politique de l’État partie. Le Comité rappelle que, conformément à l’article 29 de la Convention, l’État partie est tenu d’adapter ses procédures électorales, en veillant à ce qu’elles soient «approprié[e]s, accessibles et faciles à comprendre et à utiliser», et en autorisant si nécessaire les personnes handicapées, à leur demande, à se faire assister pour voter. C’est par de telles mesures que l’État partie fera en sorte que les personnes qui présentent un handicap intellectuel soient aptes à voter, sur la base de l’égalité avec les autres tout en garantissant le secret du vote.

9.7Le Comité considère en conséquence que l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 29, lu seul et conjointement avec l’article 12 de la Convention.

10.Le Comité des droits des personnes handicapées, agissant en vertu de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant à la Convention, est d’avis que l’État partie ne s’est pas acquitté de ses obligations au titre de l’article 29, lu seul et conjointement avec l’article 12 de la Convention. Le Comité fait donc les recommandations suivantes à l’État partie:

a)Recommandations concernant les auteurs: L’État partie est tenu d’assurer une réparation aux auteurs pour leur radiation des listes électorales, notamment en leur accordant une indemnisation appropriée pour le préjudice moral subi du fait de la privation du droit de vote dont ils ont fait l’objet lors des élections de 2010, ainsi que pour les dépens encourus au titre de la soumission de la présente communication;

b)Recommandation générale: L’État partie est tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir, notamment:

i)D’envisager d’abroger le paragraphe 6 de l’article XXIII de la Loi fondamentale ainsi que le paragraphe 2 de l’article 26 des Dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, ces dispositions législatives étant contraires aux articles 12 et 29 de la Convention;

ii)D’adopter des lois qui reconnaissent, sans aucune «évaluation de l’aptitude», le droit de vote à toutes les personnes handicapées, y compris celles qui ont davantage besoin d’aide, et qui les fassent bénéficier d’une assistance appropriée et d’aménagements raisonnables afin que les personnes handicapées puissent exercer leurs droits politiques;

iii)De respecter et de garantir dans la pratique le droit de vote des personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, conformément à l’article 29 de la Convention, en veillant à ce que les procédures, équipements et matériels électoraux soient appropriés, accessibles et faciles à comprendre et à utiliser, et en autorisant si nécessaire les personnes handicapées, à leur demande, à se faire assister d’une personne de leur choix pour voter.

11.Conformément à l’article 5 du Protocole facultatif et à l’article 75 du Règlement intérieur du Comité, l’État partie est invité à soumettre au Comité, dans un délai de six mois, une réponse écrite dans laquelle il indiquera toute mesure qu’il aura pu prendre à la lumière des constatations et recommandations du Comité. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations, à les faire traduire dans la langue officielle et à les diffuser largement, sous des formes accessibles, auprès de tous les secteurs de la population.

[Adopté en anglais (version originale), en arabe, en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en chinois et en russe dans le rapport biennal présenté par le Comité à l’Assemblée générale.]