Nations Unies

E/C.12/64/D/19/2016

Conseil économique et social

Distr. générale

14 novembre 2018

Français

Original : espagnol

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, concernant la communication no 19/2016 *

Communication présentée par :

Baltasar Salvador Martínez Fernández (représenté par un conseil, José Ángel Gallegos Gómez)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Espagne

Date de la communication :

16 novembre 2016

Date de la présente décision:

8 octobre 2018

Objet :

Expulsion d’un logement occupé sans titre

Question(s) de procédure :

Statut de victime ; épuisement des recours internes ; griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Droit à un logement suffisant

Article(s) du Pacte :

11

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 3 (par. 1 et par. 2 a), b) et e))

1.1L’auteur de la communication est Baltasar Salvador Martínez Fernández, de nationalité espagnole. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après le Pacte). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 5 mai 2013. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Dans la présente décision, le Comité fait d’abord la synthèse des renseignements et des arguments présentés par les parties, sans rendre compte de ses vues, puis examine la question de la recevabilité.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1G. G. a contracté un emprunt hypothécaire auprès d’une banque privée (Banco Popular Español SA) en vue d’acquérir un bien immobilier qui devait être son lieu de résidence.

2.2Le 8 octobre 2007, la société immobilière Proyectos de Desarrollos Activos SL, qui avait fusionné avec la banque, a engagé une procédure de réalisation de l’hypothèque auprès du tribunal de première instance nº 43 de Barcelone (tribunal nº 43). Le 11 octobre 2007, le tribunal nº 43 a fait droit à la demande de réalisation de l’hypothèque et a appliqué la procédure de notification du commandement de payer. Par un jugement en date du 1er octobre 2013, le tribunal nº 43 a attribué la propriété du bien immobilier à la société Proyectos de Desarrollos Activos SL pour la somme de 178 500 euros.

2.3Le 1er juillet 2014, après l’échec d’une première tentative d’expulsion des occupants du bien immobilier, le tribunal nº 43 a demandé qu’il soit procédé à une nouvelle expulsion des personnes qui occupaient l’immeuble. Le 24 juillet 2014, après deux tentatives infructueuses, les forces de sécurité ont expulsé G. G. et sa fille.

2.4Le 1er août 2014, l’auteur a occupé, sans titre ni autorisation, un logement dont avait été expulsée son ex-belle-mère, G. G., pour non-remboursement d’un prêt hypothécaire.

2.5Le 19 avril 2016, le tribunal de première instance no 20 de Barcelone (tribunal no 20) a jugé l’auteur coupable d’usurpation. Il l’a condamné à verser une peine d’amende de 3 euros par jour pendant trois mois et à quitter les lieux dans un délai maximum de quinze jours, étant entendu qu’à défaut, il serait expulsé par les forces de sécurité. L’auteur a interjeté appel de cette décision devant l’Audiencia Provincial de Barcelone. Il a été débouté le 11 juillet 2016.

2.6Une fois la décision confirmée, la société immobilière Proyectos de Desarrollos Activos SL, propriétaire du logement, a demandé au tribunal no 20 d’ordonner l’expulsion de l’auteur. À la demande du juge, la police a indiqué que le bien était occupé par G. G. Le 24 octobre 2016, la société Proyectos de Desarrollos Activos SL a demandé qu’il soit procédé sans plus tarder à l’expulsion de l’auteur et de G. G. avec l’assistance d’un groupe antiémeute des Mossos d’Esquadra (forces de police). Dans sa demande, la société immobilière a allégué que les auteurs contournaient les décisions rendues par le tribunal no 20 en occupant le logement à tour de rôle.

2.7Le 7 novembre 2016, le tribunal no 20 a fait droit à la demande de la société immobilière et a établi que, s’il n’y avait initialement aucun élément permettant d’accuser G. G. du délit d’usurpation, l’auteur et elle occupaient la propriété à tour de rôle. Le tribunal no 20 a donc ordonné l’expulsion des personnes se trouvant dans le logement à moins qu’elles ne soient en mesure, au moment de l’exécution de la décision d’expulsion, de produire un titre légal d’occupation du logement.

2.8Le 15 novembre 2016, l’auteur et G. G. ont présenté un recours en révision contre le jugement rendu par le tribunal no 20. Ce recours n’était pas suspensif. À la date de présentation de la communication, l’expulsion n’avait pas encore eu lieu.

2.9Le 13 janvier 2017, le tribunal nº 20 a examiné le recours en révision et a rétracté le jugement en date du 7 novembre 2016, au motif qu’il n’était pas possible d’expulser G. G. puisqu’elle n’avait pas comparu au procès.

2.10L’auteur soutient qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles. À cet égard, il affirme que le recours en amparo formé devant la Cour constitutionnelle ne constitue pas un recours utile pour protéger le droit à un logement suffisant, puisqu’il ne s’agit pas d’un droit fondamental protégé par la Constitution de l’État partie.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 11 du Pacte, en ce que la décision par laquelle le tribunal no 20 l’a condamné pour usurpation en application du paragraphe 2 de l’article 245 du Code pénal est assortie d’une ordonnance d’expulsion qu’il considère comme forcée, illégale et arbitraire, puisqu’elle n’offre pas les garanties d’une procédure régulière prévues dans l’observation générale no 4 (1991) sur le droit à un logement suffisant et au paragraphe 15 de son observation générale no 7 (1997) sur le droit à un logement suffisant : expulsions forcées.

3.2À cet égard, l’auteur affirme que la définition du délit d’usurpation figurant au paragraphe 2 de l’article 245 du Code pénal vise « quiconque occupe, sans l’autorisation nécessaire, l’immeuble, l’habitation ou le bâtiment d’autrui qui ne constitue pas une demeure, ou quiconque y demeure contre la volonté de son propriétaire », et qu’en l’espèce, l’immeuble constituait son logement ou sa demeure. L’auteur estime que son interprétation est la seule acceptable au regard des droits fondamentaux protégés par la Constitution de l’État partie et par l’article 11 du Pacte, mais il convient que l’interprétation hégémonique retenue par les autorités judiciaires de l’État partie consiste à considérer que le terme « demeure » renvoie à l’utilisation à laquelle la personne détentrice du titre de propriété destine l’immeuble.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 2 juin 2017, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il considère que la communication est irrecevable au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés et qu’elle est manifestement infondée. Selon l’État partie, l’auteur allègue une violation de la protection judiciaire effective et une violation du principe de la responsabilité pénale en affirmant que le tribunal no 20 a motivé sa décision de manière arbitraire. Tant la protection judiciaire effective que le principe de légalité pénale sont protégés par les articles 24 et 25 de la Constitution. Leur violation peut faire l’objet d’un recours en nullité devant le même tribunal (en l’espèce l’Audiencia Provincial de Barcelone) et, par la suite, d’un recours en amparo devant la Cour constitutionnelle.

4.2L’État partie souligne également que les allégations de l’auteur concernant le caractère arbitraire de la décision judiciaire se résument à considérer que la définition de l’infraction d’usurpation a été interprétée de manière erronée. À cet égard, l’État partie renvoie au paragraphe 15 de l’observation générale no 7 du Comité dans lequel sont énumérées les garanties d’une procédure régulière prévues par le Pacte en cas d’expulsion, et fait observer que l’auteur n’a allégué la violation d’aucune de ces garanties par l’administration espagnole.

4.3À titre subsidiaire, l’État partie considère que la communication est irrecevable sur le fond puisqu’elle ne fait apparaître aucune violation de l’article 11 du Pacte. Il rappelle que, parmi les garanties présentées au paragraphe 15 de l’observation générale no 7, seule l’obligation de prévoir des recours peut être considérée comme étant invoquée par l’auteur. Toutefois, tant les recours formés par l’auteur que l’existence d’autres voies de recours qu’il n’a pas utilisées (procédures de nullité et d’amparo) montrent qu’en l’espèce, il n’y a pas eu violation de cette garantie.

4.4Enfin, l’État partie est d’avis que l’interprétation que l’auteur prétend donner du paragraphe 2 de l’article 245 du Code pénal, à savoir que le terme « demeure » renvoie à la personne qui occupe le bien, est illogique. En réalité, cette expression renvoie au caractère de l’immeuble du point de vue de la partie lésée et non pas de celui du contrevenant. Ainsi, le Code pénal établit une distinction entre l’usurpation à caractère délictuel, dans laquelle un bien autre que le logement de la personne lésée est occupé, et celui de violation de domicile, passible d’une peine plus lourde, lorsque le bien occupé était la demeure de la partie lésée.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Par une lettre datée du 22 juin 2017, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie.

5.2En ce qui concerne le non-épuisement des recours internes, l’auteur rappelle que la Cour constitutionnelle peut recevoir des plaintes pour violation des droits fondamentaux, y compris le droit à une protection effective. Toutefois, elle n’est pas une cour de cassation chargée de veiller à la légalité des décisions prises par l’administration de la justice. Pour ce qui est du droit à une protection judiciaire effective, la Cour constitutionnelle a pour attributions de veiller à ce que l’administration de la justice interprète et applique la loi correctement, remplisse sa fonction de jugement et que ses décisions ne soient pas arbitraires mais fondées. De plus, avant de présenter un recours en amparo pour violation de la protection effective, il faut avoir formé un recours en annulation en application de l’article 238 de la loi organique relative au pouvoir judiciaire, qui prévoit que, pour qu’un acte de procédure soit nul et non avenu, il ne suffit pas qu’une règle ait été violée ou mal appliquée, mais il faut qu’elle n’ait pas été appliquée. L’auteur précise qu’il ne prétend pas, dans sa communication, que la décision du tribunal était déraisonnable, mais considère que sa propre interprétation est aussi valable que celle de l’État partie, qui est incompatible avec le Pacte et la Constitution.

5.3L’auteur est conscient du fait qu’il n’appartient ni à la Cour constitutionnelle ni au Comité d’établir quelle est l’interprétation correcte du Code pénal espagnol. Le Comité doit déterminer si, des deux interprétations possibles du paragraphe 2 de l’article 245 du Code pénal, celle choisie et appliquée par l’administration de la justice est compatible avec l’article 11 du Pacte.

5.4En ce qui concerne l’affirmation de l’État partie selon laquelle aucune des garanties prévues par le paragraphe 15 de l’observation générale no 7 du Comité n’a été violée, l’auteur fait valoir que cette liste n’est pas exhaustive et que la communication ne vise pas seulement une violation de l’observation générale no 7 mais aussi de l’article 11 du Pacte.

5.5L’auteur ajoute que la politique du logement mise en œuvre dans l’État partie n’a pas visé à réaliser le droit à un logement convenable, mais a plutôt contribué à l’augmentation des prix. Dans ce contexte, l’occupation de logements inoccupés est devenue la seule issue pour les citoyens dont le droit à un logement convenable a été violé. C’est pour cela que l’État partie a érigé en infraction pénale l’occupation à des fins de logement, bien que l’interprétation du paragraphe 2 de l’article 245 du Code pénal la plus conforme au Pacte n’aille pas dans ce sens.

B.Délibérations du Comité sur la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable au regard du paragraphe 1 de l’article 3 du Protocole facultatif car, s’il allègue une violation de la protection judiciaire effective et une violation du principe de la responsabilité pénale en raison de la motivation arbitraire du tribunal, l’auteur n’a présenté à la Cour constitutionnelle ni motif de nullité ni recours en amparo. Le Comité prend également note de l’argument de l’auteur selon lequel la Cour constitutionnelle n’a pas pour mission de veiller à la légalité des décisions prises par l’administration de la justice et que, pour introduire un recours en amparo pour violation de la protection juridictionnelle effective, il faut avoir introduit un recours en annulation de la procédure. De même, le Comité note que, selon l’article 238 de la loi organique relative au pouvoir judiciaire, pour qu’un acte de procédure soit nul et non avenu, il ne suffit pas qu’une règle ait été violée ou mal appliquée, mais il faut qu’elle n’ait pas été appliquée.

6.3Le Comité note également que l’auteur ne prétend pas que la décision du tribunal no 20 était déraisonnable, mais que son interprétation était incompatible avec le Pacte et la Constitution de l’État partie. Le Comité note également que les allégations de l’auteur sont étroitement liées au droit à un logement convenable et que ce droit ne peut faire l’objet d’un recours en amparo. Il considère donc que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles et que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 1 de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.4En ce qui concerne les allégations de l’auteur selon lesquelles sa condamnation pour usurpation est illégale et arbitraire, car elle correspond à une interprétation du paragraphe 2 de l’article 245 du Code pénal qui est incompatible avec les droits fondamentaux protégés par la Constitution de l’État partie et l’article 11 du Pacte, le Comité prend note des observations de l’État partie selon lesquelles ces allégations sont manifestement dépourvues de fondement et ne font pas ressortir une violation des droits consacrés par le Pacte. Il note également que les allégations de l’auteur remettent fondamentalement en question l’interprétation de la législation nationale utilisée par le tribunal no 20 et par l’Audiencia Provincial, en particulier pour déterminer s’il existe une exception à la définition de l’infraction d’usurpation disposant que nul ne peut être reconnu coupable d’une telle infraction s’il ou elle occupe un bien afin d’y établir son propre domicile. À cet égard, il rappelle sa jurisprudence selon laquelle sa tâche, lorsqu’il examine une communication, se limite à analyser si les faits décrits, y compris s’agissant de l’application du droit interne, dénotent une violation par l’État partie des droits économiques, sociaux et culturels énoncés dans le Pacte, et qu’il appartient en premier lieu aux juridictions des États parties d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans chaque affaire, et d’interpréter la législation pertinente. Le rôle du Comité consiste seulement à dire si l’appréciation des éléments probants ou l’application du droit interne ont été manifestement arbitraires, ou si elles ont constitué un déni de justice qui a porté atteinte à un droit reconnu dans le Pacte. Dans cette perspective, il appartient en premier lieu à l’auteur de la communication de fournir au Comité suffisamment d’informations et de documents pour démontrer que l’un des éléments susmentionnés s’applique bien à son cas. Le Comité a examiné les documents présentés par l’auteur, notamment les décisions du tribunal no 20 et de l’Audiencia Provincial en date, respectivement, du 19 avril 2016 et du 11 juillet 2016, et considère que ces documents ne montrent pas que l’affaire est entachée d’irrégularités.

6.5On pourrait considérer qu’en réalité l’auteur ne conteste pas l’interprétation de la législation nationale par les juges de l’État partie, question qui, comme cela a déjà été expliqué, ne relève pas de la compétence du Comité, mais qu’il estime qu’il y a eu violation de l’article 11 du Pacte puisque l’État partie l’a condamné pour délit d’usurpation au motif qu’il avait occupé un immeuble pour en faire son logement, indépendamment du fait de savoir si les juges ont ou non interprété correctement l’ordre juridique. Toutefois, pour que la présente communication puisse être examinée par le Comité il faudrait que l’auteur démontre clairement que sa condamnation pour usurpation a eu une incidence quelconque sur l’exercice de son droit au logement, par exemple, parce qu’il n’avait pas de solution de remplacement pour se loger. Néanmoins, l’auteur n’a pas satisfait à cette exigence minimale puisqu’il s’est contenté d’affirmer qu’il n’aurait pas dû être condamné pour usurpation. À la lumière de ce qui précède, le Comité considère qu’il n’appartient pas au Comité d’interpréter le système juridique de l’État partie et de déterminer si l’auteur aurait dû être reconnu coupable d’une infraction d’usurpation. Par conséquent, il considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé les griefs qu’il tire de l’article 11 du Pacte et que ceux‑ci sont irrecevables au regard du paragraphe 2 e) de l’article 3 du Protocole facultatif.

C.Conclusion

7.Compte tenu de tous les renseignements fournis, le Comité, agissant en vertu du Protocole facultatif, considère que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 e) de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.En conséquence, le Comité décide que la présente décision sera communiquée à l’auteur et à l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 9 du Protocole facultatif.