Nations Unies

E/C.12/GC/24

Conseil économique et social

Distr. générale

10 août 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Observation générale no 24 (2017) sur les obligationsdes États en vertu du Pacte international relatifaux droits économiques, sociaux et culturelsdans le contexte des activités des entreprises *

I.Introduction

1.Les entreprises jouent un rôle important dans la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels en contribuant, entre autres, à la création d’emplois et, par l’intermédiaire des investissements privés, au développement. Cependant, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a régulièrement rencontré des situations où, les États n’ayant pas assuré sous leur juridiction le respect des règles et normes internationalement reconnues en matière de droits de l’homme, les activités des entreprises ont eu des effets préjudiciables sur les droits économiques, sociaux et culturels. La présente observation générale vise à préciser les obligations qui incombent aux États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (le Pacte) dans de telles situations, en vue de prévenir les incidences néfastes des activités des entreprises sur les droits de l’homme et d’y remédier.

2.Le Comité a déjà eu l’occasion de se pencher sur la question de l’incidence croissante des activités des entreprises sur l’exercice des droits consacrés par le Pacte en ce qui concerne la santé, le logement, l’alimentation, l’eau, la sécurité sociale, le droit au travail et à des conditions de travail justes et favorables, ainsi que le droit de former des syndicats et de s’y affilier. Il a, en outre, traité cette question dans ses observations finales concernant les rapports de différents États parties et dans sa première décision rendue au sujet d’une communication individuelle. En 2011, il a adopté une déclaration sur les obligations des États parties concernant la responsabilité des entreprises dans le contexte des droits énoncés dans le Pacte. La présente observation générale devrait être lue conjointement avec ces contributions antérieures. Elle prend également en considération les progrès réalisés dans le cadre de l’Organisation internationale du Travail et d’organisations régionales comme le Conseil de l’Europe. En l’adoptant, le Comité a tenu compte des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme approuvés par le Conseil des droits de l’homme en 2011, ainsi que des contributions apportées à cette question par les organes créés en vertu d’instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme et par plusieurs procédures spéciales.

II.Contexte et champ d’application

3.Aux fins de la présente observation générale, les activités des entreprises s’entendent de l’ensemble des activités des entreprises, que celles-ci soient transnationales ou purement nationales, privées ou publiques, quels que soient leur taille, leur secteur, leur implantation géographique, leurs actionnaires ou propriétaires et leur structure.

4.Dans certains pays, les personnes peuvent recourir directement contre les entreprises en cas de violation de leurs droits économiques, sociaux et culturels, tant pour imposer aux entités privées en cause des obligations (négatives) de s’abstenir de certaines conduites que pour leur imposer des obligations (positives) d’adopter certaines mesures ou de contribuer à la réalisation des droits visés. Il existe en outre un grand nombre de lois internes, visant à protéger des droits économiques, sociaux et culturels spécifiques, qui s’appliquent directement aux entreprises notamment dans les domaines de la non-discrimination, des services de santé, de la formation, de l’environnement, des relations de travail et de la protection des consommateurs.

5. De surcroît, en vertu des normes internationales, les entreprises doivent respecter les droits énoncés dans le Pacte, qu’il existe ou non des lois internes ouque celles-ci soient, ou non, intégralement appliquées en pratique. La présente observation générale vise donc également à aider le secteur privé à s’acquitter de ses obligations en matière de droits de l’homme et à assumer ses responsabilités, en atténuant ainsi les risques de réputation susceptibles d’être associés, dans la sphère d’influence des entreprises concernées, à la violation de droits garantis par le Pacte.

6.La présente observation générale pourrait également être utile aux syndicats et aux patrons lorsqu’ils mènent des négociations collectives. Nombre d’États exigent que des procédures d’examen des réclamations des salariés, que celles-ci soient collectives ou individuelles, existent au sein de l’entreprise et que les intéressés puissent y accéder sans crainte de représailles . Le recours au dialogue social et l’existence de mécanismes de réclamation à la disposition des salariés pourraient être plus systématiques, notamment en vue de l’application des articles 6 et 7 du Pacte.

III.Obligations des États parties en vertu du Pacte

A.Obligations de non-discrimination

7.Le Comité a déjà souligné par le passé que la discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels était fréquente dans la sphère privée, notamment sur le lieu de travail et sur le marché du travail, ainsi que dans les secteurs du logement et du prêt. Conformément aux articles 2 et 3 du Pacte, les États parties ont l’obligation de garantir à chacun l’exercice des droits consacrés par le Pacte, sans aucune discrimination. L’exigence qui est imposée aux États, à savoir éliminer la discrimination tant sur le plan formel que dans les faits, emporte l’obligation d’interdire toute discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels de la part d’entités non étatiques.

8.Parmi les groupes qui sont souvent touchés de manière disproportionnée par les effets préjudiciables des activités des entreprises, on trouve les femmes, les enfants, les autochtones notamment dans le cadre de la mise en valeur, de l’utilisation ou de l’exploitation de leurs terres et de leurs ressources naturelles, les paysans, les pêcheurs et d’autres personnes travaillant dans les zones rurales, ainsi que les minorités ethniques ou religieuses lorsqu’elles n’ont aucun moyen d’action politique. Les incidences néfastes des activités des entreprises touchent aussi souvent de manière disproportionnée les personnes handicapées, notamment parce qu’elles se heurtent à des obstacles particuliers pour accéder aux mécanismes d’établissement des responsabilités et de recours. En outre, comme le Comité a déjà eu l’occasion de le faire observer, du fait de leur situation précaire, les demandeurs d’asile et les migrants sans papiers courent tout particulièrement le risque d’être victimes de discrimination dans l’exercice des droits qu’ils tiennent du Pacte et, s’agissant de ceux qui découlent de l’article 7, les travailleurs migrants sont particulièrement exposés à l’exploitation, à une durée du travail excessive, à des salaires inéquitables et à des conditions de travail dangereuses et insalubres.

9.Il existe pour certains groupes de la population un risque accru de discrimination croisée et multiple. Tel est notamment le cas des femmes et des filles, pour qui les expulsions et les déplacements liés à des projets d’investissement se traduisent souvent par des violences physiques et sexuelles, sont accompagnés de mesures de réparation insuffisantes et associés à des difficultés de réinstallation supplémentaires. Lors de tels expulsions ou déplacements, les femmes et les filles autochtones subissent des discriminations liées à la fois à leur sexe et à leur appartenance à un peuple autochtone. En outre, les femmes sont surreprésentées dans l’économie informelle et sont donc moins susceptibles de profiter de la protection liée à l’emploi et à la sécurité sociale. Par ailleurs, même si la situation s’est quelque peu améliorée, elles demeurent partout dans le monde sous-représentées dans les instances de prise de décisions des entreprises. Le Comité recommande donc aux États parties de s’attaquer aux incidences particulières que revêtent les activités des entreprises pour les femmes et les filles, y compris autochtones, et de tenir compte des questions relatives au genre dans toutes les mesures qui sont prises en vue de réglementer les activités des entreprises susceptibles d’avoir un effet néfaste sur les droits économiques, sociaux et culturels, en se référant notamment aux directives concernant les plans d’action nationaux relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Les États parties devraient aussi prendre les mesures voulues, notamment des mesures temporaires spéciales, pour améliorer la représentation des femmes sur le marché du travail en particulier aux échelons supérieurs de la hiérarchie de l’entreprise.

B.Obligations de respecter, de protéger et de mettre en œuvre

10.Le Pacte établit trois niveaux d’obligations spécifiques incombant aux États parties, à savoir respecter, protéger et mettre en œuvre. Ces obligations s’appliquent tant aux situations existant sur le territoire national des États qu’en dehors de celui-ci, pourvu que les États concernés puissent exercer un contrôle sur les situations en question. Les composantes extraterritoriales de ces obligations seront traitées séparément, infra, à la sous-section C. La présente sous-partie vise à préciser la teneur des obligations faites aux États, en s’attardant plus particulièrement sur leurs obligations de protéger, car ce sont elles qui présentent la plus grande pertinence dans le contexte des activités des entreprises.

11.La présente observation générale s’adressant aux États parties au Pacte, elle ne traite qu’indirectement du comportement des acteurs privés, y compris les entreprises. Toutefois, conformément au droit international, les États parties peuvent être tenus directement responsables de l’action ou de l’inaction des entreprises : a) si l’entité concernée, en adoptant ce comportement, agit en fait sur les instructions ou les directives ou sous le contrôle de l’État partie, comme tel peut être le cas dans le cadre des marchés publics ; b) lorsqu’une entreprise est habilitée par la législation de l’État partie à exercer des prérogatives de puissance publique ou si les circonstances requièrent l’exercice de ces prérogatives en cas d’absence ou de carence des autorités officielles ; ou c) si, et dans la mesure où, l’État partie reconnaît et adopte ledit comportement comme sien.

1.Obligation de respecter

12.L’obligation de respecter les droits économiques, sociaux et culturels est enfreinte lorsque les États parties font primer les intérêts des entreprises sur les droits consacrés par le Pacte sans que cela soit dûment justifié, ou qu’ils mènent des politiques qui ont des effets négatifs sur ces droits. Tel peut être le cas, par exemple, lorsque des expulsions forcées sont ordonnées dans le contexte de projets d’investissement. Sont particulièrement exposées les valeurs culturelles et les droits des peuples autochtones associés à leurs terres ancestrales. Les États parties et les entreprises devraient respecter le principe de l’obtention du consentement préalable des peuples autochtones, donné librement et en connaissance de cause, sur toutes les questions susceptibles d’avoir des incidences sur leurs droits, y compris s’agissant des terres, territoires et ressources qu’ils possédaient traditionnellement ou occupaient ou utilisaient ou qu’ils ont acquis.

13.Les États parties devraient recenser tout conflit potentiel entre leurs obligations en vertu du Pacte et celles découlant d’accords de commerce ou d’investissement et renoncer, le cas échéant, à conclure de tels accords comme l’exige le principe du caractère obligatoire des traités. La conclusion de tels instruments devrait donc être précédée d’une évaluation de leur impact sur les droits de l’homme qui tienne compte à la fois de leurs incidences positives et de leurs effets négatifs sur ces droits, y compris la contribution qu’ils apportent à la réalisation du droit au développement. Les incidences sur les droits de l’homme de l’application de ces accords devraient, de plus, être régulièrement évaluées pour permettre l’adoption de toute mesure corrective qui s’avérerait nécessaire. L’interprétation des accords de commerce et d’investissement en vigueur devrait tenir compte des obligations en matière de droits de l’homme incombant à l’État, conformément à l’Article 103 de la Charte des Nations Unies et à la nature particulière des obligations relatives aux droits de l’homme. Dans les accords de commerce et d’investissement qu’ils sont susceptibles de conclure, les États parties ne sauraient déroger aux obligations qui découlent du Pacte. Ils sont encouragés à insérer dans leurs futurs accords des dispositions renvoyant expressément à leurs obligations en matière de droits de l’homme et de veiller à ce que les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États prennent en considération les droits de l’homme dans l’interprétation des traités d’investissement ou des chapitres des accords commerciaux ayant trait à l’investissement.

2.Obligation de protéger

14.L’obligation de protéger signifie que les États parties doivent prévenir de façon efficace les atteintes aux droits économiques, sociaux et culturels susceptibles de se produire dans le contexte des activités des entreprises. Ils sont donc tenus d’adopter des mesures législatives, administratives, éducatives, et les autres mesures voulues, en vue d’assurer une protection efficace contre les violations des droits énoncés dans le Pacte liées aux activités des entreprises et de permettre aux victimes dont les droits ont été bafoués par des entreprises d’accéder à des recours utiles.

15.Les États parties devraient examiner la possibilité d’imposer des sanctions et des peines de nature pénale ou administrative, selon qu’il convient, lorsque les activités des entreprises donnent lieu à la violation de droits consacrés par le Pacte ou lorsque les entreprises, faute d’avoir fait preuve de la diligence raisonnable pour atténuer les risques de violations, ont permis que celles-ci se produisent ; de permettre aux victimes de violations commises par des entreprises d’en poursuivre les auteurs au civil et de disposer contre eux d’autres voies de recours utiles pour obtenir réparation, en particulier en réduisant les coûts de telles actions pour les victimes et en autorisant certaines formes d’actions en réparation collectives ; de révoquer les permis d’exploitation des entreprises ayant enfreint ces droits et de supprimer les subventions dont elles bénéficient, s’il y a lieu et dans la mesure nécessaire ; et de réviser les codes des impôts, les marchés publics, les crédits à l’exportation et autres formes d’aides, de privilèges et d’avantages accordés par l’État, pour que les entreprises ne puissent en bénéficier en cas d’atteinte aux droits de l’homme, en faisant ainsi concorder les mesures d’incitation avec les responsabilités dans ce domaine. Les États parties devraient réexaminer régulièrement leur législation pour s’assurer qu’elle est adaptée et recenser les lacunes en matière de conformité et d’information, ainsi que les nouveaux problèmes qui se posent, afin d’y remédier.

16.De l’obligation de protéger découle un devoir positif d’adopter un cadre juridique imposant aux entreprises d’exercer une diligence raisonnable en matière de droits de l’homme afin de détecter les risques de violation des droits garantis par le Pacte, de prévenir et d’atténuer ces risques, de faire en sorte que lesdits droits ne soient pas bafoués et de rendre compte des incidences négatives que leurs décisions et leurs opérations, ou que les décisions et opérations des entités qu’elles contrôlent, peuvent avoir sur l’exercice des droits garantis par le Pacte ou auxquelles elles peuvent contribuer. Les États devraient adopter des mesures visant à imposer l’observation d’une diligence raisonnable pour prévenir la violation des droits garantis par le Pacte dans la chaîne d’approvisionnement des entreprises, mais aussi par leurs sous-traitants, fournisseurs, franchisés ou autres partenaires.

17.Les États parties devraient, le cas échéant, veiller à ce qu’il soit tenu compte des incidences que revêtent les activités des entreprises sur les peuples autochtones (notamment, leurs incidences négatives réelles ou potentielles sur les droits de ces peuples à la terre, aux ressources, au territoire, au patrimoine culturel, aux savoirs et aux cultures traditionnels) dans les études de l’impact des activités en question sur les droits de l’homme. Dans le cadre de l’exercice d’une diligence raisonnable en matière de droits de l’homme, il incombe aux entreprises, avant d’entreprendre leurs activités, de consulter les peuples autochtones concernés et de coopérer de bonne foi avec eux, par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, afin d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause. Ces consultations devraient permettre d’identifier les effets potentiellement négatifs des activités projetées et de déterminer les mesures à prendre pour les atténuer et les réparer. Elles devraient aussi conduire à l’élaboration de mécanismes de partage des avantages tirés de ces activités, car les entreprises sont liées par l’obligation de respecter les droits des peuples autochtones en mettant en place des mécanismes qui garantissent que les intéressés participent aux avantages découlant des activités qui sont réalisées sur leurs territoires traditionnels.

18.Les États enfreindraient l’obligation qui leur incombe de protéger les droits consacrés par le Pacte si, par exemple, ils n’empêchaient pas les entreprises d’adopter des comportements violant ces droits ou qui auraient manifestement pour effet d’entraîner une telle violation, ou s’ils ne luttaient pas contre ces comportements, par exemple s’ils abaissaient les critères d’approbation de nouveaux médicaments, s’ils omettaient de faire figurer dans les marchés publics des exigences concernant les aménagements raisonnables destinés aux personnes handicapées, s’ils accordaient des autorisations de prospection et d’exploitation des ressources naturelles sans tenir dûment compte des incidences potentiellement néfastes de ces activités sur l’exercice par les individus et les communautés des droits qui leur sont garantis par le Pacte, s’ils exemptaient certains projets ou certaines zones géographiques de l’application de lois visant à protéger les droits énoncés dans le Pacte ou s’ils n’encadraient pas le marché immobilier et les activités des acteurs financiers sur ce marché afin de garantir à chacun l’accès à un logement abordable et convenable. De telles violations sont favorisées lorsqu’il n’existe pas suffisamment de garanties pour lutter contre la corruption des fonctionnaires ou la corruption dans le secteur privé, ou lorsqu’en raison de la corruption des juges, les victimes de violations des droits de l’homme sont privées d’accès à des recours.

19.L’obligation de protéger appelle parfois une réglementation et une intervention directes. Les États parties devraient envisager l’adoption de mesures visant à restreindre les activités de commercialisation et de publicité pour certains biens et services afin de protéger la santé publique, comme pour les produits du tabac, conformément à la Convention-cadre pour la lutte antitabac, et pour les substituts du lait maternel, conformément au Code international de commercialisation des substituts du lait maternel de 1981 et aux résolutions ultérieures de l’Assemblée mondiale de la Santé ; combattre la conception stéréotypée du rôle des hommes et des femmes et la discrimination sexiste ; exercer un contrôle des loyers sur le marché immobilier privé pour protéger le droit de chacun à un logement décent ; instaurer un salaire minimum décent et équitable ; réglementer d’autres activités des entreprises touchant aux droits garantis par le Pacte à l’éducation, au travail et à la santé procréative, de façon à lutter efficacement contre la discrimination fondée sur le sexe ; et éliminer progressivement les formes d’emploi informelles ou « hors normes » (c’est-à-dire précaires), qui ont souvent pour effet de priver les travailleurs concernés de la protection du droit du travail et de la sécurité sociale.

20.La corruption constitue l’un des obstacles principaux à la promotion et à la protection effectives des droits de l’homme, notamment s’agissant des activités des entreprises . Elle sape en outre la capacité des États de mobiliser des ressources pour la fourniture de services essentiels à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels. Elle donne lieu à des discriminations en matière d’accès aux services publics, en faveur de ceux qui sont en mesure d’exercer une influence sur les autorités, y compris en offrant des pots-de-vin ou en recourant à des pressions politiques. Dès lors, les lanceurs d’alerte devraient être protégés et des mécanismes spécialisés dans la lutte contre la corruption mis en place, en veillant à ce que l’indépendance de ces derniers soit garantie et à ce que des ressources suffisantes leur soient allouées.

21.Le poids et le rôle croissants des acteurs privés dans des domaines qui relevaient auparavant du secteur public, comme la santé et l’éducation, posent aux États parties de nouvelles difficultés en ce qui concerne le respect de leurs obligations au titre du Pacte. La privatisation n’est pas en elle-même interdite par le Pacte, même dans des domaines comme la fourniture d’eau ou d’électricité, l’éducation ou la santé, dans lesquels le rôle du secteur public est traditionnellement important. Les prestataires privés doivent toutefois être soumis à une réglementation stricte qui leur impose des « obligations de service public » : à savoir pour la fourniture d’eau ou d’électricité, notamment l’universalité de la couverture et la continuité du service, une politique de tarification, des critères de qualité et la participation des usagers. De même, interdiction devrait être faite aux prestataires de soins de santé de refuser l’accès à des services, des traitements ou des informations abordables et adéquates. Ainsi, lorsque les professionnels de santé sont autorisés à invoquer l’objection de conscience pour refuser certains services de santé sexuelle et procréative, notamment l’avortement, ils doivent adresser les intéressées à un autre professionnel exerçant dans un rayon géographique raisonnable et disposé à assurer ces services.

22.Le Comité s’inquiète particulièrement de ce que les biens et services nécessaires à l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels de base risquent de devenir moins abordables s’ils sont fournis par le secteur privé, ou de ce que leur qualité soit sacrifiée à la maximisation des bénéfices. La fourniture par des acteurs privés de biens et de services essentiels pour l’exercice des droits garantis par le Pacte ne devrait pas conduire à ce que cet exercice soit subordonné à la capacité des intéressés de payer, ce qui créerait de nouvelles formes de ségrégation socioéconomique. La privatisation de l’éducation illustre ce risque lorsque l’existence d’institutions éducatives privées mène à ce que l’éducation de qualité devienne un privilège abordable aux seules couches les plus aisées de la société, ou que ces institutions sont insuffisamment réglementées et offrent un type d’éducation qui ne satisfait pas aux normes éducatives minimales, tout en fournissant aux États parties une excuse commode pour se défausser de leurs propres obligations concernant la mise en œuvre du droit à l’éducation. La privatisation ne devrait pas non plus entraîner l’exclusion de certains groupes traditionnellement marginalisés, comme les personnes handicapées. Les États parties restent donc à tout moment débiteurs de l’obligation de réglementer les activités des acteurs privés pour s’assurer que les services qu’ils fournissent sont accessibles à tous, satisfaisants, régulièrement évalués au regard de l’évolution des besoins du publics et adaptés à ces besoins. Étant donné que la privatisation de la fourniture des biens et des services essentiels pour la jouissance des droits garantis par le Pacte peut aboutir à une absence de responsabilisation, il importe que des mesures soient adoptées pour garantir aux particuliers le droit de prendre part à l’évaluation de l’adéquation des biens et services fournis.

3.Obligation de mettre en œuvre

23.L’obligation de mettre en œuvre impose aux États parties de prendre, dans la limite des ressources dont ils disposent, les mesures nécessaires pour faciliter et promouvoir l’exercice des droits consacrés par le Pacte et, dans certains cas, pour assurer directement la fourniture de biens et de services essentiels pour la jouissance de ces droits. Pour s’acquitter de ces obligations, les États doivent mobiliser des ressources, notamment en appliquant des régimes fiscaux progressifs aux entreprises. Ils peuvent aussi devoir solliciter la coopération et le soutien de ces dernières pour mettre en œuvre les droits consacrés par le Pacte et assurer le respect d’autres normes et principes relatifs aux droits de l’homme.

24.Cette obligation suppose aussi d’orienter les efforts des entreprises vers la réalisation des droits énoncés dans le Pacte. En élaborant, par exemple, un cadre pour les droits de propriété intellectuelle qui soit conforme à la Déclaration universelle des droits de l’homme et au droit de bénéficier du progrès scientifique prévu à l’article 15 du Pacte, les États parties devraient faire en sorte que ces droits ne conduisent pas à refuser ou restreindre l’accès de chacun aux médicaments essentiels nécessaires pour jouir du droit à la santé ou aux ressources productives, comme les semences, auxquelles l’accès est crucial pour l’exercice du droit à l’alimentation et des droits des exploitants agricoles. Les États parties devraient en outre reconnaître et protéger le droit des peuples autochtones de contrôler la propriété intellectuelle sur leur patrimoine culturel, leurs savoirs traditionnels et leurs expressions culturelles traditionnelles. Lorsqu’ils encouragent les activités de recherche-développement pour la mise au point de nouveaux produits et services, les États parties devraient viser la réalisation des droits consacrés par le Pacte en apportant, par exemple, leur soutien à la mise au point de biens, services, équipements et installations de conception universelle pour promouvoir l’intégration des personnes handicapées.

C.Obligations extraterritoriales

25.Les trente dernières années ont été marquées par une nette augmentation des activités des sociétés transnationales, une hausse des investissements et des flux commerciaux entre les pays et l’apparition de chaînes de valeur mondiales. En outre, les grands projets de développement ont de plus en plus eu recours à l’investissement privé, souvent dans le cadre de partenariats entre des organismes publics et des investisseurs privés étrangers. Ces faits nouveaux donnent une importance particulière à la question des obligations extraterritoriales qui incombent aux États dans le domaine des droits de l’homme.

26.Dans sa déclaration sur les obligations des États parties concernant le secteur des entreprises et les droits économiques, sociaux et culturels (2011), le Comité a réaffirmé que les obligations des États parties au titre du Pacte ne s’arrêtaient pas aux limites du territoire national. Les États parties étaient tenus de prendre les mesures nécessaires pour empêcher que des violations des droits de l’homme ne soient commises à l’étranger par des entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou relevant de leur juridiction (c’est-à-dire des entreprises constituées en vertu de leur législation ou dont le siège statutaire, l’administration centrale ou le principal lieu d’activité se situent sur leur territoire), sans porter atteinte à la souveraineté des États hôtes ni diminuer les obligations de ceux-ci au titre du Pacte. Le Comité a aussi traité des obligations extraterritoriales spécifiques des États parties en ce qui concerne les activités des entreprises, dans ses précédentes observations générales relatives au droit à l’eau, au droit au travail, au droit à la sécurité sociale et au droit à des conditions de travail justes et favorables, ainsi que dans le cadre de l’examen des rapports périodiques desdits États.

27.Ces obligations extraterritoriales des États parties au titre du Pacte découlent du fait que les prescriptions de cet instrument sont formulées sans aucune restriction relative au territoire ou à la juridiction. L’article 14 dispose bien que tout État doit assurer le caractère obligatoire et la gratuité de l’éducation primaire « dans sa métropole ou dans les territoires placés sous sa juridiction », mais cette mention est absente des autres dispositions du Pacte. De plus, le paragraphe 1 de l’article 2 présente l’assistance et la coopération internationales comme des moyens d’assurer le plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels. Il serait donc contradictoire de laisser un État ne rien faire lorsqu’un acteur domicilié sur son territoire et/ou relevant de sa juridiction, c’est-à-dire placé sous son contrôle ou sous son autorité, a porté atteinte aux droits d’autres personnes dans d’autres États, ou lorsque le comportement de cet acteur est susceptible de causer un préjudice prévisible. De fait, les États Membres de l’Organisation des Nations Unies se sont engagés à « agir, tant conjointement que séparément, en coopération avec l’Organisation » en vue d’atteindre les buts énoncés à l’Article 55 de la Charte, parmi lesquels figure le « respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion ». Cet engagement, formulé en l’absence de toute limitation territoriale, devrait être pris en considération lorsqu’il est débattu de la portée des obligations des États au titre des instruments relatifs aux droits de l’homme. Également en accord avec la Charte, la Cour internationale de Justice a reconnu la portée extraterritoriale des instruments fondamentaux relatifs aux droits de l’homme, compte tenu de leur objet et de leur but, des travaux ayant abouti à leur élaboration et de l’absence de dispositions relatives à des limites territoriales dans leur texte. Le droit international coutumier interdit en outre à tout État de permettre que son territoire soit utilisé de manière à causer des préjudices sur le territoire d’un autre État, prescription qui a pris une importance particulière dans le droit international de l’environnement. Le Conseil des droits de l’homme a confirmé que cette interdiction s’étendait au droit des droits de l’homme, lorsqu’il a adopté les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, dans sa résolution 21/11.

28.Des obligations extraterritoriales naissent lorsqu’un État partie est susceptible d’exercer une influence sur des événements qui se déroulent en dehors de son territoire, dans les limites imposées par le droit international, en contrôlant les activités des entreprises domiciliées sur son territoire et/ou relevant de sa juridiction, et, de ce fait, peut contribuer au plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels en dehors de son territoire national. À cet égard, le Comité prend aussi note de l’observation générale no16 (2013) du Comité des droits de l’enfant, sur les obligations des États concernant les incidences du secteur des entreprises sur les droits de l’enfant, ainsi que des positions adoptées par d’autres organes conventionnels des droits de l’homme.

1.Obligation extraterritoriale de respecter

29.L’obligation extraterritoriale de respecter les droits exige des États parties qu’ils s’abstiennent d’interférer directement ou indirectement sur l’exercice des droits consacrés par le Pacte par des personnes ne se trouvant pas sur son territoire. Au titre de cette obligation, les États parties doivent veiller à ne pas empêcher un autre État de se conformer aux obligations qui lui incombent en vertu du Pacte. Cet aspect est particulièrement important dans le cadre de la négociation et de la conclusion d’accords de commerce et d’investissement ou de conventions financières et fiscales, ainsi que de la coopération judiciaire.

2.Obligation extraterritoriale de protéger

30.L’obligation extraterritoriale de protéger exige des États parties qu’ils prennent des mesures pour prévenir et réparer les violations des droits consacrés par le Pacte qui surviennent en dehors de leur territoire du fait des activités d’entreprises sur lesquelles ils peuvent exercer un contrôle, en particulier, lorsque les moyens de recours dont disposent les victimes devant les tribunaux de l’État où le dommage est occasionné sont inaccessibles ou inefficaces.

31.Cette obligation s’étend à toute entreprise sur laquelle les États parties peuvent exercer une influence, conformément à la Charte des Nations Unies et au droit international applicable. Compte tenu du champ de compétence admissible en vertu du droit international général, les États peuvent s’employer à réglementer les entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou relevant de leur juridiction, c’est-à-dire les entreprises qui sont constituées selon leur législation ou dont le siège statutaire, l’administration centrale ou le principal lieu d’activité se situent sur leur territoire national. Les États parties peuvent non seulement imposer directement des obligations mais aussi avoir recours à des mesures d’incitation − par exemple, prévoir des conditions d’attribution des marchés publics qui favorisent les entreprises ayant mis en place des mécanismes solides et efficaces de diligence raisonnable dans le domaine des droits de l’homme, dans le but de contribuer à la protection des droits économiques, sociaux et culturels, sur le territoire national et à l’étranger.

32.Alors que, en règle générale, ils ne sont pas tenus directement responsables au niveau international d’une violation des droits économiques, sociaux et culturels résultant du comportement d’une entreprise privée (sauf dans les trois cas rappelés au paragraphe 11 de la présente observation générale), les États parties seront considérés comme manquant à leurs obligations en vertu du Pacte s’il s’avère qu’ils n’ont pas pris des mesures raisonnables pour empêcher cette violation. En pareilles circonstances, la responsabilité de l’État peut être engagée, même si d’autres facteurs ont concouru à la violation et même si l’État n’avait pas prévu qu’une violation serait commise, pour autant que celle-ci fût raisonnablement prévisible. Par exemple, compte tenu des risques bien établis associés aux activités extractives, un devoir de précaution particulier s’impose à l’égard des projets miniers et des projets d’exploitation pétrolière.

33.Dans l’exercice de leur obligation de protéger, les États parties devraient aussi demander aux entreprises de faire tout leur possible pour que les entités dont elles peuvent influencer la conduite, telles que leurs filiales (y compris toutes les entreprises dans lesquelles elles ont investi, que celles-ci soient enregistrées selon les lois de l’État partie ou d’un autre État) ou leurs partenaires commerciaux (y compris les fournisseurs, les détenteurs de franchises et les sous-traitants), respectent les droits consacrés par le Pacte. Les entreprises domiciliées sur le territoire et/ou relevant de la juridiction d’États parties devraient être tenues d’agir avec la diligence voulue pour recenser, prévenir et faire cesser les violations des droits consacrés par le Pacte commises en tout lieu par leurs filiales et leurs partenaires commerciaux. Le Comité souligne que, bien que ces obligations de diligence aient bel et bien des effets sur les situations survenant en dehors des territoires nationaux des États parties, puisqu’elles imposent de prévenir ou de faire cesser les violations potentielles des droits consacrés par le Pacte dans les chaînes de valeur mondiales ou dans les entreprises multinationales, elles ne supposent pas pour autant que les États en question exercent leur compétence extraterritoriale. Des procédures appropriées de suivi et de responsabilisation doivent être mises en place pour garantir l’efficacité de la prévention et de l’application. Ces procédures pourront notamment consister à imposer aux entreprises de faire connaître les politiques et les procédures qu’elles appliquent pour assurer le respect des droits de l’homme et à prévoir des moyens efficaces de responsabilisation et de réparation en cas de violation des droits consacrés par le Pacte.

34.Dans les affaires transnationales, l’effectivité de la responsabilisation et de l’accès à des voies de recours nécessite une coopération internationale. À cet égard, le Comité se réfère à la recommandation faite dans le rapport sur la responsabilisation des entreprises et l’accès à des voies de recours pour les victimes de violations des droits de l’homme liées aux activités des entreprises, établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme à la demande du Conseil des droits de l’homme, selon laquelle les États devraient « prendre des mesures, à l’aide des directives » (jointes en annexe au rapport) « afin d’améliorer l’efficacité de la coopération transfrontière entre les institutions de l’État et les organes judiciaires, en ce qui concerne la mise en œuvre, en droit public et privé, des régimes juridiques nationaux ». Il serait bon de promouvoir la communication directe à des fins d’assistance mutuelle entre les organes chargés de faire respecter la loi, de manière à accélérer la procédure, notamment en cas de poursuites pénales.

35.L’amélioration de la coopération internationale permettrait de réduire les risques de conflits négatifs ou positifs de compétence, qui peuvent créer une incertitude juridique et amener les justiciables à rechercher le tribunal qui leur soit le plus favorable, ou empêcher les victimes d’obtenir réparation. À cet égard, le Comité se félicite de tout effort en vue de l’adoption d’instruments internationaux qui pourraient renforcer l’obligation faite aux États de coopérer dans le but d’améliorer la responsabilisation et l’accès à des voies de recours pour les victimes de violations transnationales des droits consacrés par le Pacte. Il sera possible de s’inspirer d’instruments tels que la Convention du travail maritime, adoptée en 2006 par l’Organisation internationale du Travail (OIT) et en vigueur depuis 2013, qui établit un système de lois nationales harmonisées et prévoit des inspections, à la fois par les États du pavillon et les États du port, en cas de plaintes déposées par des gens de mer à bord des navires, lorsque les navires entrent dans un port étranger ; ou la Convention (no189) sur les travailleuses et travailleurs domestiques, 2011, et la Recommandation (no201) sur les travailleuses et travailleurs domestiques, 2011, qui émanent également de l’OIT.

3.Obligation extraterritoriale de mettre en œuvre

36.Le paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte suppose de la part des États parties un engagement collectif, notamment dans le cadre de la coopération internationale, pour contribuer à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels en dehors du territoire national.

37.Conformément à l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’obligation de mettre en œuvre exige des États parties qu’ils contribuent à créer un environnement international propice à l’exercice effectif des droits garantis par le Pacte. Il incombe aux États parties d’aménager leurs lois et leurs politiques, y compris les mesures relatives aux relations diplomatiques et aux relations extérieures, pour qu’elles favorisent la mise en place de cet environnement. Les États parties devraient également inciter les entreprises relevant de leur sphère d’influence à s’abstenir de saper les efforts des États parties dans lesquels elles exercent leurs activités en vue de la pleine réalisation des droits consacrés par le Pacte − par exemple, en recourant à des stratégies d’évitement de l’impôt dans les pays concernés. Face aux pratiques fiscales répréhensibles des sociétés transnationales, les États devraient lutter contre les pratiques des prix de transfert, renforcer la coopération fiscale internationale et envisager la possibilité que les groupes multinationaux soient considérés comme une seule et même entité fiscale et que les pays développés appliquent un taux d’imposition plancher aux bénéfices des sociétés pendant une période de transition. L’abaissement des taux de l’impôt sur les bénéfices des sociétés dans le seul but d’attirer les investisseurs favorise un nivellement par le bas, qui finit par entamer la capacité de tous les États de mobiliser des ressources intérieures pour la réalisation des droits consacrés par le Pacte. Par nature, cette pratique est en contradiction avec les obligations des États parties au titre du Pacte. Lorsque le secret bancaire est protégé à l’excès et que l’impôt sur les entreprises est régi par des règles permissives, il arrive que les États dans lesquels les activités économiques ont lieu soient moins à même de satisfaire à leur obligation de mobiliser le maximum de leurs ressources disponibles en vue d’assurer le plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels.

IV.Recours

38.Dans l’exercice de leur obligation de protéger, les États parties devraient à la fois créer des cadres réglementaires et directifs appropriés, et les faire appliquer. Il faut donc que des mécanismes efficaces de suivi, d’enquête et de responsabilisation soient en place pour garantir l’établissement des responsabilités et l’accès à des voies de recours, de préférence judiciaires, pour les personnes qui ont subi une violation de leurs droits au titre du Pacte dans le contexte des activités des entreprises. Les États parties devraient informer les individus et les groupes de leurs droits au titre du Pacte et des voies de recours dont ils disposent en cas de violation du fait des activités des entreprises, en veillant tout particulièrement à ce que des informations et des conseils, y compris des études de l’impact sur les droits de l’homme, soient accessibles aux peuples autochtones. Ils devraient aussi fournir aux entreprises les informations, la formation et le soutien voulus afin qu’elles connaissent les obligations des États au titre du Pacte.

A.Principes généraux

39.Les États parties doivent prévoir des moyens de réparation appropriés pour les individus ou groupes lésés et faire en sorte que les entreprises répondent de leurs actes. Cela devrait se traduire, de préférence, par la garantie d’accéder à des organes judiciaires indépendants et impartiaux : le Comité a souligné que « les autres moyens utilisés [pour garantir l’établissement des responsabilités] risqu[aient] d’être inopérants s’ils [n’étaient] pas renforcés ou complétés par des recours juridictionnels ».

40.Les directives concernant les voies de recours pour les victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire donnent de précieuses indications sur les obligations des États qui découlent de l’obligation générale d’accorder l’accès à des voies de recours utiles. En particulier, il incombe aux États de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les violations des droits ; lorsque ces mesures préventives n’ont pas atteint leur but, d’enquêter de manière exhaustive sur les violations et de prendre les mesures voulues contre les personnes qui en seraient responsables ; d’assurer aux victimes un accès effectif à la justice, quelle que soit, en définitive, la partie responsable de la violation ; et d’offrir aux victimes des recours utiles, y compris la réparation.

41.Aux fins de la pleine réalisation des droits consacrés par le Pacte, il est impératif que des voies de recours soient disponibles et qu’elles soient efficaces et rapides. Cela suppose que les victimes qui cherchent à obtenir réparation doivent avoir accès sans délai à une autorité publique indépendante, qui doit pouvoir déterminer si une violation a eu lieu et ordonner qu’il y soit mis fin et que le préjudice subi soit réparé. La réparation peut se faire par restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction ou garantie de non-répétition, et doit prendre en considération les vues des personnes lésées. En vue de garantir la non‑répétition des faits, un recours utile pourra donner lieu à une amélioration des lois et des mesures qui n’ont pas permis de prévenir les violations.

42.Par leur manière de s’organiser en groupes, les entreprises se soustraient régulièrement à leurs responsabilités, en se retranchant derrière ce que l’on appelle l’« écran social » ; autrement dit, la société mère fait son possible pour ne pas avoir à répondre des actes de ses filiales, même si elle aurait pu influer sur le comportement de celles-ci. D’autres obstacles se posent à l’accès effectif à des voies de recours pour les victimes de violations des droits de l’homme dues aux activités des entreprises, notamment la difficulté d’accéder aux renseignements et aux éléments de preuve qui leur permettront d’étayer leur plainte, car bon nombre d’entre eux sont souvent entre les mains de l’entreprise défenderesse ; l’impossibilité de recourir à des mécanismes de réparation collective, lorsque les violations ont un caractère étendu et diffus ; et l’absence d’aide juridictionnelle et d’autres accords de financement qui rendraient la procédure de plainte financièrement viable.

43.Les victimes de violations commises par des sociétés transnationales se heurtent à des obstacles particuliers pour accéder à des recours utiles. Outre la difficulté d’apporter la preuve du préjudice subi ou d’établir le lien de causalité entre le comportement de l’entreprise défenderesse, située dans une juridiction, et la violation qui a ensuite eu lieu dans une autre juridiction, la procédure de contentieux transnational est souvent chronophage et d’un coût prohibitif ; de plus, en l’absence de mécanismes solides d’entraide judiciaire, le recueil d’éléments probants et l’exécution, dans un État, de décisions rendues dans un autre État, posent des problèmes particuliers. Dans certaines juridictions, la doctrine du forum non conveniens, selon laquelle un tribunal est en droit de décliner compétence si les victimes ont la possibilité de saisir une autre instance, est susceptible d’empêcher les victimes résidant dans un État à chercher réparation devant les tribunaux de l’État dans lequel l’entreprise défenderesse est domiciliée. La pratique montre que, en application de cette doctrine, des plaintes sont souvent renvoyées vers une autre juridiction, sans que les victimes aient nécessairement la garantie d’accéder à des recours utiles dans cette autre juridiction.

44.Les États parties sont tenus de prendre les mesures nécessaires pour remédier à ces difficultés afin d’empêcher un déni de justice et de garantir le droit à un recours utile et à réparation. Autrement dit, ils doivent lever les obstacles de fond, de procédure et d’ordre pratique qui limitent l’accès aux recours, y compris en instaurant des régimes de responsabilité à l’intention de la société mère ou du groupe, en proposant une aide juridictionnelle et d’autres dispositifs de financement aux plaignants, en permettant des procédures d’utilité publique et des actions de groupe dans le domaine des droits de l’homme, en facilitant l’accès aux informations pertinentes et le recueil d’éléments de preuve à l’étranger, y compris de témoignages, et en autorisant la présentation de ces éléments de preuve dans le cadre des procédures judiciaires. Dans les décisions judiciaires faisant intervenir des considérations de forum non conveniens, une très grande attention devrait être portée à la mesure dans laquelle l’accès à un recours utile est possible et réaliste dans la juridiction de substitution. Lorsqu’elles cherchent à dissuader des individus ou des groupes d’exercer des recours, les entreprises ne devraient pas engager des procédures judiciaires − par exemple, pour atteinte présumée à leur réputation − de manière abusive, au point de décourager l’exercice légitime de ces recours.

45.Les États parties devraient faciliter l’accès aux informations pertinentes par la mise en place d’obligations légales de divulgation et par l’introduction de règles de procédure qui permettent aux victimes d’obtenir la communication des éléments de preuve détenus par la partie défenderesse. Il pourra être justifié de déplacer la charge de la preuve lorsque les faits et les événements à prendre en considération pour donner suite à une plainte relèvent, complètement ou en partie, de la connaissance exclusive de l’entreprise défenderesse. Les conditions dans lesquelles la protection des secrets commerciaux et d’autres motifs de refus de divulgation peuvent être invoqués devraient être strictement définies, sans remettre en question le droit de toutes les parties à un procès équitable. De plus, les États parties et leurs organes judiciaires et répressifs sont tenus de coopérer entre eux afin de faciliter le partage d’informations, d’accroître la transparence et d’empêcher le déni de justice.

46.Les États parties devraient veiller à ce que les peuples autochtones aient accès à des recours effectifs, à la fois judiciaires et non judiciaires, pour toutes les atteintes à leurs droits individuels et collectifs. Ces voies de recours devraient être accessibles aux peuples autochtones et prendre leurs cultures en considération.

47.Le Comité rappelle que tous les pouvoirs et services publics des États parties, y compris les autorités judiciaires et policières, sont liés par les obligations découlant du Pacte. Les États parties devraient veiller à ce que l’appareil judiciaire et, en particulier, les juges et les avocats soient bien informés des obligations découlant du Pacte qui ont trait aux activités des entreprises, et qu’ils puissent exercer leurs fonctions en toute indépendance.

48.Enfin, le Comité appelle l’attention des États parties sur les problèmes rencontrés par les défenseurs des droits de l’homme.Le Comité a eu régulièrement connaissance de menaces et d’attaques visant des personnes qui cherchaient à protéger leurs droits ou les droits d’autrui au titre du Pacte, en particulier, dans le contexte de projets d’activités extractives et d’aménagement. De plus, les dirigeants syndicaux, les chefs des mouvements paysans, les représentants autochtones et les militants anticorruption risquent souvent d’être harcelés. Les États parties devraient prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les défenseurs des droits de l’homme et leur action. Ils devraient s’abstenir d’entraver leurs activités, par l’engagement de poursuites pénales ou d’autres moyens.

B.Types de recours

49.Il convient de faire appel à différents instruments pour garantir que les entreprises qui portent atteinte aux droits consacrés par le Pacte aient à rendre des comptes. Les violations du Pacte les plus graves devraient engager la responsabilité pénale des entreprises et/ou des individus en cause. Il sera peut-être nécessaire d’informer les autorités judiciaires du rôle qui leur incombe dans le respect des droits consacrés par le Pacte. Les victimes de violations devraient avoir accès à des mesures de réparation lorsque les droits au titre du Pacte sont en jeu, et ce, que la responsabilité pénale soit ou non engagée.

50.Les États parties devraient aussi envisager de recourir à des sanctions administratives pour dissuader les entreprises d’adopter un comportement qui donne lieu, ou est susceptible de donner lieu, à des violations des droits consacrés par le Pacte. Par exemple, les États pourraient refuser d’attribuer des marchés publics aux entreprises qui n’ont pas communiqué d’informations sur les répercussions sociales ou environnementales de leurs activités ou qui n’ont pas mis en place des mesures propres à garantir qu’elles agissent avec la diligence voulue pour empêcher ou atténuer tout effet négatif sur les droits consacrés par le Pacte. Dans ces circonstances, l’accès aux crédits à l’exportation et à d’autres formes d’aide publique pourra aussi être refusé ; dans un contexte transnational, les accords d’investissement pourront priver de protection les investisseurs étrangers de l’autre partie qui ont adopté un comportement entraînant une violation des droits consacrés par le Pacte.

1.Recours judiciaires

51.Pour obtenir réparation des violations des droits qu’elles tiennent du Pacte, les victimes doivent souvent porter plainte à titre individuel contre l’État, en s’appuyant soit sur les dispositions du Pacte lui-même, soit sur les dispositions constitutionnelles ou législatives qui incorporent les garanties du Pacte en droit interne. Cependant, lorsque la violation est directement imputable à une entreprise, les victimes devraient pouvoir attaquer ladite entreprise en justice, soit en invoquant directement le Pacte, dans les juridictions où ses dispositions sont directement applicables aux acteurs privés, soit en s’appuyant sur la législation qui incorpore les dispositions du Pacte dans l’ordre juridique interne. À cet égard, les recours civils contribuent grandement à garantir l’accès à la justice aux victimes de violations des droits énoncés dans le Pacte.

52.Pour garantir aux peuples autochtones l’accès effectif à la justice, il se peut que les États parties aient à reconnaître les lois, les traditions et les pratiques coutumières de ces peuples ainsi que le droit de propriété dont ils jouissent sur leurs terres et sur leurs ressources naturelles dans le cadre de procédures judiciaires. Les États parties devraient en outre veiller à la reconnaissance des langues autochtones et/ou à l’emploi d’interprètes dans ces langues dans l’enceinte des tribunaux ainsi qu’à la disponibilité de services juridiques et d’informations sur les voies de recours dans les langues autochtones, et fournir une formation aux fonctionnaires de justice sur l’histoire, les traditions juridiques et les coutumes des peuples autochtones.

2.Recours non judiciaires

53.Même s’ils ne devraient généralement pas être considérés comme un substitut aux mécanismes judiciaires (qui demeurent souvent indispensables pour une protection effective contre certaines violations des droits consacrés par le Pacte), les recours non judiciaires peuvent contribuer à apporter un recours utile aux victimes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés par des acteurs économiques et à garantir que les auteurs de ces violations aient à répondre de leurs actes. Ces mécanismes alternatifs devraient être convenablement coordonnés avec les mécanismes judiciaires disponibles, tant pour ce qui est des sanctions que des mesures d’indemnisation.

54.Les États parties devraient utiliser un large éventail des mécanismes administratifs et quasi judiciaires qui sont déjà nombreux à réglementer et à contrôler les activités des entreprises dans bon nombre d’entre eux, tels que les services d’inspection du travail et les tribunaux des prud’hommes, les organismes de défense des consommateurs et de protection de l’environnement, et les autorités de surveillance financière. Ils devraient réfléchir aux possibilités d’étendre le mandat de ces instances ou de créer de nouveaux organes ayant la capacité de recevoir des plaintes pour violation présumée par des entreprises de certains droits consacrés par le Pacte et de donner suite à ces plaintes, d’enquêter sur les allégations formulées, d’imposer des sanctions, de prévoir et de faire appliquer des mesures de réparation en faveur des victimes. Les institutions nationales des droits de l’homme devraient être incitées à se doter de structures leur permettant de vérifier que les États s’acquittent de leurs obligations relatives aux entreprises et aux droits de l’homme et pourraient être habilitées à recevoir les plaintes de personnes lésées du fait du comportement d’une entreprise.

55.Les mécanismes non judiciaires relevant de l’État devraient protéger efficacement les droits des victimes. Lorsqu’ils sont en place, ces mécanismes de substitution devraient en outre présenter un certain nombre de caractéristiques propres à garantir qu’ils sont fiables et qu’ils peuvent contribuer efficacement à prévenir et à réparer les violations ; ils devraient être accessibles à tous et leurs décisions devraient être exécutoires.

56.Pour les victimes autochtones, les mécanismes non judiciaires devraient être définis en concertation avec les peuples autochtones concernés, par la voie de leurs organes de représentation. Comme dans le cas des recours judiciaires, les États parties devraient s’attaquer aux obstacles, y compris linguistiques, à l’accès des peuples autochtones à ces mécanismes.

57.De plus, des voies de recours non judiciaires devraient aussi être disponibles dans les affaires transnationales. Par exemple, les victimes qui ne se trouvent pas sur le territoire de l’État partie concerné pourraient avoir accès aux institutions nationales des droits de l’homme ou aux médiateurs de cet État, ainsi qu’aux mécanismes de plainte établis par des organisations internationales, tels que les points de contact nationaux qui agissent selon les Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales, établis par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

V.Mise en œuvre

58.Les États parties doivent s’employer sans relâche à garantir que les entreprises exercent leurs activités dans le respect des dispositions du Pacte. À cette fin, les stratégies ou les plans d’action nationaux qu’ils sont censés adopter pour assurer la pleine réalisation des droits consacrés par le Pacte devraient poser expressément la question du rôle des entreprises dans la mise en œuvre progressive de ces droits.

59.À la suite de l’adoption des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, nombre d’États ou d’organisations régionales ont établi des plans d’action concernant les entreprises et les droits de l’homme. On peut s’en féliciter, surtout si ces plans d’action fixent des objectifs précis et concrets, établissent les responsabilités des différents acteurs et définissent les délais et les moyens nécessaires à leur adoption. Les plans d’action concernant les entreprises et les droits de l’homme devraient tenir compte des principes des droits de l’homme, notamment la participation effective et concrète, la non‑discrimination et l’égalité des sexes, ainsi que des principes de responsabilisation et de transparence. Ils devraient accorder la même importance à toutes les catégories des droits de l’homme, y compris aux droits économiques, sociaux et culturels, et les progrès accomplis dans leur mise en œuvre devraient faire l’objet d’un suivi. En ce qui concerne l’obligation de participer à l’élaboration des plans d’action nationaux, le Comité rappelle le rôle fondamental que les institutions nationales des droits de l’homme et les organisations de la société civile peuvent et devraient jouer pour assurer la pleine réalisation des droits consacrés par le Pacte dans le contexte des activités des entreprises.